lundi 8 octobre 2007

Critique "La raison du plus faible"

La raison du plus faible
de Lucas Belvaux
2007
Paru dans la revue Séquences


Dans Cavale, l’un des volets de sa récente trilogie, le Belge Lucas Belvaux incarnait un type traqué, un fugitif fonçant tête première vers son triste destin, sans souci pour ses proches et son milieu. Marc, son personnage dans La raison du plus faible, vient du même moule mais traîne la conscience des conséquences de ses méfaits passés. Voilà la nuance cruciale entre deux films réalisés par un acteur assumé en pleine possession de ses moyens : le lieu qui façonne le citoyen et donne le biberon aux criminels.


Ici, c’est Liège, témoin autrefois d’une scène théâtrale où un malfrat fut abattu par la police après avoir lancé un magot volé du haut d’un immeuble locatif, faisant la joie des passants et le drame d’une famille rongée par le chômage. À la fois polar, chronique sociale et comédie, La raison du plus faible ancre ce fait divers dans le quotidien de quatre amis d’un petit quartier de la ville, quatre hommes représentant autant de déclinaisons de virilités blessées : un handicapé, un vieux retraité, un jeune surdiplômé devenu gardienne de son enfant et un ex-prisonnier en probation. Colmatant leurs crises individuelles, les membres du groupe songent à la méthode forte pour remédier au désespoir rongeant leur amitié. Entre la misère immédiate et la prison, reste le risque d’une vie meilleure. Les braqueurs amateurs mettent à exécution leur plan de fortune qui virera rapidement au drame communautaire télévisé lors d’une finale aussi spectaculaire que poussive.


Les qualités manifestes de La raison du plus faible ne manquent pas, l’aisance de ses acteurs et la précision de ses dialogues en tête, mais sont flouées immanquablement par une charge prêchi-prêcha sur la condition ouvrière à la fois maladroite et accessoire, et son ton hésitant, égorgé par sa volonté d’inclusion de genres tous manipulés en mode mineur, sans dépassements. Reléguant sans réelle autorité son discours sur la banquette arrière, Belvaux nous dit peut-être que la camaraderie, même hors de l’usine, mérite d’être vécue avant que l’instinct de survie n’emporte tout. Une fois de plus, de la noblesse naît le tragique…


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "Mon meilleur ami"

Mon meilleur ami
de Patrice Leconte
2007
Paru dans la revue Séquences


Après deux ratages dont un fort lucratif (Dogora et Les bronzés 3), Patrice Leconte revient enfin à la comédie de mœurs, le genre dans lequel il donne manifestement la pleine mesure de son agilité et son humanisme. Mon meilleur ami montre Leconte sous son meilleur jour et pourrait connaître un succès appréciable aux Etats-Unis comme ailleurs hors de France tant sa prémisse canon tend à l’universel.


Les Américains appellent ça un high concept; une idée assez forte pour résumer et soutenir tout un film. Celle de Mon meilleur ami est aussi absurde qu’implacable : un marchand d’art doit se trouver un ami vrai et sincère en 10 jours pour remporter un pari avec sa collègue. Craignant de mourir dans l’anonymat, le marchand tente de s’acoquiner avec un chauffeur de taxi féru de quiz à qui tout sourit, sauf la chance et l’âme sœur. S’aidant mutuellement, le chauffeur et le marchand en viendront à vivre une véritable idylle avant que la réalité ne les rattrape. Une fois guéris leurs orgueils blessés, les deux hommes abordent à nouveau leur amitié sous un sens nouveau, celui de la franchise.


