mardi 18 mars 2008

Critique "Bleak Moments" (1971)

Bleak Moments
de Mike Leigh
2008
Paru dans la revue Séquences


La timidité, seule ou avec d’autres


Bleak Moments peut se traduire par « moments amoureux », ou « moments sombres » à la fois. Ce double sentiment habite le 1er long métrage que le Britannique Mike Leigh réalisa en 1971, avec le soutien inespéré de l’acteur Albert Finney, l’une des têtes d’affiche les plus en vue d’Angleterre depuis que Tom Jones gagna l’Oscar du meilleur film sept ans plus tôt.


Conçu à l’origine pour les planches, Bleak Moments fut produit pour un peu plus de 18 000 livres avancées par le British Film Institute, puis gagna des prix à Chicago et Locarno avant de sombrer dans l’oubli, plombé par des recettes désastreuses lors de sa sortie anglaise la même année. Le film trouva son public 13 ans plus tard, profitant de la notoriété croissante de Leigh, devenu un réalisateur respecté à la BBC, surtout grâce à la série « Play for Today ».


Il est difficile de trouver aujourd’hui la place exacte du film dans l’œuvre de ce grand cinéaste, surtout en raison de son ton unique, qui peut susciter simultanément le malaise et le rire. L’empathie pour les gens ordinaires et les rapports de caste sont pourtant bel et bien présents dès ce départ, où Leigh fait bande à part avec la plupart de ses prédécesseurs du Free Cinema dont l’innovation commençait déjà à pâlir. Comme Kenneth Loach, Leigh n’en a que faire de la révolution étudiante, de l’aliénation militaire ou du baroque glam, son œil voit déjà les limites du drame de cuisine (Kitchen sink Drama), qui n’a que le tragique en bouche.


L’iconoclaste se faufile plutôt entre le télé-théâtre et la comédie populaire pour livrer une première œuvre qui, à l’instar de ses personnages soupirant leur vie de bureau ou leur ennui bohème, font avec ce qu’ils ont : peu de personnalité, peu d’argent, peu d’éclat. Leur force vitale, c’est leur confiance dans les autres, peu importe leur timidité et leurs lacunes de communication.


Leigh bâti un personnage central transparent, Sylvia, employée de bureau sans histoire, sinon qu’elle s’occupe de sa sœur Hilda, une déficiente intellectuelle. Peu loquace ni malheureuse, Sylvia ne désire rien et accuse sa routine sans malaise ni lassitude, tout le contraire de son entourage, tout aussi paumé qu’elle, mais si inconfortable que la modestie de leur existence en vient à les étouffer. Il y a Pat, la collègue dactylo, qui consulte une astrologue et rêve à son prince charmant ; Norm, un hippie créchant dans son garage, dont seuls les accords de sa guitare parviennent à atténuer son bégaiement (l’acteur Mike Bradwell interprète ici ses propres compositions) ; puis Peter, un professeur empoté s’enfargeant dans les formalités pour épater Sylvia.


Le temps d’un thé, Sylvia réconforte cette galerie de mal-aimés, parlant peu pour mieux les écouter ou simplement combler leur besoin d’attention criant. Pendant que Pat tente de se rapprocher d’elle en gardant sa sœur, Sylvia connaît une soirée pas romantique du tout avec le coincé Peter, qu’elle ramène à la maison dans l’espoir qu’il lui ouvre son coeur. Tandis qu’elle remplit compulsivement son verre de sherry, Peter enfile les banalités et repousse Sylvia lorsque celle-ci tente de l’embrasser avant de repartir chez lui. Froissable et sérieux comme un pape, Peter passe sa frustration le lendemain en ridiculisant une collègue vantant l’humour de ses jeunes élèves. Lorsque Norm quitte son garage et que Hilda accompagne Pat au cinéma, Sylvia se met seule au piano, retrouvant avec soulagement sa solitude.


Confinés à leur isolement et leur fragilité sociale, les personnages de Bleak Moments sont victimes du présent, les rêves perpétuellement en jachère. Ce quotidien s’accomplit par des gestes apparemment sans résonance, et c’est précisément à travers ces rapports limités que Leigh manifeste déjà toute son habileté à amplifier le tragique des situations par un humour non pas grinçant ou hilarant, mais dont l’efficacité reste une question de rythme et d’accumulation de détails minutieusement exploités.


Ce faisant, de nombreuses scènes se bonifient par un écho posté dans une réplique ou un regard a posteriori, si bien que leur lecture immédiate laisse parfois le spectateur en plan, pris lui-même à partager en quelque sorte le malaise des personnages. Comme eux, nous vivons les scènes selon nos propres limites de compréhension, devenant à note tour un participant passif attendant qu’on lui tende la main. L’expérience de cinéphile se voit ainsi enrichie de manière inusitée, et ce qui passa pour un scénario troué à l’époque de sa sortie apparaît aujourd’hui comme un premier essai d’une invitante acuité.


© 2008 Charles-Stéphane Roy