mercredi 18 juillet 2007

Critique "John & Jane"

John & Jane
de Ashim Ahluwalia
2006

Paru dans la revue Séquences


De quoi sont faits les rêves
américains ?


Consacrer un documentaire aux centres d’appels, ces cellules de première ligne téléphonique où on s’affaire à répondre à vos questions, enregistrer vos plaintes, assurer un service après-vente ou vous faire acheter des assurances ou des régimes minceur, n’est pas sexy en soi. Assis au bas de la pyramide commerciale, les employés doivent accuser les insultes et les refus avec calme et sourire avant de passer à l’appel suivant. Le centre d’appel observé dans John & Jane est situé à Bombay, en Inde, et son personnel parle avec des citoyens de tous les recoins inimaginables des États-Unis. Pour débloquer leur accent hindi et profiler leur horizon sur celui de l’Américain moyen, les téléphonistes suivent des stages d’immersion culturelle pour se familiariser avec les valeurs véhiculées par l’Oncle Sam et le grand rêve américain.


La caméra d’Ashim Ahluwalia a capté le quotidien de six de ces agents de liaison, qui ont dû adopter des noms tels que Naomi, Nikki et Osmond pour rassurer et inciter les inconnus sur la ligne à délier leur bourse. Décalage horaire oblige, les employés doivent travailler de nuit afin de pouvoir solliciter durant le jour leur clientèle nord-américaine. En plus de leur inculquer les règles d’usage en matière de bienséance et de persuasion, ces travailleurs reçoivent une formation linguistique, bien qu’ils parlent tous couramment l’anglais, afin de parfaire leur langage selon leur région assignée, plus nasillarde dans les États du Sud, plus sophistiquée pour les clients de la Côte Ouest et plus directe dans les environs de New York.


On s’aperçoit rapidement que les cours de ventes à distance sont devenus spécialisés au point de modifier l’approche adoptée pour un client métropolitain ou d’arrière-pays, vivant seul ou en milieu familial, pauvre ou riche, jeune ou âgé. Sinon, il restera toujours l’argument concurrentiel, l’ultime élément de persuasion : « Ne voulez-vous pas réaliser des économies sur votre service actuel ? »


Un téléphoniste, fier de sa jeune vingtaine, voit mal comment il pourrait concilier son désir d’affirmation, qu’il canalise dans des chorégraphies dance avec ses compagnons, avec la discrétion de son travail. Un autre dévore les livres sur l’entrepreneurship et la fortune, éveillé par le credo capitaliste derrière sa contribution au centre. Une femme a trouvé dans les groupes catholiques de prière les ressources pour nourrir sa personnalité empathique et considère son travail comme un moyen d’aider les gens.


Quelques consoles plus loin, un téléphoniste est attristé depuis que sa conjointe, une ancienne collègue de bureau, a été mutée dans un autre centre d’appel ; en raison d’heures de travail incompatibles, les amoureux n’arrivent qu’à se voir sur l’heure du souper… dans un MacDonald’s. La dernière participante observée a poussé l’intégration au point où il est difficile de deviner ses origines indiennes : devenue blonde, maquillée pour occidentaliser ses traits, la jeune femme va jusqu’à se présenter à ses compatriotes comme une exilée américaine et ne répond plus que par le prénom yankee qu’on lui a assigné au boulot…


Fort d’un sujet aussi surréaliste, Ahluwalia met en scène ses participants comme des acteurs, au naturel une fois retranchés dans leurs minuscules quartiers (leur loge) lors d’entrevues proches du making-of, et in-character au travail. Ça sent le dédoublement de personnalité, mais curieusement, les participants entretiennent au contraire dans leur personnage professionnel l’image qu’ils souhaitent pouvoir emprunter définitivement une fois passé de l’autre côté de la réussite. John et Jane (Doe), noms donnés autrefois aux dépouilles non-identifiées de soldats américains, sont devenus les nouveaux Adam et Ève d’un lointain paradis à conquérir.


Plus en amont encore, John & Jane pousse une analyse des effets de la mondialisation sur les pays du Moyen-Orient. L’Inde a troqué ses rêves de Royaume-Uni pour le style de vie américain – comment peut-il en être autrement lorsque cette main-d’œuvre bon marché participe directement à la croissance économique de multinationales siégeant à New York ou Chicago ?


Le dernier plan du film évoque avec lucidité l’épanchement matériel de la pénétration mondialiste au cœur du mode de vie à l’indienne : les lumières de la ville, filmée de nuit, donnent à voir une cité banalisée dans son organisation urbaine même, alors que les boui-boui entassés et les ruelles étroites ont cédé leur place aux parcs immobiliers, aux aires d’alimentation et aux centres commerciaux grande surface.


Cette finale constitue l’aboutissement implacable d’une réalisation audacieuse, qui présente les témoignages comme les éléments d’un conte de science-fiction. La bande sonore ambient tapisse l’ensemble de motifs dénaturés et certaines séquences transitoires dégagent une aura de récit de no man’s land. Voilà une vraie proposition documentaire, ni platement sociologique, et encore moins bêtement dénonciatrice dans le style de Michael Moore.


© 2007 Charles-Stéphane Roy