Plus pertinent que subtil, le message de Leconte sur la difficulté de l’amitié entre hommes, hors de toute ambiguïté sexuelle, fait résonner plusieurs cordes sensibles contemporaines : le manque de temps, le désintéressement envers les autres, la difficulté à livrer ses émotions tous sexes confondus et la place de l’amitié dans nos intimités de plus en plus étroites. Sans signer le film de l’année, Leconte retrouve ici le tiercé gagnant de la comédie classique à la française – scénario à la logique éprouvée, comédiens à la hauteur de la situation et filon social en toile de fond. Il fait bon revoir Auteuil tomber dans le pathétique, Boon en faire juste ce qu’il faut – ce qui n’était pas arrivé depuis quelques bobines déjà – et apprécier le savoir-faire de Leconte dans les menus détails de son récit le plus juste depuis Confidences trop intimes.


Reste que la recette commence à ressembler à s’y méprendre à du Francis Veber, autre Français adopté presque inconditionnellement par les Américains, dont les forces sont devenues prévisibles et trop calculées à la longue pour soutenir une filmographie entière.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "Zidane, un portrait du XXIe siècle"

Zidane, un portrait du XXIe siècle
de Philippe Parreno et Douglas Gordon
2007
Paru dans la revue Séquences


Coller 17 caméras HD durant un match en temps réel sur un seul joueur de soccer, aussi légendaire soit-il, telle est la fausse meilleure idée de l’année au cinéma. Zidane, un portrait du XXIe siècle est moins un documentaire sur le sport qu’une ode au dieu du stade marseillais doublée d’une réflexion grandeur nature du culte de l’image et une formidable pub fleuve pour la marque Siemens, dont la commandite affuble le maillot de la vedette. Le film rejoint avant tout les préoccupations des cinéastes Philippe Parreno et Douglas Gordon sur notre compréhension du montage, et peut-être plus significativement encore, du rôle crucial du son au cinéma.


Pour autant que l’on ne s’attarde peu au résultat de la partie du 23 avril 2005 entre le Real Madrid et Villareal, le film offre une proximité de tous les instants avec Zidane, isolé du reste de ses coéquipiers (dont faisaient partie les tout aussi illustres Ronaldo et David Beckham), comme contrepoids aux retransmissions traditionnelles des événements sportifs. Le premier quart d’heure procure une sensation d’exaltation permanente, alors que le spectateur vit au quart de seconde les revirements successifs de la partie sur les talons de l’étoile française.


Mais plus la projection avance, et plus l’effet s’estompe, alors que surgissent des interrogations sur la pertinence d’un pareil parti pris focal : le fait de séquestrer Zidane hors de son équipe, de la partie et même du stade annule la dimension surhumaine du sport le plus pratiqué sur le globe. Livré à lui-même, mis en boîte dans ses gestes les plus insignifiants, Zidane redevient Zinédine, un pousse-ballon parmi d’autres, possédant certes la carrure de l’emploi, mais dépossédé de son arme préférée : l’effet de surprise, la propension à surgir de nulle part pour prendre à contre-pied ses adversaires.


Malheureusement, les cinéastes n’ont pu bénéficier des systèmes de caméras aériennes de la NFL aux Etats-Unis pour donner véritablement l’impression d’être aux côtés de Zidane sur le terrain, confinant toutes les caméras aux seuls angles latéraux des lignes de côté. Seul canal narratif du film, la musique du groupe Mogwai solennise l’ensemble et redonne à Zidane, expulsé en fin de match, ses airs d’Olympien.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "Election / Election Triad"

Election / Election Triad
de Johnnie To
2007
Paru dans la revue Séquences


Le syndrome chinois


Après trop d’années passées dans l’ombre de John Woo et Tsui Hark, le Hong-Kongais Johnnie To lâche deux bombes sur les Triades et expose tout son talent une fois pour toutes, près de 50 réalisations depuis ses débuts, proposant du même coup au genre une nouvelle valeur-étalon.


