jeudi 9 octobre 2008

Paul Newman (1925-2008)


Blue Eyes en dix répliques
2008
Paru dans la revue Séquences

« ACTING ISN'T REALLY A CREATIVE PROFESSION. IT'S AN INTERPRETATIVE ONE. »
Le 26 septembre dernier est décédé Paul Newman. Connu par certains comme le modèle même de la vedette dilettante, par d’autres pour son rôle d’immortel rebelle au regard perçant, Newman les yeux bleus était devenu discret par son âge tardif. L’annonce de sa disparition l’a ramené devant les projecteurs, une réaction réjouissante et dûment méritée.

« THE EMBARRASSING THING IS THAT THE SALAD DRESSING IS OUTGROSSING MY FILMS. »
Fervent démocrate, businessman consumé (de la vinaigrette à la sauce à spaghetti maison en passant par l’exploitation viticole), philanthrope dévoué à la cause des enfants malades, des toxicomanes et des minorités sexuelles, coureur de Nascar téméraire, Newman n’était ni un paradoxe, et encore moins un être volatil : il a volontairement tout embrassé, parfaitement conscient que ses aventures buissonnières avec le cinéma, qui l’a élevé au rang de figure emblématique de la génération Kennedy, lui attirerait autant de critiques que d’incrédulité. Il est en ce sens le Bob Dylan ou le Neil Young du grand écran, une personnalité si affirmée et contestataire qu’elle s’amuse à défier les âges et les modes, quitte à s’affranchir ses fans les plus fidèles.

Le timing et la dégaine sont indissociables de son mythe. Son personnage de dilettante désabusée, il l’avait probablement cultivé bien avant d’être récupéré par la caméra. On doit considérer sa technique, sorte de mélange de désintéressement viril et de chien fou, tout aussi redevable à l’Actor's Studio de Lee Strasberg que celle de Brando; celui qui, avec James Dean et Steve MacQueen – d’autres amoureux de vitesse, il devra pourtant vivre dans l’ombre toute sa vie, sinon subir nombre comparaisons désavantageuses.

À l’époque du Wild One et du Rebelle sans cause, Newman peaufine la singularité de son caractère, un bum sans attache, au moment même où Hollywood se mis à glorifier les marginaux. Seulement, le natif de Shaker Heights, Ohio, alla à contresens du mouvement communautariste et rassembleur des campus contestataires et des fratries hippies de la fin des années 1960. Sa réputation publique de grande gueule antiautoritaire s’avéra tout aussi aux antipodes de son train de vie, alors qu’il s’est consacré à ses trois enfants au moment où sa carrière prenait son envol.

Il demeure, avec Robert Redford, Clint Eastwood, l’un des acteurs-réalisateurs-entrepreneurs les plus éprouvés du dernier âge d’or créatif hollywoodien, tout en faisant bande à part pour s’adonner à ses autres passions. Voilà l’authentique modèle individualiste américain (de gauche, manifestement), doublé d’un charisme peut-être plus emballant encore que son talent brut.

« DON’T WORRY ‘BOUT A THING »
Pilote et sportif déçu – il est daltonien et se fera blesser durant la Guerre du Pacifique – Newman se tourne vers le théâtre au milieu des années 1950. Ses débuts au cinéma passent inaperçus jusqu’à sa rencontre avec Robert Wise, qui lancera son personnage de dur attachant et indomptable avec Somebody Up There Likes Me (1956). Suivront le trio The Long, Hot Summer de Martin Ritt (tourné avec sa partenaire Joanne Woodward, qu’il a connu sur les planches et avec qui il partagera sa vie jusqu’à la fin), The Left Handed Gun de Arthur Penn et Cat on a Hot Tin Roof avec Elizabeth Taylor, qui mettent la table pour son ascension fulgurante durant les années 1960.

« A 25% SLICE OF SOMETHING BIG IS BETTER THAN A 100% SLICE OF NOTHING »
Newman peaufine son personnage de voyou au cœur tendre dès 1961 dans le célèbre The Hustler de Robert Rossen, et prouve qu’il peut confronter sans gêne des géants du cinéma comme Jackie Gleason et George C. Scott. Bien que le style ait encore à voir avec le film noir, le ton caustique et l’approche quasi documentaire confèrent au film une aura définitivement moderne selon les standards de l’époque, et sa prémisse présage un autre grand film d’arnaqueurs, The Sting.

«I USED TO BE A SHERIFF UNTIL I PASSED MY LITERACY TEST»
Harper de Jack Smight (1966) donne un congé au personnage de loose cannon qu’a stylisé Newman pour lui permettre de propulser le film de détective privé dans l’ironie et la densité psychologique, tout en peinturant dans le coin les élites californiennes. Il s’agit de la première adaptation de l’auteur canadien Ross Macdonald dans laquelle joue Newman, neuf ans avant The Drowning Pool, la suite des mésaventures de Harper.

« WHAT WE'VE GOT HERE IS FAILURE TO COMMUNICATE »
Après une rencontre ratée avec Alfred Hitchcock (Torn Curtain, 1966), Newman s’approprie le rôle de sa vie dans Cool Hand Luke de Stuart Rosenberg, presque fait sur mesure pour lui. Luc la main froide personnifie plus que quiconque la dilettante avec une attitude qui frôle l’inconscience, sinon une relation masochiste avec la vie.

L’Oscar lui échappera étonnamment, tandis que son partenaire George Kennedy rafle le seul de sa carrière. Cool Hand Luke devient la maquette du film de loner qui fera les choux gras d’innombrables légendes de la décade suivante, de Dennis Hopper à Milos Forman – One Flew Over the Cuckoo’s Nest en est presque un remake – en passant par Hal Ashby et Bob Rafelson.

« MY, WE SEEM TO BE A LITTLE SHORT ON BROTHERLY LOVE ROUND HERE »
En dépit de sa structure relâchée et de sa réalisation sommaire – pour un western sorti tout de suite après Once Upon a Time in the West, rappelons-le – Butch Cassidy and the Sundance Kid cimente l’amitié entre Newman et l’autre golden boy du Nouvel Hollywood, Robert Redford, ainsi qu’avec Roy Georges Hill, avec qui il travaillera sur deux autres titres marquants de l’époque, le sus-nommé The Sting et Slap Shot.

L’interprétation résolument relaxe des deux icônes met surtout en valeur le riche scénario de William Goldman, LE scénariste des années 1970 (Stepford Wives, All the President's Men, Marathon Man, A Bridge Too Far, c’est de lui) avec Robert Towne. Ce faux western cimente le potentiel commercial de Newman et inspirera le concept du duo dépareillé des comédies d’action des années 1980.

« HEY HANRAHAN! SUZANNE S**** P****! SHE'S A DYKE! I KNOW! SHE'S A LESBIAN, A LESBIAN! »
Bien qu’il ait collaboré après coup avec des grands comme John Huston, Robert Altman, Sydney Pollack et Sidney Lumet, c’est son rôle de 'Reg' Dunlop dans Slap Shot qui scella sa contribution aux années 1970. La version québécoise, d’une vulgarité toujours inégalée, est néanmoins fidèle à la version originale. Que Newman participe à ce divertissement d’une inélégance assumée avait tout du suicide commercial ; qu’il ait enchaîné avec le bergmanesque Quintet (tourné à Montréal le fut tout autant. Qu’on soit pour ou contre, Slap Shot a, lui aussi, engendré d’innombrables avortons plus mal élevés les uns que les autres, un legs dont Newman a gardé profil bas par la suite.

« WHEN YOU'RE DEAD, YOU STAY DEAD »
Après une décennie peu marquante hormis son Oscar mérité pour The Colour of Money de Martin Scorsese, Newman retrouve la forme sous la poigne de deux jeunes dévergondés de Minneapolis. The Hudsucker Proxy, s’il est l’un des films les plus mal-aimés des frères Coen (aidés ici par leur vieil ami Sam Raimi), constitue un hommage aux comédies screwball des années 1930 qui, même si l’histoire est mise au pas par le maniérisme stylistique, procure à l’icône un air ravigotant, tout juste à temps pour Nobody’s Fool de Robert Benton, une chronique d’arrière-pays qui valu à Newman l’Ours d’argent du meilleur acteur au Festival de Berlin.

Newman participera par la suite à une dizaine d’autres productions, dont le film d’animation Cars il y a deux ans. Avec lui disparaît une personnalité hors du commun et inimitable dans le cinéma américain, qui n’en a que pour l’ironie et la surconscience de l’acteur.

