jeudi 19 juillet 2007

Critique "Les climats"

Iklimler
de Nuri Bilge Ceylan
2006

Paru dans la revue Séquences


(Ne parlons pas) température


Tout, dans Les climats, part du regard. Dès le premier plan, qui illumine le visage suintant d’une femme perdue au milieu de ruines, l’enjeu est donné : l’amour qu’un homme porte à sa femme avant leur séparation et son obsession à la retrouver passera surtout par le besoin de la voir, de se souvenir d’une image d’elle, et de recréer cette image après que le temps ait éteint leur intimité.


L’homme, c’est Nuri Bilge Ceylan, ce Turc qui avait épaté la galerie cannoise par ses plans limpides d’une Istanbul enneigée de solitude dans Distant (Uzak), son troisième film après Kasaba et Nuages de mai. Ceylan le photographe avait alors réussit le tour de force de tomber dans le social en isolant ses personnages à l’intérieur de plans qui faisaient de l’œil à Antonioni, faisant le miel de tout un pan de la critique pour qui l’équation balançait.


Dans son quatrième film, Ceylan s’est fait expansif. Non content de concilier le scénario, la réalisation et le montage, il s’active devant la caméra en incarnant le mari-voyeur. Lorsqu’il regarde Bahar (avec qui Ceylan partage sa lessive hors des plateaux), c’est pour la fixer, la contempler, peut-être simplement pour ne pas lui parler. Leurs discussions se font rares, sinon évasives. Les larmes de Bahar deviennent ainsi des océans; ses contours, un massif infranchissable; son épaisse et longue chevelure, une armure chatoyante.


Au cours d’une promenade en Vespa, Isa prend délibérément le champ pour en finir avec sa conjointe dont le regard s’est tu depuis longtemps. Elle le quitte, il en profitera pour retrouver un temps une ancienne flamme dont le mari est un collègue. Vient l’hiver, l’isolement, l’attente de la chaleur. Isa insiste pour revoir Bahar, en tournage dans un coin perdu. Après quelques échanges intermittents et des tentatives de retrouvailles avortées, Isa lui réitère son amour et son angoisse de la perdre définitivement durant une scène tragicomique, où, réfugiés sur la banquette arrière d’une camionnette de production, leurs confessions sont constamment interrompues par le va-et-vient des techniciens remballant le matériel de tournage. Lorsqu’elle coupe définitivement les ponts avec son fidèle indécis, il retournera à la vie de ville sans elle. Le plan final, exemplaire, montre à voir le visage de Bahar sans le regard d’Isa, qui, par un astucieux effet en hors-champ, parvient à manifester son écho évanouissant.


Cinéaste de l’intime en cinémascope, Ceylan accapare son 4e film et magnifie par ses cadrages et la durée de ses plans une plastique de l’éphémère. Toutes calculées qu’elles soient, les scènes des Climats renvoient à une approche qui n’est pas dénuée de maniérisme, aussi obtue qu’elle soit, tant l’attention démesurée accordée à l’exécution n’alimente en rien celle aux raisons derrière le deuil amoureux d’un artiste enclin à tout voir mais ne rien réellement montrer, comme c’est le cas dans nombre de films du moment.


Le film exploite à son avantage certaines possibilités esthétiques produites par les nouvelles caméras numériques, dont les bénéfices voulus ne pourront être appréciés dans leur pleine valeur que lors d’une projection numérique. Qu’importe : les tonalités et la profondeur de champ dénotent une expression étonnante, et comme on ne s’étouffe pas pour avoir trop souvent parlé, la place est libre pour perdre de vue les convictions et les égarements des amants et plonger dans une sorte d’abstraction hypnotique. La fameuse scène centrale, dans laquelle Isa impose sa virilité entre les reins de Serap lors d’un plan-séquence mis en boîte à l’étreinte près, confirme ce désir de domination physique et esthétique chez le cinéaste, qui s’entête à fuir une scène dès qu’un relâchement émotif s’installe.


Les climats, par trop frugal, ne tire jamais profit des ambiances qu’il a scientifiquement recréées, par combien plus fasciné par le contrôle du thermomètre. Comme postulat, c’est bien, mais c’est court. Comme film, Ceylan reste cantonné dans la démonstration et les phases intermédiaires au lieu du présent des actions et la résonance de personnages somme toute peu développés.


On s’ennuie dès lors des contrastes entre les personnages de Uzak qui procurait une certaine lumière et surtout un souffle à un film autrement gris et monolithique. Ceylan s’autorise bien quelques ironies ici et là, mais l’ensemble reste sibérien, sous la neige comme sur le sable. Habillez-vous en prévision.


© 2007 Charles-Stéphane Roy