Le tandem Election / Election Triad est au film de mafia ce que la série Infernal Affairs a fait pour le film de gangster : un secouage de puces en règle, une relecture hyperréaliste des codes du genre et la preuve par quatre que les Américains mordent aujourd’hui la poussière dans un domaine dont ils avaient pourtant érigés les mythes. Après une période creuse, revoilà Johnnie To touchant à nouveau du bois, comme en font foi Breaking News, le présent dyptique ou Exiled, toujours inédit au Québec. Fidèle à l’industrie hong-kongaise, To ne se contente pas de pousser la proposition du portrait de la société criminelle la moins secrète de la péninsule asiatique avec l’aisance qu’on lui connaît; il n’hésite pas non plus à mixer le tout avec un humour quasi tabou au genre. Du coup, le drame des dirigeants de la Wo Shing, la plus vieille tradition triade de Hong Kong, s’élève à un niveau tragicomique aussi libérateur qu’insolent.


Le premier volet met en scène les prétendants au titre de leader des 50 000 membres du groupe souterrain Wo Shing, qui fait main basse sur les affaires criminelles à Hong Kong depuis toujours. Le placide Lam Lok et l’explosif Big D sont les prétendants les plus sérieux au titre, mais n’utilisent pas les mêmes méthodes pour s’accaparer du trône, le premier ayant recours aux jeux de coulisse ; le second, à la force et l’intimidation. Leur sort est rapidement réglé lorsque les Oncles, un conseil des aînés de la Triade, décide d’avaliser l’accession de Lok au fameux titre, ce qui déclenche l’ire de Big D, décidé à régler l’affaire quitte à diviser la fratrie pour arriver à ses fins. Entre alors en jeu le corps policier, qui souhaite frapper un grand coup en démantelant le réseau par la tête ; tandis que les alliances se multiplient au sein du clan au même rythme que les trahisons, Lok prend les moyens nécessaires pour assurer sa survie et celle de la légendaire société secrète.


Le chapitre final oppose trois ans plus tard Lok, maintenant sur le point de céder sa place après un règne fructueux pour son groupe, et Jimmy, son dauphin récalcitrant, alors que le premier devient à son tour imbu de sa position et que le second se fait mettre en boîte par la police chinoise pour maintenir un équilibre entre les affaires de la Triade et la légalité. Les piliers du Wo Shing en sont à leur dernière heure, décimés par les rêves d’expansion des jeunes héritiers.


Si Election et Election Triad résument le travail de Johnnie To le technicien méticuleux et le directeur d’acteurs affable, c’est dans l’étude des rapports de forces internes et périphériques de la Triade hong-kongaise que ces films atteignent un niveau inégalé au pinacle de son œuvre, portant le diptyque à la dimension de la série des Once Upon a Time in China de son compatriote Hark. Fratricides à souhait, les Election multiplient non seulement les poursuites endiablées, les coups bas, les couteaux et les cadavres, mais proposent de savants allers-retours entre la transmission interrompue d’un collège criminel miné par son code d’honneur classique, et le flou économique en Asie, plateforme plus attirante encore que le strict pouvoir insulaire d’une bande locale, aussi réputée soit-elle.


Sous l’œil de To, la corruption gangrène toute moralité en plein jour comme dans l’obscurité, risquant l’ordre établi entre les malfrats et la justice, mais donnant lieu à des règlements de comptes sournois d’une admirable exécution, procurant peut-être au tandem ses scènes les plus exaltantes et les mieux réussies. Les pires scènes de torture auront d’ailleurs lieu entre membres de la Triade, et non pas avec leurs opposants naturels.


