mardi 18 mars 2008

Critique "Seven Intellectuals in Bamboo Forest"

Seven Intellectuals in Bamboo Forest
2008
Paru dans la revue Séquences


Rats de cinémathèques, rats des champs


Quelle est la place des philosophes et des intellectuels dans la société d’aujourd’hui ? À la ville (Stanley Cavell) ou à la plage (Bernard-Henri Lévy) ? Quels sont les effets de la campagne sur eux (Charles Taylor) ? La réponse se trouve peut-être à l’orée de Seven Intellectuals in Bamboo Forest de l’artiste chinois Yang Fudong, à la fois fresque, pensum et bravade cinéphilique.


Lancé en 2003 dans des galeries à New York et Shanghai, la première partie de SIBF présentait, en moins de 30 minutes, la rencontre entre Ruan Ji, Ji Kang, Shan Tao, Liu Ling, Ruan Yan, Xiang Xiu and Wang Rong, déserteurs du monde civilisé à la recherche d’un mode de vie meublé de chants et de beuveries. Bien avant le retour des mouvements communautaristes des années 1960, le groupe des sept philosophes de la Chine sieds entre les dynasties Wei et Jin magnifiaient la liberté individuelle totale, passant du même coup à l’histoire.


Yang Fudong, découvert au grand écran avec An Estranged Paradise (2002), a modernisé leur quête dans une œuvre étalée sur cinq films de durées variables, entre le moyen et le long métrage, formant une anthologie de plus de quatre heures, dont le premier segment fut présenté en 2003 à la 50e Mostra de Venise, le volet cinéma d’une Biennale multidisciplinaire tout indiquée pour accueillir pareille proposition.


Réalisé quelques années plus tôt, le triptyque photographique «The First Intellectual» avait rendu publique sa fascination de l’utopie dans la civilisation orientale, un concept qu’il a voulu ouvrir davantage les perspectives par une œuvre à grand déploiement. S’inspirant des célèbres poèmes des « Septs sages du bosquet de bambou » de la culture Xuanxue et du rôle des intellectuels chinois de l’après-guerre, Fudong a opposé les contrastes entre le concept taoïste ch'ing-t'an (conversation pure) et celui de la pensée en action, qui incitait les sages à réagir de façon spontanée aux beautés de la nature plutôt que de discourir vainement sur les limites du champ politique.


Le premier film, tel une préface, lance nos intellectuels à l’assaut de la montagne Huangshan, éblouis par la luxuriante nature et l’atmosphère apaisante des lieux. Le second volet délaisse le mode contemplatif et scrute les effets ce cet environnement de rêve sur les relations entre les intellectuels, déchirés entre la méditation et la rhétorique.


L’artiste fait ensuite voyager l’équipage sur les voies philosophiques et volages de la vie métropolitaine, puis dans un village peuplé de paysans et enfin sur une île déserte où ils tentent de recréer de nouveaux modèles de hiérarchisation sociale. Le 5e et dernier film les confrontent aux inévitables réalités de leurs contemporains, enracinés dans l’argent et la banalisation utilitaire.


Tourné en noir et blanc dans un 35mm somptueux, sans dialogues, la série évoque l’orfèvrerie absurde de Roy Andersson, les ombres siphonales de Anton Corbjin, la rigueur Garrel, mais aussi les postures théâtrales à la Twilight of the Ice Nymphs, Les ailes du désir ou Prosperos’ Books, ces espaces affranchis aux modes (sinon antiques) où se joue le jugement des civilisation.


Joueurs de baseball sur les toits, cuisiniers tapant des mains en chœur, valets scotchés au billard ; les intellectuels apprivoisent la représentation publique, le corps devenu service, la symétrie des destins, le sacre des hobbies, l’offre et la demande. À force de travellings, Fudong semble parodier la modernité pour mieux mettre à découvert ses écueils, sa vacuité sexuelle, les excès de son autoréflexion et la contamination des espaces fonctionnels dont l’hôtel, des penthouse aux égouts, devient ici le symbole familier de notre désincarnation.


Armés d’un complet cravate et de porte-documents, la bande des sept danse et boit, baise et nage, éprouve le plaisir et la jalousie, testent le silence. Comme un automate désarticulé, l’esprit de clan s’effrite et s’affole simultanément dans les distractions. Un cheval traverse un parc ; la ville, un zoo pour l’homme ?


Pour le festivalier aguerri, SIBF n’est pas aussi rebutant qu’il en a l’air, Fudong se servant de la syntaxe du cinéma pour articuler, des milliers de plans à l’appui, un postulat d’une limpidité narrative réjouissante. Au-delà de sa durée et ses restrictions, la pentalogie privilégie autant les réalités matérielles qu’humaine, de façon à mettre aussi en évidence l’intellectuel qui cache la forêt.


© 2008 Charles-Stéphane Roy