Le mot de la fin lui revient d’emblée et manifeste toute sa désinvolture, même face à la mort :

« I PICTURE MY EPITAPH: "HERE LIES PAUL NEWMAN, WHO DIED A FAILURE BECAUSE HIS EYES TURNED BROWN". »

© 2008 Charles-Stéphane Roy

mercredi 10 septembre 2008

FIFA 08: Ken Russell


Entretien avec Ken Russell
2008
Paru dans la revue Séquences

Ken Russell, iconoclaste devant l’Éternel

En dépit de son absence à Montréal, Ken Russell a reçu par avion un prix du FIFA pour l’ensemble de sa carrière, pendant que ses débuts fulgurants hantaient pendant 10 jours la Cinémathèque québécoise, un plaisir trop rare. Séquences a néanmoins pu entrer en contact avec le mythique cinéaste anglais, qui s’est prononcé sur son œuvre documentaire et sa retraite, qu’il repousse sans cesse – son projet d’adaptation du classique Moll Flanders devrait enfin voir le jour après 20 ans de combats acharnés. Brève rencontre avec une légende à la verve intarissable.

Quels souvenirs conservez-vous de votre travail pour le petit écran dans les années 1960, de votre relation avec Melvyn Bragg et des programmateurs de télévision ?
- J’ai conservé des liens avec Bragg avec les années, je lui ai d’ailleurs envoyé récemment un scénario outrageux intitulé Kitten for Hitler, objet d’une vieille blague entre nous. Il m’avait lancé le défi de réaliser un film dont je croyais personnellement qu’il devait être censuré. Le résultat se trouve actuellement sur le site www.comedybox.tv.

Deviez-vous vous battre pour imposer votre vision dès la production de Elgar, Portrait of a Composer?
- Bien sûr, j’ai toujours eu à défendre mes sujets, même auprès de mes acteurs ; ce type de biographie n’existait pas à l’époque. Pour « Elgar », j’ai également eu à me battre pour obtenir les actualités de guerre et les inclure dans mon film.

Oliver Reed est la vedette du Debussy Film. Comment avez-vous fait connaissance, et quelle est votre appréciation de votre relation à travers votre filmographie ?
- Oliver et moi nous sommes rencontrés pour la première fois lors des auditions pour ce film. Il s’était excusé pour la cicatrice au visage qu’il s’était faite lors d’une bataille dans un bar. Je lui ai rétorqué : « Quelle cicatrice ? » et nous sommes rapidement devenus amis… Notre collaboration s’est approfondie au fil de nos beuveries dans plusieurs bars du pays. Il fut un acteur passionné, agréable et excitant ; il fut très facile de travailler avec lui [NDLR : Reed a nourrit une réputation d’acteur intempestif et caractériel tout au long de sa carrière].

« Pop Goes the Easel » semble se démarquer de la plupart de vos documentaires sur des artistes ‘plus sérieux’. Est-ce que l’art populaire ou les sujets plus modernes vous attirent moins que les grands compositeurs ?
- En dépit de mon admiration pour l’art classique, j’ai souvent embrassé du matériel populaire. Il faut garder à l’esprit que le Pop Art sera l’art classique de demain.

Dans Portrait of an Enfant Terrible, vous dressez un parallèle entre le mépris des critiques contemporaines de Prokofiev et Wagner envers leurs œuvres, et l’insensibilité des critiques de cinéma envers votre filmographie. Y a-t-il plus de place aujourd’hui pour l’art subversif ?
- Je ne crois pas que l’art de la critique a évolué par rapport aux œuvres plus choquantes, même si de plus en plus de critiques sont également artistes.

Estimez-vous que votre travail sur la musique est précurseur des vidéoclips ?
- Tout à fait.

Vous vous apprêtez à réaliser Moll Flanders après plusieurs essais avortés et quelques temps à l’ombre des projecteurs. Qu’est-ce qui vous a incité à vaincre les obstacles au fil des ans pour adapter cette histoire au cinéma ?

- Je n’ai pourtant jamais arrêté de tourner ! Je fais des films dans mon garage depuis neuf ans, en plus du film d’horreur Trapped Ashes. J’ai également travaillé sur plusieurs projets comme Tesla, Maria Callas, et Pearl of the Orient à travers toutes les étapes infernales de développement, en me coinçant invariablement les pieds au stade du financement. Pour ce qui est de Moll Flanders, je me suis adjoint les services de Harry Alan Towers, que je trouve absolument irrésistible. Il pourrait charmer un serpent !

Que pensez-vous de la récente vague des biopics américains sur des musiciens ou des artistes ? Essaient-ils de trop se coller à la version officielle des faits ?
- Peuvent-ils vraiment l’être ? Les supposés faits réels sont souvent de la pure fiction. J’ai beaucoup aimé Capote, mais également Infamous, qui montrait avec plus de détails l’environnement intime de Truman Capote. I’m Not There est également un bon exemple de biopic avec son collage des identités de Bob Dylan.

Est-il toujours possible d’être un ‘enfant terrible’ dans le cinéma britannique d’aujourd’hui ?
- Allez-voir mon prochain film Boudica Bites Back et vous m’en donnerez des nouvelles…

(Propos recueillis et traduits de l’anglais par CS Roy)

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Portrait de Ken Russell


Rétrospective Ken Russell au FIFA
2008
Paru dans la revue Séquences


Enfant terrible dès le berceau

L’Angleterre engendre des rebelles à la pochetée, l’adage est bien connu. Rien ne se compare toutefois au séisme qu’a provoqué Ken Russell, tour à tour photographe, danseur et militaire, avant d’embraser le cinéma des années 1960 et 1970. Âgé aujourd’hui de plus de 80 ans, reclus dans son domaine aux abords du Lake District (Cumbria), où il tourna plusieurs longs métrages et téléfilms, l’impulsif et génial auteur de Women in Love est sombré dans l’oubli, malgré ses frasques à la télé-réalité "Celebrity Big Brother" l’an dernier.

Le Festival des films sur l’Art de Montréal a corrigé la situation en programmant un cycle de ses documentaires et dramatisations produites pour la télévision britannique à ses débuts, un joyeux festin de désinvolture où il fut possible de saisir le germe de la folie créatrice d’un bouffon épris de classicisme.

Russell n’a pas fait ses débuts à la télévision, il a profité de son passage au petit écran – 29 téléfilms entre 1958 et 1966 – pour établir carrément les bases de son style outrancier et faire maison nette d’un genre souvent ringard, toutes époques confondues ; le portrait d’artistes. Un des premiers à postuler que la vie personnelle d’un créateur fait partie de son œuvre, Russell a appliqué cette doctrine jusqu’à flirter avec l’outrage dans le cas de monuments, ou s’insérer lui-même dans les iconographies d’autrui.

Sa contribution à la série « Monitor », l’encyclopédie artistique de la BBC de la fin des années 1950, est innovatrice à plus d’un égard ; s’identifiant plus souvent qu’autrement à ses sujets, le cinéaste s’est intéressé d’autant plus à leurs extravagances qu’à leur évolution artistique, faisant passer le compositeur Edward Elgar pour un populiste anti-patriotique en pleine 1ère Guerre mondiale, ou bien le poète Samuel Coleridge pour un alcoolique paranoïaque.

Pendant que les colonnes des temples anglais menaçaient de s’écrouler à chaque diffusion de ces documentaires délibérément irrévérencieux, Russell pouvait compter sur l’intrépide Melvyn Bragg, scénariste devenu producteur du « South Bank Show » dans les années 1970, qui ira maintes fois au front défendre son ami. On peine à imaginer aujourd’hui ce que représentait le « South Bank Show » à l’époque, un asile culturel où étaient invités avec le même enthousiasme des Prix Nobel et des groupes punk ; tout aussi difficile de croire que son diffuseur, ITV, est encore l’une des rares chaînes privées consacrées à l’art au monde. Outre Russell, Ken Loach, James Ivory et Tony Palmer ont également réalisé des épisodes à l’occasion pour cette série retransmise dans une soixantaine de pays.

L’apport de Bragg sur la carrière et l’œuvre de Russell est crucial à plus d’un titre. En plus d’avoir été l’un des premiers à lui faire confiance en temps que réalisateur à part entière sur « Monitor » dès 1959, Bragg participera à l’écriture des dialogues et de quelques scénarios mis en scène par le cinéaste, dont The Debussy Film (1965), mais aussi The Music Lovers, le diptyque Clouds of Glory (1978) et, plus récemment, Ken Russell's Classic Widows (1995), tout en lui redonnant du travail durant ses périodes creuses à titre de producteur. Sa foi et son endossement envers le controversé réalisateurs sont totales et enviées en Grande-Bretagne et ailleurs.

À la lumière de cette production télévisuelle, on constate rapidement que Russell demeure fidèle à lui-même du petit au grand écran. Baroque et outrancier, il utilise le cinéma pour dépeindre ses sujets, comme il abusa de proximité avec des personnages de ses longs métrages pris à l’occasion dans des décors de toc; aucune démesure ou faute de goût n’est épargnée pour arriver à exprimer sa vision de l’œuvre de ses illustres prédécesseurs, avec qui Russell se compare avantageusement, sans complexe aucun.