La transition entre le cartel de drogue et de prostitution vers les affaires intracontinentales de DVD piratés et le blanchiment d’argent est également perceptible dans le changement de mentalité et la notion d’ennemi chez le personnage emblématique de Jimmy, playboy consciencieux en quête d’absolution légale. Désirant maintenant amener son racket sur les marchés internationaux, Jimmy se montre plus enclin à frayer en toute liberté avec les autorités qu’à subir les pressions d’une Triade au décorum d’apparat. La finale évoque un système social plus féroce encore que les batailles hors-barbacanes, laissant croire que la légalité procure une légitimité aux manœuvres bassement cupides autrement plus effrayante que celles du crime organisé.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "Shotgun Stories"

Shotgun Stories
de
Jeff Nichols
2007
Paru dans la revue Séquences


Drame de fourche et de plomb


Sorti discrètement dans l’une des sections parallèles de la Berlinale 07, Shotgun Stories a provoqué une petite commotion chez ceux qui pensaient en avoir fini avec le mythe américain du « œil pour œil ». Anglais, Coréens et Français ont compris le message en se portant acquéreur des droits nationaux du 1er film de Jeff Nichols.


Shotgun Stories sent l’orage imminent, le ruminement des castes terriennes, la bière en cannettes et l’écho des carabines, tout comme le souffle des films fermiers de Terence Malick et son émule David Gordon Green, incidemment producteur de Jeff Nichols, jeune réalisateur à la main froide et la tête remplie de symboles d’Americana. Nichols arrive en bout de course d’une lame de fond d’oeuvres inspirées par le vague à l’âme des communautés rurales, corpuscule recoupant autant Green (All the Real Girls) que Phil Morrison (Junebug), Kelly Reichardt (Old Joy) ou Billy Bob Thornton, qui donna le signal dès 1996 avec Sling Blade.


Plus état d’esprit que réel manifeste, la soupe Southern Gothic table plus souvent qu’à son tour sur le désoeuvrement des collectivités clairsemées des contrées délaissées avec contemplation et une chaleur tangible. Shotgun Stories se penche quant à lui sur les pactes de sang et les conflits intergénérationnels minant les têtes brûlées de clans revanchards. Le portrait de Nichols, même s’il verse dans l’extrême, offre son lot de losers magnifiés, d’orgueils blessés et de froussards gagne-petits pour garnir une demi-douzaine de films de cette tendance, mais la maîtrise de l’ensemble est telle qu’on se sent immédiatement entouré d’une famille authentique prise avec des déchirures inconciliables que les tragédiens antiques n’auraient pas renié.


La loi du talion a cours à Little Rock (Arkansas), champ d’honneur d’une rivalité entre les sept fils issu des deux mariages de Cleaman Hayes, un ancien ivrogne négligent devenu un born again habile en affaires. Apprenant son décès, Son, Boy et Kid, sa progéniture non désirée du temps de sa première épouse, vient assombrir les funérailles de Cleaman Jr., Mark, Stephen et John, les quatre fils chéris du temps de la conversion du patriarche. En crachant sur son cercueil, Son réanime une ancienne rivalité avec ses demi-frères, qui nourrissent eux-mêmes un mépris envers l’indolence des rejetons du paternel.


Ce qui n’est rien pour redorer l’existence de Son, Boy et Kid, qui forment une fratrie sans le sou – l’aîné, pisciculteur de son métier, héberge Kid dans une tente de camping derrière sa bicoque, tandis que Boy, fan de basketball, vit dans son camion – inconfortable à la présence des femmes. De menaces en coups de poing, les frères prennent les armes après que Kid ait fait les frais des autres Hayes après avoir lui-même battu un des leurs à la pelle. Quelques violences plus tard, Boy tente d’enterrer la hache de guerre avec ses demi-frères afin d’éviter l’hécatombe.


Au-delà de son scénario calibré et de son atmosphère savamment délabrée, Shotgun Stories puise sa force et son drame dans – fait rare – la puissance d’évocation des lieux et la morphologie des personnages. Des maisonnettes rouillées aux labours à perte de vue, l’espace du film isole une galerie de personnages inquiétants tour à tour par la sévérité de leurs traits, la bonhomie de leurs raisonnements et la fulgurance de leurs réactions. Rugueux et juvéniles, les interprètes des Hayes passeraient facilement pour une belle bande de consanguins si ce n’était de leurs rapports de force hérités d’un père qu’on s’image à la limite schizo (on ne le verra pas du film) et de mères le nez dans la soupe pendant que leurs fils se canardent à qui mieux mieux. Michael Shannon, pour un, offre une performance à scier les jambes tellement son visage ne permet aucun autre sentiment que la rancune et l’incapacité à régler quoi que ce soit dans sa propre cour. Assurément de ces gueules et ces voix qu’on ne souhaite pas croiser en arrière-pays.


