jeudi 19 juillet 2007

Critique "Lemming"

Lemming
de Dominil Moll
2006

Paru dans la revue Séquences


Le petit malaise qui monte, qui monte, qui monte…


Qu’est-ce qu’un lemming? Le plus petit mammifère de l’Océan Arctique, que l’on ne retrouve qu’en Scandinavie… Mais que peut bien venir faire cette bête à peine plus aimable qu’un hamster dans une histoire de couples fracassés? Il est tout au plus le grain de sable dans l’engrenage, un MacGuffin rongeur, ou l’intrusion après laquelle tout va déraper. Le lemming se logera malgré lui dans le drain de la cuisine d’Alain et Bénédicte, un couple récent presque « modèle ». Il est ingénieur en domotique, elle est représentante pharmaceutique en réorientation professionnelle, ils sont jeunes, beaux et polis comme c’est plus permis; bref, plus ils sont parfaits, plus rapidement le malheur les attend, c’est la règle au cinéma.


Parce qu’il est un employé reconnaissant et un mari consciencieux, Alain invite un jour son patron à venir dîner à la maison. Pollock, c’est son nom, se pointe au domicile de ses hôtes en retard, mais qu’importe, lui et sa femme rejoignent Alain et Bénédicte à leur table comme convenu. Alice, la femme de Pollock s’obstine toutefois à garder ses lunettes fumées à table bien que la nuit soit tombée. Le malaise s’installe, et ne quittera plus la maison. Après une dispute devant le jeune couple, Alice et son mari quittent les lieux.


Le lendemain, Alice raconte à Alain une horrible anecdote sur son mari et tente de le séduire. Alain résiste mais n’en glisse mot à sa femme. Le surlendemain, Alice retourne à la maison de Bénédicte et lui raconte sa frasque de la veille avant de demander à s’endormir. Elle se tire une balle dans la tête. Plus rien ne sera comme avant… du moins, avant que Bénédicte ne tombe dans les bras de Pollock, qui finira par subir les foudres du trop tranquille Alain. Pendant ce temps, le lemming, sorti du drain, se réveille et s’installe chez notre jeune couple. L’agent du malheur veille et observe son nouvel environnement. Mais est-il bien seul?


Oubliez les commandes de séries Z comme Willard, Lemming s’apparente plus à Hitchcock (dont certains plans lui sont carrément redevables) et surtout Polanski, celui qui s’amusait cruellement à dérégler tous ses personnages principaux au contact d’une personne ou d’un environnement inconnus – on pense aux amoureux transis de peur de Cul-de-sac, Le Couteau dans l’eau et Lune de fiel.


D’origine allemande, le réalisateur français Dominick Moll avait auparavant tenté le coup avec une certaine efficacité dans Harry, un ami qui vous veut du bien (2000), qu’il avait coécrit avec Gilles Marchand, l’excellent scénariste de Feux rouges (Khan), Le lait de la tendresse humaine (Dominique Cabrera), Ressources humaines (Laurent Cantet) et le moins bon réalisateur de Qui a tué Bambi? On l’avait deviné depuis quelques années, Moll aime s’entourer de ses potes, qu’il engage d’un film à l’autre : Marchand, donc, mais aussi David Sinclair Whitaker à la décoration sonore (partition sérielle fort efficace) et Laurent Lucas, pierre angulaire de ses distributions. Lucas enfile ici à la lettre et au mouvement près les traits d’Alain, celui dont on ne questionne jamais la droiture, mais dont la perception des événements sombre progressivement dans l’opacité : a-t-il rêvé la voix et le visage d’Alice l’appelant même après sa mort, et se pourrait-il que sa femme n’ait jamais été dans le lit de Pollock.


Voilà le registre même du film : l’ambiguïté. Moins linéaire que son premier succès, Lemming semble jouer aux dés avec ses personnages, qui s’enlisent à leur manière dans l’irrationnel. Au centre, toutefois, André Dussollier terrifie dans un registre complètement opposé au Sergi Lopez de Harry… : de l’aveu même de Moll, son personnage de Pollock inspire la crainte du fait même qu’il s’est « débarrassé de tout complexe ». Mais en bout de compte, c’est du côté des personnages féminins que le film frappe le plus fort. Confronter Gainsbourg à Rampling, les deux actrices d’allégeance anglaise les plus iconiques de France, est une idée de casting du tonnerre. Alors que l’aînée reprend son souffle et son inspiration devant la caméra depuis quelques temps, on sent bien que Charlotte n’est plus seulement la fille du (beau) Serge, elle est devenue une actrice à part entière au zénith de son art.


Ce qui est bien dommage, car toute cette somme de talents s’épuise à rendre le plus crédible possible un récit à la liberté forcée entre rêve et réalité, dont les gestes les plus banals deviennent prétexte à des moments d’une véritable tension qui débouchent que rarement sur des conclusions satisfaisantes.


© 2007 Charles-Stéphane Roy