mercredi 18 juillet 2007

Critique "The Piano Tuner of Earthquakes"

The Piano Tuner of Earthquakes
des Brothers Quay
2006

Paru dans la revue Séquences


L’île aux automates épuisés


Malgré leurs 25 années passées à bâtir leur réputation en Europe, il aurait fallu l’intervention de Terry Gilliam pour que puisse décoller le second projet de long métrage des frères Quay après l’obtus Institute Benjamenta, or This Dream People Call Human Life de 1995. C’est qu’en dépit d’une méthode d’animation maniaque de précision et de détails microscopiques, les Quay alimentent plus les salons que les tiroirs-caisse, et leur public principal reste celui qui, vaillant, court les programmations des festivals et des cinémathèques. Animateurs de renom, les Quay doivent se tourner ponctuellement du côté du clip pour amener de l’eau au moulin de leur studio – 16 Horsepower, Michael Penn et le "Sledgehammer" de Peter Gabriel, c’est principalement eux – car la pâte à modeler gothique n’est toujours pas le moyen le plus rapide pour accéder à la retraite.


Si Institute Benjamenta se promenait dans les sentiers clairs-obscurs déjà empruntés par le Lynch de Eraserhead et Elephant Man, l’univers déployé dans The Piano Tuner of Earthquakes se baigne dans les mêmes nappes oniriques que celles du Twilight of the Ice Nymphs de Guy Maddin ou du Prospero’s Books de Peter Greenaway, en plus de simuler une oppression par son huis clos sur une île de toc, déchirée entre des faux extérieurs à la plastique radieuse et le théâtre d’un opéra souterrain peuplé de machines irréelles et de scientifiques aux mines patibulaires. Pour ceux qui chercheraient une histoire, disons que les Quay ont le sens de la dramaturgie baroque, évidemment portée sur la direction artistique et la multiplication des arrière-plans plutôt que sur un quelconque crescendo narratif. Mais soyons honnêtes : le tandem a déjà tombé dans plus désordonné, et The Piano Tuner of Earthquakes adopte un tant soit peu plus le récit rectiligne.


Le docteur Droz porte une telle fascination pour une cantatrice qu’il l’assassine, puis réanime son cadavre dans une villa séculaire des montagnes carpathiennes afin de mettre sur pied un opéra qui ferait taire une fois pour toutes ses détracteurs. Employé par Droz, l’accordeur de pianos Felisberto doit s’occuper de ses automates musicaux mais tombe amoureux de la jeune femme et cherchera à la ramener à la civilisation.


Connu au cinéma pour sa participation au premier long des Quay puis à la télévision dans la comédie de situations « Caméra Café », l’acteur Cesar Sarachu interprète à la fois Adolfo, le promis de la belle avant son enlèvement, et Felisberto, son éventuel sauveur, mais c’est bien entendu Gottfried John, spécialiste des vilains (Proof of Life, Astérix et Obélix contre César, GoldenEye), qui s’en tire avec le rôle le plus incarné du lot. Car même sous une tonne de maquettes ultra élaborées et un mixage sonore si prononcé qu’il en vient à accaparer l’avant-plan de plusieurs scènes, il reste que les Quay préfèrent la machine aux ouvriers, des acteurs sélectionnés davantage pour leur profil que leur expressivité, tous confinés qu’ils sont au joug d’une rétention émotionnelle bien intentionnelle, mais quelque peu rasante. Déjà que l’action soit inversement proportionnelle au nombre d’éléments visuels, voilà qu’une voix-off vient jouer du coude pour imposer certaines inflexions aux interventions des personnages, souffrant tous d’un zèle de sérieux dont la fonction serait de rendre dramatiques le moindre des regards, voire la moindre des intentions. Respirez un peu, messieurs…


En fait, il est à se demander si ce type d’esthétique né à la fin des années 1970 par des fanas d’expressionnisme, d’animation grinçante à la Svankmajer, de cinéma muet et de grandes tragédies romantiques commencerait à manquer sérieusement de souffle, sinon de moyens, au service d’un imaginaire qui tiendrait plus du tribun que d’une réelle innovation. Comment justifier alors la mention spéciale pour l’atmosphère visionnaire reçu par The Piano Tuner of Earthquakes au 58e Festival de Locarno, lorsque la pertinence de son dispositif visuel tient tout entier dans un grand huit entre « Le château des Carpathes » de Jules Verne, « L’invention de Morel » d’Adolfo Bioy Casares et «L’île du Docteur Moreau» d’H.G. Wells, des œuvres d’anticipation qui semblent aujourd’hui venir d’une autre civilisation ?


Les orfèvres ont ceci que la lenteur de leur travail met parfois en péril l’acuité du résultat passée la livraison ; dans le cas des Quay, l’évolution de leur filmographie nécessiterait forcément une remise en question de leur méthodologie de production, ce qui est loin d’être une sinécure. Le court-métrage siérait mieux à leur esthétique, car 100 minutes devant un tableau, animé ou non, c’est peut-être tout simplement trop long.


© 2007 Charles-Stéphane Roy