Comme toute tragédie qui se respecte, l’inévitable de la confrontation est complexifié par la pleine conscience des personnages des racines de leur conflit et de l’injustice dans leur malheur. Pareille démonstration ne peut être le fruit que d’une acuité certaine, que Hayes déploie plus vraisemblablement au scénario et à la direction d’acteurs qu’à la réalisation. L’intelligence du propos tient ainsi dans la manière dont ces brutes placides en viendront à révéler les raisons derrière leur haine sans dévier de leur course mortelle pour autant. Pour soulager le spectateur d’une telle dose de fatalité, quelques contrepoids témoignent d’un sens de l’observation accru et d’un humanisme manifeste envers cette galerie de mal-aimés incapables d’abdiquer, affrontant la vie une calamité à la fois.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "The Films of Alejandro Jodorowsky"

The Films of Alejandro Jodorowsky
5 DVD

2007
Paru dans la revue Séquences


Gourou, charlatan, génie, démon : l’anticonformiste Alejandro Jodorowsky fut taxé de tous les noms durant sa déconcertante carrière. L’éditeur vidéo Anchor Bay dépoussière ses débuts fulgurants et nous rappelle comment le Chilien d’origine su tirer profit des mœurs de son époque pour nourrir sa légende.


Si l’importance de El Topo (1969) et La montagne sacrée (1973) sur le cinéma expérimental n’est plus à démontrer, revoir ces classiques du cinéma-choc dans de nouvelles conditions rappelle que la démesure est avant tout affaire d’époque. Mais même visionné avec ses couleurs rehaussées, hors d’une salle de cinéma – Jodorowski inventa pratiquement les projections communales de la séance de minuit – et plus de 35 ans après la période post-hippie, le tandem procure toujours les mêmes sensations triviales qu’à sa sortie. Tandis que la violence et le grotesque de la démonstration frappent autant l’imagination, on ne peut que constater aujourd’hui que Jodorowski, l’éternel guignol ésotérique mi-Charles Manson, mi-Michel Fugain, est un cinéaste habile et maniéré, capable d’en mettre plein la vue avec de simples rudiments du langage filmique et du contrepoint sonore.


Le coffret The Films of Alejandro Jodorowsky démontre également à quel point le bédéiste et tireur de tarot a livré une œuvre homogène, et ce, dès son court métrage La cravate, retrouvé miraculeusement il y a deux ans dans un grenier allemand et édité ici pour la première fois en vidéo. Inspiré d’une nouvelle de Thomas Mann, La cravate raconte, à la manière d’un film muet, comment une femme change la tête de son amant parmi celles de sa collection personnelle, qui regroupe autant les poètes que les bandits. Prétention en moins, le film annonce une séquence de La montagne sacrée et illustre les filiations créatives entre Jodorowsky, le mime Marcel Marceau et le futur humoriste Raymond Devos, qui prêta sa tête à l’exercice.


Annonçant les hérésies à suivre, Fando y Lis, le premier long métrage du cinéaste, marque le saut de l’ange de Jodorowsky dans le néo-surréalisme. Adapté vaguement d’une pièce de Fernando Arrabal, le film en noir et blanc suit les tribulations d’un homme masochiste et d’une handicapée en route vers la cité imaginaire de Tar. Si la bande sonore présente toujours quelques lacunes sur le DVD, on découvre déjà toute la galerie de marginaux fêlés du cinéaste, fraîchement débarqués des happenings hystériques signés par le Groupe Panique, dont il fut l’un des fondateurs. Banni au Mexique mais encensé par Roman Polanski, Fando y Lis multiplie les tableaux baroques en s’enfonçant dans un dédale surréaliste au fur et à mesure que l’histoire se fracture.


