vendredi 20 juillet 2007

Critique "In the Darkness of the Night"

In the Darkness of the Night
de Joao Canijo
2005
Paru dans la revue Séquences


Tragédie grecque à la portugaise


Le parcours de In the Darkness of the Night (Noite Escura) peut indiquer la cote d’amour/haine que le second film du Portuguais Joao Canijo a recueilli vers le haut comme le bas des cercles cinéphiles. Après une initiation canon à la section Un certain regard à Cannes en 2004 (!), le film a erré de festivals en festivals et n’a pu bénéficier de sorties commerciales autrement qu’en ses terres et en France. Difficile d’accès, glauque à souhait, maniéré et jusqu’au-boutiste, il n’en demeure pas moins que In the Darkness of the Night fut choisi pour représenter le Portugal aux Oscars 2006.


Aussi hystérique et provocateur que son compatriote Odete de João Pedro Rofrigues, le film de Canijo n’utilise pas moins la grammaire expressive et l’approche confrontante qu’appelait sans doute cette relecture contemporaine du mythe antique de d’Iphigénie, cette jeune fille sacrifiée aux dieux par un père infanticide et aimant. Canijo voulait exposer les échos de cette tragédie au cœur de la pièce d’Euripide dans le Portugal des malfrats modernes, loin des pactes de sang d’antan, où la famille est devenue une monnaie d’échang et où la réputation d’un établissement prévaut sur la dignité filiale.


Au beau milieu de la province portugaise se dresse le repaire de tous les vices, le ‘Nuit noire’, un « bar à hôtesses » géré comme une entreprise intergénérationnelle par les Pinto, une famille tout sauf réglo. Tandis que le père Nelson assure la gérance, la mère met les clients à l’aise et leurs deux filles bossent dans l’ombre. Sonia, la plus jeune, s’est mise en tête de devenir une chanteuse célèbre et tente d’imposer son premier tour de chant à sa sœur aînée, femme amère et possessive qui lui renvoie constamment au visage sa naïveté. Durant une nuit d’hiver, un gang de mafiosi russes débarque au bar et réclame au propriétaire les arriérages de son commerce.


Après avoir égorgé une des hôtesses de l’endroit, les Russes menacent le tenancier de conséquences plus brutales s’il ne leur cède pas les « services » de sa fille cadette, qu’ils souhaitent ramener et exploiter en Russie. Contraint de répondre à leur exigence, Nelson fait miroiter à la promise une entente avec un influent impresario à Lisbonne pour convaincre celle-ci de suivre les Russes. Mais la grande sœur, qui a découvert les problèmes financiers de son père, se porte volontaire pour remplacer Sonia auprès des malfrats (tragédie, qu’on vous disait…). La conclusion sera funeste et sanglante, bien entendu.


D’une certaine manière, on peut rapprocher le malheur et le désoeuvrement moral de In the Darkness of the Night à ceux de L’enfant des Dardenne; dans des style complètement opposés, ces films parlent tous deux de la désintégration quasi-complète de la cellule familiale alors que les pères n’hésitent pas à échanger ou vendre leur progéniture. Le trafic, la prostitution, le jeu sont les nouveaux territoires que partagent les membres d’une famille quitte à trahir en cours de route la fidélité de leurs proches. Quant à l’amour, il ne trouve sa place dans cet univers malsain et désarticulé que derrière les portes closes, s’accompagne toujours d’une bonne dose de chantage et n’existe que pour calmer le jeu entre les disputes et les menaces.


Avec une assurance certaine, Joao Canijo a inséré des éléments modernes en respectant le classicisme de l’architecture grecque : si quelques ellipses contredisent l’unité de temps, celles de lieu et d’action s’entremêlent et se répondent parfaitement avec de longs et agiles plans-séquences qui couvrent le bar à hôtesses de la cave au grenier en privilégiant les coulisses et les salles de storage – malgré ses nombreux recoins, aucune issue et aucun secours ne sont possibles au ‘Nuit noire’, visite complète du directeur photo à l’appui.


D’un néon à l’autre, tout le plateau croule sous les éclats saturés de rose, de rouge et de jaune soulignant le kitsch, la fantaisie et le surréalisme de l’endroit. Sensées charmer les visiteurs, les tonalités tonitruantes du ‘Nuit noire’ hypnotisent les sens et rendent les lieux oppressants. Oui c’est malsain, oui c’est grossier par moment – les tragédies ne le sont-elles pas toutes devenues un peu aujourd’hui? – et l’affirmation esthétique emboîte souvent le pas sur le récit. Contrairement au Tiresias de Bertrand Bonello, In the Darkness of the Night n’hésite pas non plus à s’appuyer sur l’imagerie des mythologies modernes (ici les casino, les gangsters à la Scorcese) pour injecter du sang neuf aux tragédie d’antan. Mais qui se soucie encore d’être grotesque lorsqu’il se débat en enfer?


© 2007 Charles-Stéphane Roy