Pour quiconque s’intéresse aux œuvres de Russell consacrées à Piotr Ilitch Tchaïkovski, Gustav Mahler, Franz Liszt, Rudolph Valentino ou Mary Shelley au cinéma, il est impératif de découvrir ses essais biographiques sur Edward Elgar, Claude Debussy, Sergei Prokofiev, Antoni Gaudí, Béla Bartok, Frederick Delius et Vaughan Williams, mais également ses expérimentations visuelles à partir des « Planètes » de Gustav Holst, ainsi que ses dramatisations des poètes William Wordsworth et Samuel Coleridge – portant le titre irrévérencieux de Rime of the Ancien Mariner: The Strange Story of Samuel Coleridge, Poet and Drug Addict.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Ballast"


Ballast
de Lance Hammer
2008
Paru dans la revue Séquences

Essai (et erreurs) de sensationnalisme réaliste

Œuvre toute en buée et en deltas asséchés, Ballast est le 1er film à d’un architecte passé en douce à la réalisation. Sans crier gare, cette ballade chez les miséricordieux reclus du Sud a annoncé à Sundance et Berlin l’arrivée d’un réel observateur indépendant aux heureuses influences, l’improbable percée d’une sensibilité européenne dans le terreau américain.

Sous un ciel assombri en permanence par les nuages, le vent glacial fait craquer les sillons des terres rêches d’un printemps qui n’arrive plus; au milieu de cette province en perdition se trame une histoire de rédemption parmi les membres d’une congrégation noire disséminée dont une caméra traque en cinémascope les moindres errances. On se croirait dans un Angelopoulos gothique, un Bruno Dumont gospel; il s’agit plutôt de la contrée fantasmée de Lance Hammer, architecte de formation rêvant de cinéma depuis une séance des Ailes du désir à l’université et la fréquentation assidue d’incontournables des filmographies est-européennes et japonaises.

Porté sur les films de proximité, Hammer a tenté de mettre en images les sensations ressenties lors d’un voyage hivernal dans le delta du Mississipi lors de sa jeune vingtaine. Écrit sur une période de dix ans faite de pèlerinages dans les églises et de séjours parmi les ruraux, Ballast est le fruit d’une affection et d’une admiration palpables face à la dignité et l’impuissance des communautés afro-américaines recluses dans de la région.

Comme David Gordon Green avec Georges Washington (autre 1er film, autre vision caucasienne d’une tragédie noire), Hammer se convainc qu’il ne peut soutenir de personnages sincères et épurés sans qu’ils ne soient solidement ancrés dans une réalité désoeuvrée. Le manque d’argent l’a autrement persuadé d’engager des non-professionnels et de concentrer son récit sur les relations entre ceux-ci, qu’il campe avec autorité dans un décor d’une âpreté à la fois lunaire et funéraire.

Tourné dans une dizaine de bleds du Mississipi, Ballast suit à la trace les pérégrinations de James, un adolescent au comportement trouble suite à la mort de son père et la tentative de suicide avortée de son oncle Lawrence. Marlee, la veuve, n’est guère plus épargnée par les événements et tentera de travailler à nouveau au dépanneur de son défunt conjoint pour reprendre pied. Ce trio mal en point, naviguant incessamment entre le réconfort et le règlement de compte, n’a d’autres choix que d’essayer de se survivre l’un à autre tant leur autarcie semble les confiner à ce cul-de-sac fataliste; à les observer se prendre à la gorge de la sorte, on se dit que le commerce de la bouteille, des armes et de la folie ont encore de florissantes années à l’horizon dans cet État, l’un des plus pauvres du continent nord-américain.

Si le portrait grisâtre que propose Ballast ne donne pas exactement dans la nuance et la fine étude de caractères, la signature que met en place Hammer propose le meilleur des deux mondes entre les films terriens du sus-nommé Gordon, de Jeff Nichols et d’autres puristes ruraux, et l’implacable rigueur formelle de Bruno Dumont – Flandres vient immédiatement à l’esprit – ou du tandem Dardenne.

Sans imposer de codes hors des carcans du genre, le nouvel espoir du cinéma américain d’arrière-pays sait manifestement adapter des idées très claires et cartésiennes dans ses cadrages et son montage – qu’il a effectué lui-même – à une certaine vérité émotionnelle, élevant chaque scène par-delà l’habituel complainte des steppes propres aux 1ers essais d’âmes trop vertes.

Le chef opérateur Lol Crawley, britannique d’origine, est aussi pour beaucoup dans le rendu impérial de cette odyssée bourbeuse, tout comme l’œuvre du photographe Todd Hido, habités du désir commun d’éliminer tout rayonnement des plans à la faveur des paysages en décomposition et des possessions humaines abandonnées. Hammer a lui-même invoqué la manière dont Nicolas Roeg suivait David Bowie dans The Man who Fell to Earth pour illustrer sa propre incompréhension face à un monde dont il ne sera jamais que le témoin extérieur, en dépit de tous ses efforts pour ressentir une réalité dont il n’est pas issu.

Impressionnante ou non, cette démonstration de cinéma de terrain se passe néanmoins trop souvent en amont du spectateur, alors que l’émotion brute des plans refuse d’être arrimée à celle des personnages, qu’on nous demande d’accompagner sans trop se poser de questions à leur sujet. La décision de reporter au dernier acte le dévoilement des motivations ayant nourri leur malaise l’un face à l’autre tout au long du film renforce d’autant plus cette impression d’avoir été malencontreusement laissé en plan par un réalisateur-scénariste fort articulé, mais pour qui la mise en scène est plus affaire de sensation que de dramaturgie.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

mercredi 23 juillet 2008

Mutek 08


Mutek 08
2008
Paru dans la revue Séquences

Archivage et échantillonnage, même combat

Si le cinéma et la musique ont toujours fait bon ménage, leur relation fusionnelle (Warner et Universal éditent films et chansons) donne parfois lieu à des trafics d’influence pouvant accélérer l’évolution de leurs pratiques respectives. La 9e édition du Festival Mutek, un événement alliant recherche et performance en musique électronique, a tracé d’intéressants corollaires entre les revendications des documentaristes et ceux des DJs.

Un vendredi matin dans la salle de répétition du Théâtre du Nouveau Monde, une poignée de jeunes loups du milieu de la musique indépendante assiste à l’un des panels de Mutek 08 sur la mince frontière toujours existante entre la création et le pillage numérique. Des artistes, des DJs et des créateurs de logiciels de remix participent à la discussion. Entre le droit à l’expérimentation et le droit d’auteur, il n’y a qu’un pas – et quelques zones grises législatives – que les musiciens avouent franchir allègrement.

Les paradoxes et les limites de l’échantillonnage sont nombreux, en techno comme en vidéoscratching ou en VJing. Faire référence à une image, une mélodie, un fragment de dialogue ou un costume est-il différent de ‘copier’ intégralement ces éléments? Selon le fondateur québécois du site Relabmusic.com Jordan Wynnychuk, qui a mis au point un logiciel de musique interactive dont les droits de certains échantillons sonores ont été préalablement acquittés, le cœur du problème se situe dans l’interprétation et la nuance juridique entre les notions de droits de diffusion (négociés avec les compagnies de disques) et de droits d’exploitation (lorsque les échantillons sont reformatés et commercialisés sous un nouvel emballage).

Wynnychuk et bien d’autres entrepreneurs de la génération Web 2.0 ont relevé que les nouvelles technologies ont engendré un nouveau rapport avec la musique, non seulement pour les consommateurs, mais aussi chez les artistes, alors que certains permettent l’utilisation complète de leur matériel, tandis que d’autres, surtout des vedettes établies, préfèrent que leur compagnie de disques empêchent quiconque de s’en approprier.

La même situation peut être observée au cinéma. Utiliser un extrait de Star Wars est beaucoup plus onéreux que d’avoir recours aux images d’un film de Lucie Lambert, à moins de connaître personnellement les détenteurs des ayant-droits. D’une bataille contre le vol, la logique marchande a transformé sa croisade en lutte à la gratuité.

Si on peut pénaliser un musicien d’avoir utilisé un motif musical de moins de deux secondes étranger dans une chanson, peut-on accuser un producteur d’avoir mis sur le marché un film possédant une trame narrative similaire à celle d’une œuvre antérieure? À plus forte raison et à titre d’exemples, est-ce que Clean d’Olivier Assayas aurait vu le jour si Martin Scorsese n’aurait pas réalisé Alice Doesn’t Live Here Anymore vingt ans plus tôt? Est-ce que les frères Weinstein auraient pu aussi se payer les droits d’auteur de tous les emprunts directs ou indirects contenus dans les films de Quentin Tarantino?

La notion de plagiat étant avant tout une question de culture, celle-ci se métamorphose d’un pays à l’autre, causant ainsi des maux de tête aux multinationales. Le Canada, qui vient enfin de mettre à jour sa politique sur le droit d’auteur pour englober le téléchargement numérique, a accouché de mesures à l’image de sa loi sur le vol et le récidivisme, si bien que les sentences proposées sont fixées avec un maximum de 500 $.