Jodorowsky y exprime néanmoins un talent certain pour le montage et balise son imaginaire pour El Topo, probablement l’incarnation la plus pure de l’expression « film-culte ». À travers la quête de sainteté d’un cowboy mystique et son fils, Jodorowsky mélange brutalement mysticisme, spectacle du bizarre, cirque freudien, attaque anticléricale, magnification des pulsions primaires, chamanisme et un quasi appel en faveur du LSD. Film fétiche de toute une génération d’adeptes de sensations fortes, El Topo est ici restitué dans une splendeur inédite, élevant les contrastes entre les personnage colorés – le rouge sang demeurant la signature préférée du maître – et l’immensité du désert. Pillant allègrement Luis Buñuel, Tod Browning et Sergio Leone, Jodorowski condense avec fureur mysticisme bon marché et excès de culture populaire en parfait zeitgeist avec la génération pattes d’éléphant, constamment à cheval entre le grandiose et le ridicule.


Devenu le chantre des cinéphiles aventureux et le représentant le plus visible du cinéma extrême, Jodorowski reçoit l’appui de John Lennon pour réaliser La montagne sacrée, qui constituera à la fois le pinacle et le chant du cygne de sa démesure. Moulinant space opera, critique sociale, glam rock et tarot, le film ne rencontre déjà plus à sa sortie la faveur de ses fidèles, malgré de vertigineuses séquences, ses étourdissants mantras et sa finale en forme de pied de nez.


On aurait bien aimé revoir pour la première fois en DVD dans ce coffret l’éprouvant Santa Sangre, qui marqua le retour du gourou psychédélique en 1989, mais Anchor Bay nous propose en guise de consolation des entrevues inédites avec le cinéaste ainsi que La constellation Jodorowsky, un documentaire français aussi intéressant que mal foutu sur le parcours du réalisateur agrémenté de quelques entretiens avec Peter Gabriel, Moebius et Marcel Marceau.


Quoi qu’on pense de la méthode Jodorowski, son œuvre conserve une mystérieuse aura et témoigne des incongruités d’une époque qui a célébré autant Carlos Castaneda que H.R. Giger. Dépassé, son style a pourtant nourri l’œuvre de David Lynch et Peter Greenaway dès les années 1980, mais aussi plus récemment les essais du Suédois Roy Andersson (Chansons du 2e étage), de l’Hongrois Gyorgi Palfi (Taxidermia) ou des Belges Benoît Délépine et Gustave Kerven (Avida).


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Le biopic

Le biopic, ou la gloire après la gloire
2007

Paru dans la revue Séquences

Birth of a Nation (D.W. Griffith), Napoleon (Abel Gance), Alexandre Nevski (Sergei M. Eisenstein) : dès ses débuts, malgré des moyens et un langage hésitants, le cinéma a nourri un penchant pour les histoires « vraies » et les portraits. Cet Art nécrophile n’était-il pas tout indiqué pour ramener à la vie les illustres figures du passé?


Aujourd’hui, le biopic – contraction de « biographical picture » – est l’un des genres les plus lucratifs dans la plupart des cinématographies, au même titre que le serial. Le réel est sexy en ce moment, la résurgence des documentaires et de la télé-réalité en est aussi la preuve manifeste.


