mercredi 23 juillet 2008

Crise aux Cahiers du cinéma


Crise aux Cahiers du cinéma: que sont mes amis devenus?
2008
Paru dans la revue Séquences

Les Cahiers du Cinéma, l’institution parmi toutes les institutions du 7e Art, le berceau de la théorie des auteurs, risque l’extinction, ou du moins une existence plus confidentielle, depuis que le groupe La Vie-Le Monde, éditeur du quotidien français du même nom et propriétaire des Editions de l’Etoile, compte se délester de la publication depuis peu. Que vaut, et qui veut encore Les Cahiers?

La critique de cinéma, comme art et comme gagne-pain, mange ses croûtes par les temps qui courent. Symptomatique d’une époque où le commerce des opinions explose à travers les tribunes numériques, la fragilité de la critique, comme toute pratique intermédiaire (à la fois au service du film et du spectateur), est conditionnelle à la dévotion allouée autant par ses syndiqués que ses abonnés.

De sérieux, les Cahiers n’en ont jamais manqué, bien au contraire. Tout autant adulée par les cinéphages que décriée par les spectateurs occasionnels et snobée par l’intelligentsia universitaire, la publication a appris à manœuvrer envers et contre tous, consciente, en dépit des époques et de ses éditeurs, que de la rigueur naît la tradition, et que d’avoir eu dans ses rangs des monstres sacrés comme Bazin, Rivette, Godard, Truffaut, Chabrol, Rohmer et Schroeder est un héritage dont il faut assurer la pérennité, coûte que coûte.

Si l’avenir des Cahiers parait sérieusement remis en doute, son présent demeurait fidèle à son esprit d’innovation et sa légendaire aspiration à porter à bout de bras les œuvres nécessaire de l’expression cinématographique. L’actualisation récente de son site web, le lancement d’une version internationale (en anglais), d’une autre, ibérique (en espagnol), et l’édition de DVD thématiques témoignent non seulement du leadership que comptait préserver la revue, mais également de sa propension à s’acclimater aux nouvelles réalités de l’édition et de la cinéphilie, sans pour autant dilapider son essence pour mieux se fondre à la dernière tendance. À l’heure des blogues et de la VSD, la nouvelle dynamique des Cahiers est devenue le modèle même d’une publication tournée vers l’avenir, une formule reprise un peu partout sur la planète, et même au Québec.

En France, le débat est donc lancé : sans susciter de violentes passions, la crise que connaît la presse écrite en général et les Cahiers en particulier a fait monter au front plusieurs cinéastes, journalistes et autres fans de la critique, sinon des «Amis des Cahiers». Ces Amis, un groupe présidé par Alain Bergala, forment un lobby et utilisent leur notoriété (Assayas, Bonitzer, Carrière, Labarthe, Toubiana et plusieurs autres) dans leurs professions respectives –représentant toute la chaîne alimentaire du cinéma français – pour qu’un groupe de presse, ou du moins une entreprise aux reins et à la cinéphilie solides, tente de sauver les Cahiers et les Éditions de l’Étoile, qui comprend des acteurs, anciens et récents, de l’histoire de la revue. Tous ses membres se sentent investis d’une mission envers cette institution qu’ils ont fait grandir et envers laquelle ils ont cultivé à leur manière une responsabilité et une fierté.

On les comprend aisément : en Hexagone, l’espace philosophique que constitue Les Cahiers est devenu un des cinq symboles incontournables de la vision française du cinéma comme industrie et comme art, avec la Cinémathèque française (espace de conservation), le CNC (espace de production), Unifrance (espace de promotion) et le Festival de Cannes (espace de mythisation), autres concepts interdépendants et brevetés 100 % gaulois. Plus que tout, ce sont des marques, des ambassadeurs de la Culture française connus dans toutes les sphères du cinéma international. La disparition d’un seul de ces cinq éléments altérera à coup sûr le flux, la diversité et l’influence de la France auprès de son public et de ses partenaires étrangers.

On pourrait arguer que le site web d’Allociné, un portail d’information faisant désormais office de vitrine promotionnelle et de potinage des films à l’affiche, est plus souvent fréquenté que celui des Cahiers. Sert-il mieux pour autant les intérêts des films et de leurs créateurs? Idem pour celui des publications spécialisées comme Variety, The Hollywood Reporter, Screen International ou IndieWire, toutes anglophones, mais également soucieuses de traiter le cinéma comme un bien sans frontières, car ses revnus n’ont pas eux non plus de passeport dans un monde médiatique où IMdB et Rotten Tomatoes sont devenus les nouvelles références. Les Cahiers seraient ainsi devenus (ou demeurés, c’est selon) l’exception culturelle qui confirme la règle industrielle.

À moins d’un miracle ou d’un revirement inattendu, les Cahiers ne devraient survivre que sous une forme remaniée, et son nouveau propriétaire devra forcément composer avec la constellation d’Amis de la revue, un élément qui pourrait à la fois constituer le meilleur et le pire atout pour trouver preneur.

© 2008