En France, où la définition de liberté individuelle est l’une des trois mamelles du credo national, les avocats s’arrachent les cheveux pour adopter une charte restrictive sans qu’un groupe de pression ne déclenche de désapprobation médiatique.

L’Américaine Larisa Mann, alias DJ Ripley, qui voit ses sets piratés durant ses performances et déposés sur le Net quelques heures plus tard, a reconnu dans le cinéma documentaire un exemple à suivre pour la communauté de musiciens indépendants. «Peut-être devrions nous faire comme les cinéastes du documentaire et nous regrouper pour faire du lobbying et participer à la définition des paramètres d’utilisation des archives, a-t-elle évoqué lors de Mutek 08. Ou redoubler d’imagination comme en Angleterre et faire des mixes avec les plus récentes pièces des années 1950 dont le copyright vient d’être expiré...»

Crédit photo: Kat Wade
© 2008

Crise aux Cahiers du cinéma


Crise aux Cahiers du cinéma: que sont mes amis devenus?
2008
Paru dans la revue Séquences

Les Cahiers du Cinéma, l’institution parmi toutes les institutions du 7e Art, le berceau de la théorie des auteurs, risque l’extinction, ou du moins une existence plus confidentielle, depuis que le groupe La Vie-Le Monde, éditeur du quotidien français du même nom et propriétaire des Editions de l’Etoile, compte se délester de la publication depuis peu. Que vaut, et qui veut encore Les Cahiers?

La critique de cinéma, comme art et comme gagne-pain, mange ses croûtes par les temps qui courent. Symptomatique d’une époque où le commerce des opinions explose à travers les tribunes numériques, la fragilité de la critique, comme toute pratique intermédiaire (à la fois au service du film et du spectateur), est conditionnelle à la dévotion allouée autant par ses syndiqués que ses abonnés.

De sérieux, les Cahiers n’en ont jamais manqué, bien au contraire. Tout autant adulée par les cinéphages que décriée par les spectateurs occasionnels et snobée par l’intelligentsia universitaire, la publication a appris à manœuvrer envers et contre tous, consciente, en dépit des époques et de ses éditeurs, que de la rigueur naît la tradition, et que d’avoir eu dans ses rangs des monstres sacrés comme Bazin, Rivette, Godard, Truffaut, Chabrol, Rohmer et Schroeder est un héritage dont il faut assurer la pérennité, coûte que coûte.

Si l’avenir des Cahiers parait sérieusement remis en doute, son présent demeurait fidèle à son esprit d’innovation et sa légendaire aspiration à porter à bout de bras les œuvres nécessaire de l’expression cinématographique. L’actualisation récente de son site web, le lancement d’une version internationale (en anglais), d’une autre, ibérique (en espagnol), et l’édition de DVD thématiques témoignent non seulement du leadership que comptait préserver la revue, mais également de sa propension à s’acclimater aux nouvelles réalités de l’édition et de la cinéphilie, sans pour autant dilapider son essence pour mieux se fondre à la dernière tendance. À l’heure des blogues et de la VSD, la nouvelle dynamique des Cahiers est devenue le modèle même d’une publication tournée vers l’avenir, une formule reprise un peu partout sur la planète, et même au Québec.

En France, le débat est donc lancé : sans susciter de violentes passions, la crise que connaît la presse écrite en général et les Cahiers en particulier a fait monter au front plusieurs cinéastes, journalistes et autres fans de la critique, sinon des «Amis des Cahiers». Ces Amis, un groupe présidé par Alain Bergala, forment un lobby et utilisent leur notoriété (Assayas, Bonitzer, Carrière, Labarthe, Toubiana et plusieurs autres) dans leurs professions respectives –représentant toute la chaîne alimentaire du cinéma français – pour qu’un groupe de presse, ou du moins une entreprise aux reins et à la cinéphilie solides, tente de sauver les Cahiers et les Éditions de l’Étoile, qui comprend des acteurs, anciens et récents, de l’histoire de la revue. Tous ses membres se sentent investis d’une mission envers cette institution qu’ils ont fait grandir et envers laquelle ils ont cultivé à leur manière une responsabilité et une fierté.

On les comprend aisément : en Hexagone, l’espace philosophique que constitue Les Cahiers est devenu un des cinq symboles incontournables de la vision française du cinéma comme industrie et comme art, avec la Cinémathèque française (espace de conservation), le CNC (espace de production), Unifrance (espace de promotion) et le Festival de Cannes (espace de mythisation), autres concepts interdépendants et brevetés 100 % gaulois. Plus que tout, ce sont des marques, des ambassadeurs de la Culture française connus dans toutes les sphères du cinéma international. La disparition d’un seul de ces cinq éléments altérera à coup sûr le flux, la diversité et l’influence de la France auprès de son public et de ses partenaires étrangers.

On pourrait arguer que le site web d’Allociné, un portail d’information faisant désormais office de vitrine promotionnelle et de potinage des films à l’affiche, est plus souvent fréquenté que celui des Cahiers. Sert-il mieux pour autant les intérêts des films et de leurs créateurs? Idem pour celui des publications spécialisées comme Variety, The Hollywood Reporter, Screen International ou IndieWire, toutes anglophones, mais également soucieuses de traiter le cinéma comme un bien sans frontières, car ses revnus n’ont pas eux non plus de passeport dans un monde médiatique où IMdB et Rotten Tomatoes sont devenus les nouvelles références. Les Cahiers seraient ainsi devenus (ou demeurés, c’est selon) l’exception culturelle qui confirme la règle industrielle.

À moins d’un miracle ou d’un revirement inattendu, les Cahiers ne devraient survivre que sous une forme remaniée, et son nouveau propriétaire devra forcément composer avec la constellation d’Amis de la revue, un élément qui pourrait à la fois constituer le meilleur et le pire atout pour trouver preneur.

© 2008

Critique "Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull"


Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull
de Steven Spielberg
2008
Paru dans la revue Séquences

Indy l’extra-terrestre

Il faut croire que la dernière croisade de l’archéologue le plus casse-cou ne constituait pas son ultime aventure : près de vingt ans plus tard, Indiana Jones est devenu un papy dépassé par le nucléaire, les Russes, son doyen et ses propres rhumatismes. Heureusement qu’il manie plus habilement l’humour que le fouet...

L’époque est aux remakes, et voilà que Georges Lucas en rajoute. Après avoir baratiné trois antépisodes à sa trilogie Star Wars, le rancher multimillionnaire ne semble pas vouloir faire de jaloux et dépoussière Indiana Jones, son autre monument, dont il partage la paternité avec Steven Spielberg, qui s’est prêté de nouveau à l’exercice par amitié pour son vieux complice.

Dès les premières minutes – ou plutôt les premières poursuites – d’Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull (un titre aussi 50’s et sexy qu’Attack of the Clones), il n’y a plus de doutes que le filon, avec son fétichisme des machines et de l’époque pré-hippie, l’humour à rabais et le schématisme des personnages, doit plus aux fantasmes du mécano d’American Graffiti que ceux du magicien de l’Ohio.

Rapatriant les services des essentiels John Williams, Ben Burtt et Frank Marshall, la joyeuse fratrie repart à l’aventure, malgré l’archaïsme de la démarche à une époque où Benjamin Gates, Lara Croft et autres héritiers s’arrachent désormais les merveilles historiques.

Mais l’archaïsme n’était-il pas le maître-mot de la trilogie originale, une ode sentimentale aux serials des années Eisenhower et aux grands mythes de jadis, alors que le monde d’alors et le nôtre n’en finissaient plus de crouler sous le cynisme et la perte de ses valeurs ? Incidemment, Raiders of the Lost Ark vit le jour en plein retour de la ferveur républicaine et du Reaganisme ; impossible alors de ne pas faire de lien avec le no. 4 et la consolidation actuelle des pouvoirs de la droite sur la psyché américaine, et dans le monde.

Dans Kingdom of the Crystal Skull, les Communistes ont remplacé les Nazi des épisodes 1 et 3 et notre héros, qui vient d’entrer dans le temple maudit de la soixantaine, peine à s’imposer dans un monde où règnent le rock’n’roll naissant, l’angoisse atomique, les voitures chromées et les balbutiements du culte de l’adolescence.

Pas étonnant que Indy accepte illico la compagnie du jeune et fringant Mutt Williams lorsque vient le temps de mettre le cap sur l’Amérique du Sud à la poursuite de l’Eldorado, qui serait lié au secret d’Area 51, où on rapporte la visite d’extra-terrestres… Rien de mieux qu’un peu de jeunesse pour préserver ses vieux jours après d’innombrables poursuites, bagarres et cascades sans répit !