Puisant son matériel dans la culture populaire, le biopic est maintenant au film historique ce que les films de superhéros sont aux adaptations littéraires : la capitalisation rapide (et facile) d’icônes devenues les piliers spontanés d’un patrimoine immédiat. La question de la véracité des faits et gestes inhérente au genre ne se pose même pas; à moins d’avoir été témoin des moments marquants du sujet, personne ne peut cautionner de telles entreprises de glorification (dans le cas des figures sacrées) ou de voyeurisme (qui rapporte tout autant). Au mieux, l’exercice balancera délicatement entre les actions accomplies sous l’œil public, les racontars de perron, les drames ménagers et quelques périls de circonstance pour remporter la faveur des spectateurs, qui s’identifieront à leur héros, redescendus de leur pied d’estalle le temps d’un film.


Aussi lésé soit-il, le biopic est presque indissociable de l’idéal américain, évoquant la possibilité pour un quidam de conquérir sa place au soleil, de s’élever au-dessus de ses pairs et de survivre à sa mort dans le cœur des autres quidams admiratifs ou simplement envieux. Pas étonnant que le genre ait redémarré en trombe dans les années 1990 sans jamais s’essouffler depuis, donnant une seconde jeunesse à l’existence des politiciens (Thirteen Days de Roger Donaldson), des chanteurs (Ray de Taylor Hackford), des sportifs (Rudy de David Anspaugh), des pervers (Auto-focus de Paul Schrader), des génies (A Beautiful Mind de Ron Howard), des névrosés (Sibyl de Daniel Petrie), des militants (Hoffa de Danny de Vito) et des manipulateurs (Capote de Bennett Miller).


Bénéficiant de campagnes publicitaires d’une vie entière, ces films sont pour ainsi dire déjà vendus d’avance, aux fans comme aux profanes des célébrités abordées, ce qui explique en partie l’intérêt des studios pour ce type d’œuvre, tout comme les performances d’acteurs, souvent couronnés pour leur réincarnation lors des Oscars, malgré certaines libertés avec le personnage d’origine (Reese Whiterspoon, la récipiendaire de 2006, n’a rien de commun avec June Carter Cash, qu’elle incarnait dans Walk the Line de James Mangold).


Le biopic témoigne ainsi de la culture d’un peuple, permettant la réhabilitation de figures ambiguës ou ignorées par l’histoire officielle, comme les membres de la colonie artistique, ou des scientifiques maintenant acceptés dans l’opinion publique – Kinsey de Bill Condon, par exemple. Ce n’est pas pour rien non plus que la France, riche en feuilletons historiques et en personnages plus grands que nature, a réalisé au fil des ans des films épiques sur les têtes clé de son patrimoine, de Vercingétorix à Claude François, en passant par tous les écrivains inimaginables. La figure historique la plus représentée au cinéma doit certainement être Adolf Hitler, sujet d’innombrables reconstitutions dramatiques et, depuis 30 ans, de caricatures mal dégrossies.


BIO P.Q.

Au Québec, le biopic n’est pas devenu aussi populaire qu’ailleurs. Question de culture, encore une fois, et d’un manque de glorification du passé (la télévision s’en charge à l’occasion). Nouvelle-France de Jean Beaudin ne donnera certes envie à personne de se lancer dans le genre, mais Ma vie en cinématoscope de Denise Filiatrault et Monica la mitraille de Pierre Houle ont connu un certain succès auprès du grand public, alors que Maurice Richard de Charles Binamé, ou même dans une moindre mesure Savage Messiah de Mario Azzopardi, ont déclenché un signal parmi les producteurs d’ici, celui d’une possible alliance avec le Canada anglais pour développer des biopics sur des personnalités rassembleuses de Vancouver à St. Johns. Rivard de Charles Binamé, Dédé à travers les brumes de Jean-Philippe Duval et le tandem L’instinct de mort / L’ennemi no. 1, une coproduction minoritaire québécoise sur le criminel Jacques Mesrine, suivront bientôt, probablement avec autant de tics télévisuels que les miniséries biographiques des dernières années sur Olivier Guimond, René Lévesque, Willie Lamothe ou Tommy Douglas à la CBC.


