vendredi 20 juillet 2007

Critique "Flandres"

Flandres
de
Bruno Dumont
2007

Paru dans la revue Séquences


Bienheureux soient les pauvres de cœur…


Bruno Dumont en terrain connu. La Flandre française, ses vallons trempés et ses nuages presque à portée de main étaient déjà à découvert dans La vie de Jésus et L’humanité. Les flancs venteux de ces paysages affligés abritent toujours le même type de survivants, dont les plus lucides ne sont pas toujours ceux qui prennent le large. Dumont s’incruste comme jamais dans ce bout de pays retiré et observe ceux qui restent, qui endurent et dont la désolation s’extériorise de la manière la plus dépossédée qui soit. Les déserteurs auront beau s’engager dans l’armée, ils ne trouveront au front que carnage et damnation.


Film en deux temps dans deux espaces, Flandres résume peut-être la courte filmographie du cinéaste, qui se fait plus que jamais miroir de l’ordinaire insupportable. Choquant, Bruno Dumont? Voilà un euphémisme bien réducteur. Peut-on vraiment dénaturer l’âpreté de la manière pour adoucir des mœurs régies à la fois par l’isolement et la promiscuité? Taxée de complaisant et nihiliste, son corpus est effectivement taillé dans le même chantier d’une pierre à l’autre, et pour cause : en filmant presque toujours le même coin de pays, Dumont ne filme que de plus près encore la difficulté d’être et d’habiter à la merci de l’oubli.


Peu de personnages dans le cinéma français incarnent autant la géographie et l’économie de leur environnement immédiat que ceux décryptés par la caméra de Bruno Dumont. Flandres résume à sa manière les trois films précédents de Dumont; mi-clocher, mi-désert, son dernier film constitue à la fois l’aboutissement de son esthétique du désoeuvrement rural et l’écueil d’une approche dont on aperçoit déjà les limites.


Le terrain couvert par Flandres correspond moins aux frontières franco-néerlandaises implicites du titre qu’aux états émotionnels partagés par les partants et les revenants dont Barbe et Demester sont ici les funestes correspondants. La jeune et belle Barbe offre son corps à ses voisins comme d’autres leurs talents contre de quoi se payer à peine des clopes. Demester, son ami d’enfance, sorte de Lennie Small du village, tire un dernier coup avec Barbe avant d’être mobilisé entre des tranchées au Moyen-Orient.


Mais Barbe peut aussi bien se taper Blondel, le collègue de régiment de Demester, ou d’autres paysans de Bailleul en l’absence de ses Beaux : sans attentes ni attaches, Barbe subit le temps qui passe et ressent peu de choses. Une fois arrivé dans un désert avec d’autres troupiers, Demester entend les balles et participe à la torture autour de lui. Si Blondel tombe au combat, Demester s’en tire à force de lâcheté. De retour au pays sans tambours ni médailles, le géant dyslexique peine à reprendre contact avec l’existence mortifiée d’une bourgade pourtant bien vivante et à l’abri de la terreur. Peut-on se décharger de sa violence à travers l’ennui?


Passivité est le maître mot de Flandres, au sens d’endurance, d’abandon, de dégradation. Le trio principal, comme Briche, Leclercq ou Mordac, va où le vent veut bien les mener. Aux fermiers de la première partie, Dumont contraste avec les troupeaux de la seconde, ces bataillons déboussolés dès que s’est ouverte trop grande la porte de leur enclos. Forces de la nature, Demestre et ses compagnons beuglent et bougent comme des bêtes, tantôt au repos, tantôt traquées.


À une séquence de viol collectif auquel Demestre ne participe pas, la victime le pointe du doigt comme celui qui n’aura rien fait, ni pour accélérer, ni pour arrêter la brutalité de ses frères d’arme. Plus tard, Demestre massacrera une famille innocente après avoir échappé de justesse à sa propre mort, laissant Bondel derrière lui à une fin tragique. Ce sera le seul acte que Demestre aura commis de son propre chef durant tout le film. On ne saura jamais si le remords et l’impulsion ont habité le gaillard lorsqu’il a joué du couteau. Tuer est peut-être plus facile que survivre.


Dumont, en cinéaste bien de son temps, ne s’encombre d’aucun existentialisme et se contente de circonscrire ses sujets dans un mouvement dont ils ne saisissent ni le pourquoi, ni la portée. Étrangement, une lucidité semble émaner de la pauvreté de ces quotidiens, comme si Blondel et ses compatriotes s’étaient résolus à affronter l’horreur des autres pour occuper autant que possible la morosité de leur jeunesse. Même si la rédemption forcée de Barbe et Demester du final sonne faux, Dumont nous force à croire qu’un choc pourra toujours secouer l’engourdissement et la désillusion.


© 2007 Charles-Stéphane Roy