Curieusement, au-delà de sa redite esthétique et le souci de ses effets visuels à l’ancienne, les scènes les plus efficaces de Kingdom of the Crystal Skull demeurent celles où l’humour parvient à s’imposer, surtout durant les scènes d’action, une formule qui fait encore école. Ni pince-sans-rire, ni tombeur et encore moins intellectuel froissé, Indiana Jones sait toujours aussi bien manier la réplique pour mieux envoyer au tapis ses adversaires et au lit ses partenaires. Le nerd au look viril, cartésien acrobatique à ses heures, ne peut toutefois plus compter sur un scénario à sa hauteur, quand bien même une pléthore de tire-plumes et une attente quasi biblique précéderaient la production de cette nouvelle addition à une série qui fut déjà plus exaltante.

Même si de valeureux efforts dramatiques tentent d’enrichir un tant soi peu l’intimité du héros, ce 4e chapitre essaie à tort de recréer la magie de la trilogie des années 1980 en remettant au menu des personnages évanouis en cours de route (dont l’ancienne flamme Marion, complètement dégriffée et anecdotique), un MacGuffin plus impossible à avaler que jamais et l’habituelle panoplie d’embûches déjà enjambées par l’aventurier de ces dames, de la peur des serpents à l’invasion d’insectes rebutants.

Le film devient rapidement la surenchère d’un modèle qui, bien que simpliste, avait toutefois fait date, sans désir aucun de revamper la proposition originale. Il faut alors applaudir l’influence du tandem Lucas-Spielberg pour attirer des acteurs bétons dans ce «film fait pour les vieux fans et les profanes de la génération DVD» (dixit Harrison Ford), dont l’homme au chapeau lui-même et son sens ressuscité du timing comique, mais aussi les nouveaux venus, Cate Blanchett et son irréprochable Tigresse de Sibérie en tête, tout comme le jeune prodige Shia LaBeouf et l’impayable trio anglais Ray Winstone, John Hurt et Jim Broadbent.

Avant que Indy ne passe complètement pour une vieille relique, on hésite encore sur l’identité de sa prochaine destination : l’Atlantide ou l’hospice ?

© 2008

Critique "Forgetting Sarah Marshall"


Forgetting Sarah Marshall
de Nicholas Stoller
2008
Paru dans la revue Séquences

L’usine Judd Apatow (ici producteur) creuse une fois de plus le filon apparemment inépuisable de la comédie de mœurs vulgaire et attachante; après s’être lié d’affection pour les puceaux de 40 ans, les pères précoces, les nerds lubriques et les gardes du corps pour adolescents, voilà que l’héritier avoué de John Hugues et Ivan Reitman donne le crachoir à un flanc-mou dans la trentaine chagriné par sa rupture avec la vedette de l’émission pour laquelle il compose la bande sonore. Croyant noyer sa peine à Hawaï, notre cœur brisé tombe sur son ex et sa nouvelle flamme, un rocker anglais transcendantal.

La table est mise pour une avalanche de gags aigres-doux sur la célébrité et les nouveaux hommes roses, mais la réalisation trouée de Nicholas Stoller, scénariste au civil, et l’interprétation inégale de la distribution minent le tonus qu’une pareille proposition appelait. Si Jason Segel fait figure de nouveau Judge Reinhold et que l’environnement rappelle celui de Club Paradise, le film ne dépasse jamais la veine nostalgique des comédies des années 1980 en dépit d’un gag-o-mètre plus élevé que la moyenne.

© 2008

Critique "The Linguists"


The Linguists
de Seth Kramer, Daniel A. Miller et Jeremy Newberger
2008
Paru dans la revue Séquences

Petit précis d’ethnographie numérique

Le sujet d’un documentaire peut souvent combler ses lacunes esthétiques, que ce soit par sa portée, ou par des considérations purement techniques (coins reculés, équipe réduite). Tout compte fait, l’importance qu’on peut accorder à l’existence d’un film appartenant à cette catégorie n’a d’égale que l’acuité du regard de son réalisateur, ou simplement, comme dans le cas de Linguists, la démarche même de ses intervenants.

La faculté anthropologique du documentaire américain à témoigner de chaque réalité de ses habitants comme si elles constituaient des manifestations plus grandes que nature de sa culture, lui permet de s’immiscer dans des sphères largement ignorée à la télévision, comme les sciences sociales, où peuvent être valorisée une caste invisible, les intellectuels ou les chercheurs, parmi laquelle figurent plusieurs pointures mondiales dans leur domaine, prestige universitaire aidant.
Le documentaire The Linguists, isolé en tant qu’objet de cinéma, vaut à peine mieux qu’une vidéo amateur. Pourtant, la captation de la quête de ces deux académiciens avides de langages perdus et de civilisations oubliées, ferait passer Indiana Jones pour le plus empoté des diplômés aventuriers.

Commanditée en partie par la National Science Foundation, The Linguists est clairement une entreprise de vulgarisation qui, au-delà de l’aspérité de sa facture bon marché et de son agenda scolastique, s’avère un travelogue époustouflant sur les langues réduites au silence, mais surtout la fracture intergénérationnelle entre des civilisations entières s’effaçant dans l’ombre et l’indifférence. Le sens des mots, nous rappelle les réalisateurs Seth Kramer, Daniel A. Miller et Jeremy Newberger, avant d’être figé par l’écriture – un réflexe maintenant vieux de 500 ans, était pluriel et interprétable par la somme de ses locuteurs.

La seule personnalité et l’enthousiasme des professeurs David Harrison et Gregory Anderson, polyglottes par passion (ils parlent 25 langues combinées), nous convainquent rapidement de les suivre à la recherche de dialectes perdus, animés d’une dévotion envers leur science et l’ambition presque monastique de mettre à profit la technologie numérique pour enregistrer, déchiffrer et cataloguer l’ensemble de leurs trouvailles.

Un micro, une caméra HDVD et un bon sac à dos suffisent pour que des mondes engloutis ressurgissent au détour d’un village apparemment sans importance, ou d’un vieillard dont mêmes les concitoyens ne portent plus attention. La fragilité de leur démarche, c’est ce que l’on apprendra, n’est pas uniquement de tomber au bon moment au bon endroit sur la bonne personne, mais aussi de se laisser suffisamment apprivoiser par leur sujet – soulignons que la plupart d’entre eux n’ont jamais vu de caméra de leur vie ! – afin qu’il puisse leur livrer les rudiments d’un patois ou d’un jargon délaissé progressivement dans leur propre quotidien.

Les ethnographes de l’Institut des Langues vivantes se lancent ainsi sur la piste de dialectes russes, Chulym (en Sibérie), Chemehuevi, Hindou et Sora (en Inde), Quecha et Kallawaya (en Bolivie). Au-delà de l’apparente incompréhension que suscitent ces modes de communication d’un autre temps, la méthodologie employée par Harrison et Anderson permet de déchiffrer la base de toute langue, soit sa structure syntaxique formée de repères rudimentaires, qui conduira lentement à la reconstitution logique de ces systèmes issus, faut-il le rappeler, de traditions orales, donc sans qu’aucune pierre de rosette n’ait pu traverser les âges pour assurer la pérennité de leur traduction.

La production d’un film comme The Linguists reflète bien notre époque, à la fois orgueilleuse de sa science et avide de cannibaliser celles des civilisations dont elle a contribué à accélérer sa disparition. Les langues, comme certains animaux, sont des espèces en voie de disparition. L’âge d’or des communications, du cellulaire au web sans-fil, ne nous déconnecte-t-il pas avec les ères précédentes et la transmission des savoirs pré-numériques ?

Une scène illustre bien notre dépendance face à ces connaissances ancestrales, alors que notre tandem, incapables de trouver leur interlocuteur recherché, un Indien d’Amérique du Sud, tombe malade à cause de l’altitude sans savoir – ils l’apprendront par la suite – que les plantes autour d’eux possèdent des vertus médicinales et auraient pu constituer d’efficaces remèdes pour accélérer leur expédition…

Le film pose également une réflexion sur la suprématie de l’enseignement étatique en zone urbaine, qui a contribué à unifier des pays entiers tout en appauvrissant la diversité des cultures minoritaires et ou isolées. Des 7 000 langues encore parlées sur la Terre, près d’une quarantaine disparaissent à chaque année. Faut-il s’en alarmer, ou n’est-ce que l’évolution inévitable des rites de communication ?

© 2008

Critique "Redbelt"

Redbelt

de David Mamet

2008

Paru dans la revue Séquences


Le paradoxe du lutteur


Quatre ans après le suicide artistique de Spartan et quelques épisodes de la télésérie « The Unit » plus tard, David Mamet ressurgit avec un projet inattendu sur les arts martiaux. Redbelt ne constitue pas le retour tant attendu, tout au mieux une remise en forme pour voir si les réflexes y sont encore. Et le feu sacré ?


Peu de cinéphiles et fans donnaient cher de la peau du récipiendaire d’un prix Pulitzer (Glengary Glen Ross) après un passage à vide qui semblait s’éterniser. Sa décennie inspirée à la fin des années 1990 – Spanish Prisoner, The Winslow Boy, State and Main et Heist fut même ombragée par sa contribution comme scénariste à Ronin et Hannibal. Que peut encore Mamet ?


