
2005
Paru dans la revue Séquences
Les personnages de votre film vivent des rapports interpersonnels engagés selon leur intérêt envers diverses formes artistiques ; le chant et le théâtre sont mis ici à l’avant-plan. Comment cela s’inscrit-il dans votre démarche avec la littérature orale, la collection Voce Umana et votre livre « La parole baroque » ?
J’écris quotidiennement depuis l’âge de 16 ans, mais j’ai toujours conçu la littérature comme la parole incarnée. Pendant les 22 ans où j’essayais de faire du théâtre et d’interpréter des textes littéraires, mon travail était fondé sur ce principe; la poésie que j’écris l’est toujours . La Parole baroque représente une trace de cette activité, et la collection Voce Umana chez Alpha en est un “ vestige ”. Dans Le Pont des Arts les personnages sont engagés dans des formes d’expression artistique: il s’agit de la musique et du théâtre parce que ce sont des milieux que je connais à la suite d’une longue expérience, de même que le milieu universitaire dans lequel se trouve Pascal reflète le souvenir de mes propres études. Mais le propos sur l’art dans le film est général, et si Pascal avait un penchant pour la peinture plutôt que pour la littérature, cela n’aurait rien changé au fond.
Il se trouve que tous les réalisateurs qu’on voit dans la séquence de Nô sont des amis, ou des gens avec qui j’entretiens des rapports mutuels d’estime (une quinzaine d’autres cinéastes ont été invités, mais n’étaient pas disponibles le jour du tournage). D’une manière générale je m’entends bien avec les auteurs (et « autrices ») de cette génération. Contrairement au théâtre, qui me semblait un monde mesquin et étriqué, je trouve dans le cinéma une ambiance fraternelle et généreuse qui me réjouit.
L’Innommable représente avant tout une perversion de l’art par sa transformation en lieu de pouvoir, mais l’instrument utilisé est effectivement la référence à un bon goût éternel qui serait le secret mythique de l’art français, et l’Innommable, en tant qu’étranger, flatte le détenteur du pouvoir en caressant leurs poils, si j’ose dire, dans ce sens.
L’ogre et l’Innommable sont avant tout des monstres, des êtres devenus des sources du Mal. Le Mal est une composante essentielle du monde, et qui m’intéresse beaucoup, mais d’une manière qui n’est pas très courante, ni sans doute très à la mode. La conception néo-soixanthuitarde est que le Mal n’existe pas, et les effets mauvais qu’on peut observer sont simplement le résultat d’entraves à liberté, qui sont toujours le fait du voisin (un bourgeois soixantehuitard voit toujours la source des problèmes chez le bourgeois “ réactionnaire ”). La conception puritaine repose sur l’existence d’un agent universel, le Diable, qui prend des formes diverses, mais qui est toujours à l’origine du Mal. Mon idée personnelle est que le monde vivant est composé d’énergies diverses, et que selon leur utilisation elles donnent naissance au Bien ou au Mal, qui ne sont donc jamais très loin l’un de l’autre, et qui sont peut-être même inséparables. Prenons la sexualité, par exemple. Pour les soixantehuitards elle est un bien, même le Bien suprême. Pour les puritains c’est le Mal. Pour moi c’est une énergie essentielle sans valeur morale propre. C’est la source de la vie, et maîtrisé spirituellement, c’est la source de l’amour et de la connaissance mystique. Mais c’est également la source d’une grande partie des maux que les hommes s’infligent les uns aux autres. L’ogre et l’Innommable, pour revenir à votre question, sont deux exemples de forces essentielles transformées en êtres négatifs agissants, mais dans mon univers intérieur et artistique, les personnages où dominent l’amour ne peuvent exister qu’en opposition aux monstres.
Ce n’est pas mon intention, et ce n’est pas la réaction des spectateurs qui sont touchés par mes films. Je recherche la sensation pure, et l’émotion pure, qu’on ne peut atteindre, à mon avis, qu’à travers un langage artistique spécifique, ce qu’on appelait autrefois, en peinture, une “ manière ”. Rien n’est aussi faux, et aussi ennuyeux, que l’hystérie et les moues des comédiens formés au Studio des Acteurs. Pour cette raison je ne vais jamais plus au théâtre. Au cinéma on peut trouver la vérité d’une réalité cachée, et quand cela arrive personnellement je suis bouleversé. Dans le cinéma du passé, les deux plus grands maîtres, de ce point de vue, sont pour moi Bresson et Ozu. Je ne peux voir un de leurs films, même ceux que je connais par cœur, sans pleurer à certains moments. Par ailleurs, je ne sens pas de ruptures d’une scène à une autre parce qu’elles sont sur des tons différents. Dans Hamlet, après l’annonce par la Reine du suicide d’Ophélie, on passe à la scène où les deux fossoyeurs (des “ clowns ” dans le langage de Shakespeare) font des calembours et des plaisanteries de mauvais goût…
Stylistiquement, oui. Je garde ma “ manière ”, même si elle évolue forcément d’un film à un autre. Comme tous mes projets surgissent de la même source, il y aura forcément une continuité. Mais on peut les trouver différents par les sujets. J’ai deux projets de longs-métrages en cours: Les champs muets, qui ont comme fond la culture et l’histoire basques, et La vie est un songe, inspiré de la pièce de Calderon. J’ai aussi une commande pour un mini-film qui s’inscrira dans une série de courtes fictions ayant comme contrainte d’intégrer d’une manière ou d’une autre une œuvre d’art contemporain choisi par l’auteur.
© 2007 Charles-Stéphane Roy