La résistance des institutions à mettre sur nos écrans des dramatisations sur les drames de la Polytechnique, d’Octobre 1970 ou du combat des Patriotes prouve peut-être qu’il est plus facile de couronner des héros que de consacrer des portraits de société à travers les chapitres les plus représentatifs de notre histoire. Le Québec, comme partout ailleurs, a rapidement assimilé par ailleurs les codes propres à la dramatisation biographique pour embarquer dans le train de la fausse biographie, souvent sur le mode du documenteur à la Rechercher Victor Pellerin de Sophie Desraspe, ou du subversif Jimmywork de Simon Sauvé.


TA VIE, MON FILM

Tant qu’à prendre ses distances avec le véridique et le chronologique, autant s’approprier complètement son sujet et l’adapter à sa sensibilité et ses préoccupations, comme l’ont manifesté David Lynch et The Elephant Man, Tage Danielsson et Picassos äventyr, Milos Forman et Amadeus, Michel Brault et Les ordres, le cycle The Music Lovers / Mahler / Valentino / Lisztomania de Ken Russell la plupart des biopics de Oliver Stone et, plus récemment, Sofia Coppola avec Marie-Antoinette, Todd Haynes avec I’m Not There (sur Bob Dylan) et Nightwatching de Peter Greenaway (sur Rembrandt). L’élasticité de la vérité semble un concept plus acceptable lorsqu’il s’agit d’un artiste, d’un athlète ou d’une personnalité trouble que celle d’un politicien ou même un grand criminel.


Alexandre Sokourov, pour un, a élevé le biopic au statut d’œuvre d’art avec sa trilogie Moloch / Taurus / Le soleil sur Hitler, Lénine et Hirohito, dépassant la simple reconstitution et le tremplin aux honneurs pour ses interprètes principaux pour atteindre une alchimie ahistorique entre l’intimité des monuments et la sensibilité picturale des époques dépeintes, résultant une sorte de tableau vivant où la composition d’ensemble l’emporte sur la glorification d’un symbole. Pour un, Sokourov est l’un des rares à s’attacher aux figures mal-aimées de l’Histoire récente, tandis que la différence la plus notable entre la méthode du Russe sur celle de ses contemporains américains en est une d’angle narratif, mettant à l’avant-plan le déclin puis la chute de ses sujets plutôt que l’âge d’or de leur influence.


LES INTOUCHABLES

Bien qu’aucune personnalité ne soit à l’abri d’une mise en images de sa vie, ses travers et ses échecs, quelques icônes ont été épargnées – pour l’instant – par Hollywood. Elvis Presley, les quatre membres des Beatles, Charles Manson, Marilyn Monroe, Salvador Dali, Jimi Hendrix et Janis Joplin seront peut-être sacralisés à l’avenir, mais la question des trusts, ces entités détenant les droits d’exploitation de l’image et de l’œuvre des grands artistes, ralentit les démarches d’adaptation de ces figures mythiques.


Au Québec, hormis quelques portraits documentaires produits par la boîte Orbi XXI et une poignée de dramatisations pour la télévision – les plus réussies étant Duplessis, écrite par Denys Arcand, et Chartrand et Simone de Alain Chartrand – des figures aussi disparates que Emile Nelligan, Claude Jutra, le Caporal Lortie, La Bolduc, Leonard Cohen, Jean-Paul Riopelle, Mordecai Richler, Henry Morgentaler, Maurice « Mom » Boucher, la famille Lavigueur, les sœurs Lévesque, les frères Rose, la famille Simard, Joseph di Mambro et Luc Jouret, Alain Montpetit, Léopold Coco Douglas, le Géant Ferré, Dino Bravo, Paul Vincent et Gerry Boulet pourraient alimenter bien des biopics pour satisfaire notre besoin d’identification ou de répulsion plutôt que notre soif de connaissance méthodique et de vérité.


© 2007 Charles-Stéphane Roy