Qui dit remise en forme dit également entraînement, et le dramaturge a meublé son passage à vide en aménageant sur la Côte Ouest pour purger sa léthargie créative dans des gymnases dédiés au jiu-jitsu. Les préceptes de cette discipline, tout comme la faune qui les met en pratique, ont fourni à Mamet les prémisses d’une nouvelle histoire d’attrape-nigauds bonifiée d’un supplément ésotérique. Le résultat ne manque pas de chien, mais se vautre rapidement dans des ornières usées à la moelle par le cinéaste.


Le monde des arts martiaux, comme ceux du cinéma, des affaires ou de la haute société, demeure un terrain de jeu d’hommes prêts à toutes les bassesses pour profiter des plus faibles, sinon des plus vertueux. Thème de prédilection de Mamet, la cupidité vient empoisonner la vie rangée d’un entraîneur de jiu-jitsu de Los Angeles, qui acceptera de mettre de côté ses principes humanistes et participer à un combat d’arts martiaux mixtes après s’être fait arnaquer par un promoteur et une vedette de cinéma sur le déclin. Personne, pas même sa femme designer, ne l’accompagnera au front, si ce n’est que sa nouvelle recrue, une avocate dont la bonhomie l’avait mis dans le pétrin tout juste avant le début de ses malheurs.


La juxtaposition du code d’honneur du jiu-jitsu avec l’univers m’as-tu-vu de la gente hollywoodienne constitue l’attrait principal du film, du moins de sa proposition initiale (rappelons que The Karate Kid tablait sensiblement sur les mêmes contrastes). Sur papier, les relations ambiguës entre les représentants de la loi, du divertissement, des règles de vie zen et même de la prestidigitation pouvaient laisser présager une équation étonnante, presque surréaliste; au grand écran, la manière Mamet, qui consiste à exposer les vertus du héros en entrée de jeu pour mieux lui faire payer sa crédulité par la suite, a tôt fait de banaliser cet amalgame d’environnements au service d’un suspense boiteux et prévisible plusieurs bobines à l’avance.


Pour peu, Redbelt aurait pu se donner la peine d’être un faux drame sportif éclipsé par les magouilles en vestiaire, mais même sa finale en forme de pied de nez aux confrontations spectaculaires à la Rocky, pèche par sa soif de justice et débouche sur un zèle de rédemption frisant l’incohérence totale. À l’image des protagonistes de la plupart de ses films, Mamet s’est laissé entraîné dans un engrenage presque fatal, celui d’assembler des éléments si éparses que seule une exécution parfaite aurait sauvé l’ensemble d’une caricature quasi inévitable.


Encore une fois, les lacunes en direction d’acteurs minent rapidement les surprises d’un scénario qu’on étire dans tous les sens. Quelle tristesse de voir Chiwetel Ejiofor, livrant ici l’interprétation la plus convaincante de sa carrière, face à un Tim Allen empoté et une Emily Mortimer franchement insupportable – comme la plupart des personnages féminins du film d’ailleurs. Quel gaspillage que celui d’avoir embarqué le vénérable Robert Elswit (There Will Be Blood, Good Night, and Good Luck.) à la direction photo d’une œuvre sans grande envergure esthétique !


Rassurons-nous, la source n’est pas complètement tarie. Même si le Mamet des grands jours semble appartenir à une autre époque, la fluidité des dialogues demeure, tout comme la force incontestable de l’auteur, sa capacité à créer des salauds parvenant à excuser leur manque de scrupules soit par d’impitoyables sophismes ou sinon, de manière plus frontale, par l’application du paradoxe du menteur d’Eubulide.


Peut-être qu’un changement de registre, même passager, serait salutaire. Faudrait-t-il se réjouir pour autant que Mamet écrit et réalise Joan of Bark: the Dog that Saved France pour Will Ferrell cette année?


© 2008

dimanche 25 mai 2008

Atlas du cinéma 2008 - Québec

Opulence et coups de semonce
2008

Paru dans les Cahiers du Cinéma


Tonifié par l’injection de 10 M$ supplémentaires du ministère de la Culture, le cinéma québécois a vécut en 2007 une année d’abondance relative à défaut de se réinventer et d’élargir son public, les entrées chutant de 3,4 %. Deux anniversaires symboliques ont néanmoins marqué une nouvelle étape de son évolution, soit le 10e Gala des Prix Jutra, les Oscars québécois nés dans l’incrédulité et devenus synonymes de respectabilité, mais aussi Le ring d’Anaïs Barbeau-Lavalette, 2e long métrage et premier réel succès international produit par l’INIS, devenu en 10 ans un centre de formation professionnelle francophone crédible capable de faire éclore des talents exportables.


2007 fut surtout l’année de tous les procès, autant parmi la critique que chez les distributeurs. Si L’âge des ténèbres de Denys Arcand essuya de fielleuses admonestations dès sa mise en chantier, sa sélection in extremis en clôture du Festival de Cannes fut la première d’une série de cafouillages kafkaïens qui ont miné le box-office de cette satire d’un grotesque essoufflé.


L’autre procès fut celui du Festival des films du monde et de son indélogeable directeur Serge Losique, réhabilités sans enthousiasme par le gouvernement et les distributeurs québécois après deux ans de purge en raison d’états financiers évasifs. Ces retrouvailles forcées n’ont pu toutefois relever la programmation bancale d’un événement incapable de retrouver son lustre d’antan.


Objet de dérision jusqu’à tout récemment, le cinéma québécois a prouvé à son tour qu’il était capable de juger son public. La thèse de l’ethnocide de la nation algonquine du documentaire «Le peuple invisible», avancée par Robert Monderie et le chanteur engagé Richard Desjardins dans leur documentaire Le peuple invisible, a suscité plus de malaise que d’attroupement dans les salles, ce qui fut également le cas de l’intransigeant Contre toute espérance de Bernard Émond, l’aride chemin de croix d’un couple d’honnêtes travailleurs broyé par un capitalisme baaliste, ou encore le médiatisé L’illusion tranquille de Joanne Marcotte, pamphlet auto-financé par une militante de droite pour éveiller les électeurs aux «abus» de l’interventionnisme, du fonctionnariat et des syndicats.


Pendant que le public se rangeait du côté des 3 p’tits cochons, la 1ère réalisation du comédien vedette Patrick Huard, une version puérile et moralisatrice du célèbre conte anglo-saxon, le filon du film produit à compte d’auteur s’est imposé davantage, notamment par Nos vies privées de Denis Côté et Le cèdre penché de Rafaël Ouellet, mais surtout le court métrage Dust Bowl Ha! Ha! de Sébastien Pilote, émouvant hommage aux ouvriers du Saguenay maintes fois primé au Québec et à l’étranger.


Le verdict critique favorisa quant à lui deux champions festivaliers, l’innovateur court métrage d’animation Madame Tutli-Putli de Chris Lavis et Maciek Szczerbowski, ainsi que Continental, un film sans fusil de Stéphane Lafleur, petit organon clinique sur la solitude incapable de s’affranchir d’Aki Kaurismaki et de Roy Andersson, ses trop évidentes références.


© 2008 Charles-Stéphane Roy


mardi 18 mars 2008

"7IiBF": entretien avec Yang Fudong

Entretien avec Yang Fudong
2008
Paru dans la revue Séquences


Les 4e et 5e parties de la pentalogie Seven Intellectuals in Bamboo Forest étaient présentés dans la section New Frontiers du Festival de Sundance en janvier 2008. Bien que Yang Fudong n’ait pas accompagné ses films en Utah, Séquences a pu le contacter en Asie, où il s’apprêtait à célébrer le nouvel an chinois.


Pourquoi avoir eu recours au film, plutôt qu’à la bande vidéo ou la photographie, pour aborder la notion taoïste de contemplation ?

– Plusieurs formes artistiques ou performances peuvent mener aux mêmes conclusions à partir d’approches différentes. Je n’ai pas recours assidûment aux mêmes techniques, j’espère plutôt que la méthode employée me conduira sur des pistes intéressantes. La perception artistique ne se fixe pas de limites et n’a pas de contraintes temporelles non plus, ce qui explique la durée du projet.


Comment avez-vous planifié l’aspect logistique de ce projet non-linéaire aux environnements multiples ?

– La production des cinq films s’est étalée sur une période de quatre ans, de 2003 à 2007. Je procède toujours de la même manière pour approcher les scènes : j’ai une idée générale de la direction de l’action, du choix des plans, après avoir effectué la recherche de sites de tournages, mais une fois le tournage en cours, j’essaie également de retenir les endroits les plus appropriés pour ajouter une dimension onirique aux scènes. Ceux-ci sont évidemment proches de mes intuitions initiales et de certaines émotions paradoxales que je veux véhiculer. C’est de cette manière que j’arrive à une certaine forme de linéarité dans mon travail.


