mercredi 18 juillet 2007

Critique "Les amants réguliers"

Les amants réguliers
de Philippe Garrel
2006
Paru dans la revue Séquences


L’idylle, la dernière révolution des vaincus


Le dernier film de Philippe Garrel ne se laisse pas regarder, il nous immerge, comme un seul homme, à travers la nostalgie et les fantômes de la liberté. Mai 1968 frappe toujours autant l’imagination des cinéastes qui ont vécu l’époque, et Garrel, fils d’un monstre sacré – Maurice – et enfant des dernières grandes utopies, en aura étrangement conservé l’esprit et les contradictions. Chapitré en sections discordantes nommées « Les espoirs de feu», « Les espoirs fusillés », « Les éclats d'inamertume » et « Le sommeil des justes », Les amants réguliers affronte le passé avec sérieux et méthode. Le ton léger emprunté par ses multiples personnages, pour la plupart étudiants prêts à soulever l’Histoire en renversant des voitures, est mis à parti par le flou scientifique des images en noir et blanc de William Lubtchansky, collabo tout aussi régulier des vieux amants de la nouvelle vague (il a fréquenté Godard, Rivette, Varda et autres frères d’armes).


Les jeunes rebelles du film ont une cause, mais nourrie aux idées plutôt qu’à la rage. On le constate clairement dès la première heure, lorsqu’ils retournent chez leurs parents au petit matin, salis et meurtris par les matraques et les gaz des gendarmes après une nuit chaotique : avec leurs visages noircis de poussière et leurs articulations éprouvées, on croirait qu’ils sortent des mêmes mines ou usines où se défoncent les ouvriers qu’ils affirment défendre; au contraire, ce sont les mêmes parents attentifs aux revers de leurs manifestations musclées qui continuent à se crever à la tâche pour payer les factures – les revendications sont pour la première fois un luxe de jeunes ayant pris congé des bancs d’école. La posture du rebelle bohème est magnifiée ici comme rarement ailleurs, surtout lors de cette première scène d’affrontement nocturne durant laquelle un jeune couple s’embrasse passionnément au milieu des opposants.


François est l’un de ces petits agités. Il écrit des poèmes, fume de l’opium, lève le poing dans la rue et flirte avec les filles. Le dandy encore bourgeonnant d’acné fréquente un groupe de jeunes gens qui, au terme de nuits passées à défier les flics et l’ordre des choses, a baissé pavillon et a retraité dans un manoir où ils pansent leurs illusions et repensent leur petite congrégation. Un an après le printemps fatidique, la solidarité s’est muée en oisiveté communautaire, on ne se réunit désormais que pour s’éclater et capitaliser le plus longtemps possible sur une euphorie déjà évanouie. C’est dans cette atmosphère cloîtrée que François rencontre Lilie, une apprentie sculpteur réservée douée d’une charmante bonhomie. Lilie est volage, comme l’époque le commande, mais ‘préfère’ François. Pour oublier le passé et éviter l’avenir, le couple feint la stabilité d’un présent. Ayant parfaitement assimilé la nouvelle libéralisation des sentiments, Lilie accompagnera un vénérable sculpteur aux États-Unis; sans amour, elle admire son autorité et recherche sa liberté d’action. Le rêve s’estompe, François se met au lit et sublime Lilie le temps d’un songe duquel le poète ne se réveillera jamais.


Si Les amants réguliers a tout du testament fétichiste, c’est précisément dans l’absolu qu’il puise sa force d’évocation et son insistance à conjuguer le politique au poétique. Du générique et de ses intertitres en typo démodée sur fond blanc jusque dans ses écrans de fumée d’herbe ou de gaz lacrymogène, le film nourrit l’illusion de faire ‘vieux’ et ‘vrai’ en espérant inhaler encore une (dernière?) fois l’air du temps et s’enivrer jusqu’à la lie de ce romantisme collégial et fugitif, sans peur ni reproches.


Pour Garrel, la boîte à souvenir s’apparente à un album de famille qui aurait été reconstitué pêle-mêle : d’abord le vrai fils, Louis, s’assoit à table le temps d’une soupe en compagnie de son authentique mère, Brigitte Sy, et de son grand-père biologique, Maurice. Plus loin, c’est au tour d’Aurélia Alcais, autre amante autrefois régulière, de venir saluer l’écran. Et l’espace de « Vegas », une chanson enregistrée dix après les événements de mai 68, l’écho de Nico, ancienne compagne et muse du cinéaste, résonne comme un affectueux baiser d’outre-tombe.


« La révolution sera télévisée », chantait en 1972 l’Afro-américain Gil Scott-Heron. Garrel aura cristallisé ici la révolution de son adolescence avec un film trompe-l’œil, fausse archive d’incidents réinterprétés, vrai documentaire de ses états d’âme d’alors. Aujourd’hui, peu de cinéastes osent pareil hommage au bourgeonnement de leurs idéaux, c’est dire toute l’indépendance dont fait encore preuve le plus underground des cinéastes français, comme quoi la sagacité du spleen continue d’animer et d’alimenter Garrel, rebelle faussement résigné et orphelin malheureux d’une modernité sans révolutions.


© 2007 Charles-Stéphane Roy