L’esprit et l’esthétique de votre corpus fait écho aux films des années 1960, particulièrement à Antonioni et la Nouvelle vague française. Est-ce par nostalgie, pour rendre hommage à ce mouvement ou est-ce pour mieux rendre compte de l’intemporalité de votre propos ?

– La Nouvelle vague française symbolise à mes yeux une édification de la pensée, un esprit indépendant qui régnait à l’époque. Je ne crois pas que les films en noir et blanc évoquent la nostalgie, peut-être pouvons-nous appeler cela une esthétique de la mémoire, mais sans que cela suppose le défilement du temps. À mon sens, cela doit englober à la fois le présent et l’avenir. Le présent m’impressionne et m’interpelle plus que le passé. Il existe plusieurs bons films que les gens n’ont pas besoin de revoir pour qu’ils soient toujours présents dans leurs cœurs.


Quelle est la perception actuelle des intellectuels sur la Chine contemporaine, de plus en plus capitaliste ?

– Leurs sentiments sont partagés, l’avenir leur apparaît tout aussi incertain. La situation va continuer à évoluer et se développer lentement.


Avec pareil agenda, est-ce que l’improvisation était proscrite à la faveur d’une planification méthodique ?

– Je n’ai jamais une idée précise des plans que je veux tourner, ni de la manière de cadrer l’action. L’émotion me guide durant le tournage. Ce que je tourne est largement improvisé, quelques fois j’ai quelques concepts que je veux tester mais je ne m’empêche pas de changer d’idée et de me nourrir de l’inspiration du moment. Quoiqu’il en soit, la direction de l’œuvre demeure la même.


Est-ce que les parties peuvent être comprises et appréciées de manière autonome, ou si le sens général est plus important que les déclinaisons des thèmes de votre projet ?

Je crois que Seven Intellectuals… peut être apprécié à la fois comme un tout et en partie, surtout si la manière de regarder évolue face à chaque œuvre. Mais mon objectif était de construire un film en cinq parties qui serait visionné dans son ensemble… de manière sereine.


La 5e partie, qui clôt la pentalogie, montre les intellectuels jouissant des soi-disants attributs de la vie urbaine, s’adonnant à des loisirs, des passe-temps et au travail hiérarchisé. Comment la ville affecte véritablement les relations entre les personnages ?

– L’intellectuel fait partie de toutes les sphères de la vie en ville. La cité peut être vue comme un microcosme de la vie, elle respire tout en étant extrêmement sensible. Contrairement à ce que nous croyons, toute son activité se produit de manière involontaire. Comme les sages du bosquet de bambou, le mode de vie urbaine ne fait que commencer.


Merci à Rose Lord de la Gallerie Marian Goodman (New York) et Lorenz Helbling de la galerie ShanghART (Shanghai) pour leur précieuse collaboration

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Seven Intellectuals in Bamboo Forest"

Seven Intellectuals in Bamboo Forest
2008
Paru dans la revue Séquences


Rats de cinémathèques, rats des champs


Quelle est la place des philosophes et des intellectuels dans la société d’aujourd’hui ? À la ville (Stanley Cavell) ou à la plage (Bernard-Henri Lévy) ? Quels sont les effets de la campagne sur eux (Charles Taylor) ? La réponse se trouve peut-être à l’orée de Seven Intellectuals in Bamboo Forest de l’artiste chinois Yang Fudong, à la fois fresque, pensum et bravade cinéphilique.


Lancé en 2003 dans des galeries à New York et Shanghai, la première partie de SIBF présentait, en moins de 30 minutes, la rencontre entre Ruan Ji, Ji Kang, Shan Tao, Liu Ling, Ruan Yan, Xiang Xiu and Wang Rong, déserteurs du monde civilisé à la recherche d’un mode de vie meublé de chants et de beuveries. Bien avant le retour des mouvements communautaristes des années 1960, le groupe des sept philosophes de la Chine sieds entre les dynasties Wei et Jin magnifiaient la liberté individuelle totale, passant du même coup à l’histoire.


Yang Fudong, découvert au grand écran avec An Estranged Paradise (2002), a modernisé leur quête dans une œuvre étalée sur cinq films de durées variables, entre le moyen et le long métrage, formant une anthologie de plus de quatre heures, dont le premier segment fut présenté en 2003 à la 50e Mostra de Venise, le volet cinéma d’une Biennale multidisciplinaire tout indiquée pour accueillir pareille proposition.


Réalisé quelques années plus tôt, le triptyque photographique «The First Intellectual» avait rendu publique sa fascination de l’utopie dans la civilisation orientale, un concept qu’il a voulu ouvrir davantage les perspectives par une œuvre à grand déploiement. S’inspirant des célèbres poèmes des « Septs sages du bosquet de bambou » de la culture Xuanxue et du rôle des intellectuels chinois de l’après-guerre, Fudong a opposé les contrastes entre le concept taoïste ch'ing-t'an (conversation pure) et celui de la pensée en action, qui incitait les sages à réagir de façon spontanée aux beautés de la nature plutôt que de discourir vainement sur les limites du champ politique.


Le premier film, tel une préface, lance nos intellectuels à l’assaut de la montagne Huangshan, éblouis par la luxuriante nature et l’atmosphère apaisante des lieux. Le second volet délaisse le mode contemplatif et scrute les effets ce cet environnement de rêve sur les relations entre les intellectuels, déchirés entre la méditation et la rhétorique.


L’artiste fait ensuite voyager l’équipage sur les voies philosophiques et volages de la vie métropolitaine, puis dans un village peuplé de paysans et enfin sur une île déserte où ils tentent de recréer de nouveaux modèles de hiérarchisation sociale. Le 5e et dernier film les confrontent aux inévitables réalités de leurs contemporains, enracinés dans l’argent et la banalisation utilitaire.


Tourné en noir et blanc dans un 35mm somptueux, sans dialogues, la série évoque l’orfèvrerie absurde de Roy Andersson, les ombres siphonales de Anton Corbjin, la rigueur Garrel, mais aussi les postures théâtrales à la Twilight of the Ice Nymphs, Les ailes du désir ou Prosperos’ Books, ces espaces affranchis aux modes (sinon antiques) où se joue le jugement des civilisation.


Joueurs de baseball sur les toits, cuisiniers tapant des mains en chœur, valets scotchés au billard ; les intellectuels apprivoisent la représentation publique, le corps devenu service, la symétrie des destins, le sacre des hobbies, l’offre et la demande. À force de travellings, Fudong semble parodier la modernité pour mieux mettre à découvert ses écueils, sa vacuité sexuelle, les excès de son autoréflexion et la contamination des espaces fonctionnels dont l’hôtel, des penthouse aux égouts, devient ici le symbole familier de notre désincarnation.


Armés d’un complet cravate et de porte-documents, la bande des sept danse et boit, baise et nage, éprouve le plaisir et la jalousie, testent le silence. Comme un automate désarticulé, l’esprit de clan s’effrite et s’affole simultanément dans les distractions. Un cheval traverse un parc ; la ville, un zoo pour l’homme ?


Pour le festivalier aguerri, SIBF n’est pas aussi rebutant qu’il en a l’air, Fudong se servant de la syntaxe du cinéma pour articuler, des milliers de plans à l’appui, un postulat d’une limpidité narrative réjouissante. Au-delà de sa durée et ses restrictions, la pentalogie privilégie autant les réalités matérielles qu’humaine, de façon à mettre aussi en évidence l’intellectuel qui cache la forêt.


© 2008 Charles-Stéphane Roy

Sundance 08

24e Festival de Sundance
2008
Paru dans la revue Séquences


Que reste-t-il des Indépendants?

Robert Redford, le Sundance Kid, s’est fait bien discret à l’ombre des pistes de ski de Park City, cité de villégiature hivernale où les chefs des multinationales remisent leurs raquettes. Après 24 ans, le plus important festival américain n’a peut-être plus aussi souvent besoin du golden boy pour attirer les studios, les vedettes et les médias dans son antre de découvertes, mais l’arrivée de la génération numérique et l’inclusion d’un volet international a ouvert le jeu considérablement de l’événement, qui aura fort à faire pour convaincre les acheteurs de délaisser leurs luxueux condos pour investir un marché encore en devenir.


Sundance sera toujours la Mecque du branding et le véritable point de ralliement de la faune indépendante, un terme générique qui a encore sa pertinence dans l’industrie américaine, faute de subventions et de risques encourus par les studios. Plus encore qu’à Toronto, on a rapidement le sentiment qu’il ne s’agit que d’une façade pour lancer sa ligne et attraper le bon acheteur. Bon an mal an, il y a surenchère de films, qui pour la plupart répondent aux critères d’une formule éprouvée; celle de la comédie sardonique aux personnages antisociaux, avec musique indie de circonstance et esthétique de perdants kitsch à la clé.


Vous l’aurez compris, les clones de Solondz, Tanrantino et Jared Hess sont légion, si bien que les voix originales se disséminent rapidement dans une mer de vagues à l’âme factices ou maniérés. Pourtant, il s’agit d’un des rares tremplins pour le cinéma non pas de gauche, mais du bas; celui des minorités économiques, des Afro-américains, des Premières Nations et des Hispanophones.


Alors, dans quel état se trouve le cinéma indépendant américain? Dans un carrefour générationnel, à la lumière de la programmation de cette année, où les high concepts formatés pour appâter les studios – Hamlet 2 de Andrew Fleming, à la prémisse limpide et hilarante; ou bien le faussement nymphomane Choke de Clark Gregg) côtoient les essais plus aboutis (58 premières œuvres, toutes catégories confondues).


Le drame Frozen River de Courtney Hunt, gagnant du prix du meilleur film de fiction, illustre bien comment la production périphérique peut se mettre au service des citoyens dits de seconde zone – ici, une mère monoparentale vivant dans une roulotte et une Mohawk survivant avec un racket d’immigrants illégaux passés incognito du Québec à l’État de New York en conduisant une voiture sur le fleuve Saint-Laurent gelé. À la fois trash et bourré de bons sentiments, Hunt a fait fondre le cœur du jury principal (Quentin Tarantino le premier!) avec une œuvre qui s’inscrivait dans un certain corpus au festival, tel le porte-voix d’une Amérique méconnue, qu’on jurerait tiers-mondiste : à en croire les nouveaux indépendants, les Etats-Unis hors des grands centres ressemblent à une vaste réserve.


Tel était aussi le constat du puissant et abouti Ballast de Lance Hammer, un cinéaste à surveiller. Plantée dans le delta hivernal du Mississipi, sa caméra scotchée à l’épaule scrute la relation turbulente entre une mère monoparentale (un paradigme de l’édition 08), son fils de 12 ans qui commence à frayer avec la vermine du coin et un voisin à la bonté naïve. Visiblement inspiré par les Dardenne, Bruno Dumont et le cinéma social européen, le film, déjà sélectionné en compétition à Berlin, devrait circuler à travers bon nombre de festivals, et avec raison.


Un peu plus haut, la classe moyenne américaine tourne en rond avec ses malheurs bien sages, s’il faut en croire la majorité de la production misant sur des vedettes établies. La religion occupa étonnamment beaucoup de terrain, même de façon déguisée dans le champ gauche, comme en fait foi le prêchi-prêcha Henry Poole is Here du réputé clippeur Mark Pellington, pendant que la libéralisation des mœurs continue d’alimenter l’imaginaire des cinéastes, à l’instar du Mysteries of Pittsburgh de Rawson Marshall Thurber, la tiède adaptation du roman influent de Michael Chabon qui ne réinvente en rien le triangle amoureux, même quand les pivots sont Sienna Miller et le fabuleux Peter Sarsgaard, qui, avec Paul Giamatti et Patricia Clarkson, sont devenus des figures incontournables à Sundance.


Beaucoup plus cinglant fut Towelhead, le 1er long métrage du scénariste Alan Ball (American Beauty), nouvelle charge contre la banlieusardise; rarement viol, racisme et préjudice n’auront été si drôles! À l’autre bout du spectre, la solitude occupe encore passablement l’imaginaire indépendant, à l’image de l’inqualifiable Goliath des frères Zellner, l’observation poussive d’un cocu développant une obsession à retrouver son chat après le départ de sa femme; l’affection cynique qu’entretiennent les Américains envers ses marginaux.


Tandis que les solides Up the Yangtze (ONF) de Yung Chang et Les femmes de la Brukman de Isaac Isitan représentaient le Québec, de plus en plus visible aux abords de Deer Valley, Sundance n’a pas concocté des sections internationales à la hauteur de leurs ambitions, optant pour des essais arc-en-ciel de cinématographies, souvent en émergence (Azerbaijan, Jordanie, Pérou, Colombie, Panama).



© 2008 Charles-Stéphane Roy

Locarno 07: entrevue avec Mike Leigh

Entrevue avec Mike Leigh
2008
Paru dans la revue Séquences


Le lecteur de comédiens


La section Retour à Locarno 07 invitait l’été dernier les cinéastes s’étant mérité le Léopard d’or au cours des 60 ans du festival suisse à venir présenter à nouveau leurs films lauréats à un nouveau public. L’Anglais Mike Leigh était sur place relater son rendez-vous… manqué avec l’histoire.


Bleak Moments a mis au monde Mike Leigh, du moins dans les festivals, où il obtint une consécration avant de mourir sur les écrans commerciaux peu de temps par la suite, renvoyant Leigh à la télévision pour les 10 années suivantes.


« Le film a attiré un nombre limité mais satisfaisant en salles, s’est rappelé Leigh. Plusieurs personnes ont détesté, disant que c’était pire que de regarder de la tapisserie sécher. Aux Etats-Unis, le film a été rebaptisé « Loving Moments » pour toucher un plus grand public, mais le distributeur n’était pas confiant et l’a rapidement retiré de l’affiche. Les gens avaient de la difficulté à définir le film; pour moi, c’était du Bergman avec des blagues! Ça m’a pris 17 ans avant de refaire un long métrage (High Hopes), c’était tout simplement impossible en Grande-Bretagne pour les jeunes cinéastes de s’imposer, sinon à la télévision. Ce fut également le cas pour Ken Loach et Stephen Frears. Pour ma part, c’était difficile de trouver des fonds sans garantir aux investisseurs comment l’histoire allait se dérouler. »


Le cinéaste n’avait pu se rendre en Suisse présenter le film et chercher son Léopard d’or, si bien que le festival lui a promis de l’inviter l’année suivante, puis la suivante encore tout en oubliant de passer à l’acte. Leigh a finalement pu présenter son coup de départ pour la 1èrefois à Locarno… 36 ans plus tard.


Leigh avait pu financer Bleak Moments grâce à l’acteur Albert Finney, qui a fait beaucoup d’argent durant les années 1960. Il a encouragé à l’époque les 1ers essais de Frears, mais aussi Tony Scott. « J’étais attiré à ce moment-là par des thèmes comme la solitude, l’amour, la communication et les inhibitions sociales ; qui nous sommes en regard avec ce que nous voulons projeter comme image, soutient le cinéaste. Les situations dans lesquelles nous sommes pris et ne pouvons accomplir notre plein potentiel sont de bons moteurs dramatiques. »


Comme il le fit pour ses films subséquents, Leigh utilise l’acteur pour peaufiner les liens entre les personnages et finaliser son scénario. « Je démarre mon raisonnement à partir de mes propres expériences à sentir les émotions des gens, à lire leurs réactions. Mes films ne sont jamais complètement autobiographiques ; je ressemble un peu au personnage de Peter, le professeur coincé, mon travail est somme toute peu élaboré. »


Le choix des acteurs est déterminant pour l’évolution des projets de Leigh, ceux-ci deviennent de véritables partenaires de création. « Je cherche des acteurs ‘vrais’, ce sont souvent les plus professionnels d’entre tous, estime l’Anglais. Je dois admirer leur performance pour être capable de les impliquer dans mon travail, il s’agit d’une méthode simple et sophistiquée à la fois, une collaboration de tous les instants ; sans scénario à proprement dit, j’effectue des improvisations avec les acteurs durant une longue période de temps, c’est un processus évolutif. Et lorsque je revois ces films, je m’aperçois à quel point les performances demeurent de haut niveau même si la sensibilité d’aujourd’hui n’est pas la même qu’au début des années 1970. »


Le personnage de Sylvia, interprété avec maîtrise par Anne Raitt, évoque la jeunesse du réalisateur, témoin des grands bouleversements des années 1940. « Bleak Moments est la somme de mon expérience de jeune garçon, puis d’adolescent entre la dépression et la Seconde guerre mondiale, confie Leigh. Comme je suis né dans une période trouble, j’ai rapidement appris le sens de la privation, mais aussi d’être à l’écoute de mon milieu. J’étais très observateur. La guerre fut une très grande épreuve où j’avais besoin des autres comme ceux-ci avaient besoin de moi. C’est dans cet esprit que j’ai imaginé la sœur déficiente intellectuelle de Sylvia, et sa grande tendresse envers elle. Ce sont des Sœurs Brontë nouveau genre ! En fait, elles incarnent toute la répression émotive de la sous-bourgeoisie, et les embarras que cela occasionne. »


Quant au ton si particulier de Bleak Moments, Leigh croit que le secret réside dans une attention portée aux scènes dans leur ensemble. « Le seul dialogue ne peut pas alimenter une scène complète, il faut le situer par rapport au jeu des comédiens, leur débit, leur position dans le décor, le choix du cadre et de la lumière, mais surtout dans le choix des mots employés, l’espace entre ceux-ci et le sous-texte. Il faut que la personnalité et l’expérience des personnages transpire dans chaque réplique, chaque hésitation, pour en faire des individus à part entière et ainsi enrichir leurs interactions. »



© 2008 Charles-Stéphane Roy