jeudi 19 juillet 2007

Critique "Down and Dirty Pictures"

Down and Dirty Pictures:
Miramax, Sundance and the Rise of Independent Film

de Peter Biskind
2006

Paru dans la revue Séquences


comment le film d’auteur et les B movies ont intégré les multiplexes


Cet été sortait Clerks 2 de Kevin Smith, presque dix ans après le film original, tourné en noir et blanc pour 27 000 $ et devenu par la suite un succès générationnel. Harvey Weinstein est toujours derrière Smith, mais sous le giron Weinstein Company ; les acteurs sont devenus des vedettes, la couleur et les millions $ ont remplacé la production de fortune de l’époque. Coup de barre pour ceux qui ont grandi avec les Indépendants des années 1990 : presque 20 ans plus tard, les principaux vestiges de cet Âge d’or des petits films ne sont plus que de lointains souvenirs.


Peter Biskind, collaborateur au Vanity Fair et auteur d’Easy Riders, Raging Bulls, trace un portrait insoupçonné et absolument fascinant du temps des Indépendants, avant que le terme ne soit récupéré par tous les grands studios. Biskind articule son analyse autour des deux principales forces qui ont charpenté ce qui est devenu un véritable mouvement, une manière de penser (et surtout vendre) les films d’auteurs : Robert Redford et son festival Sundance, puis le distributeur Miramax des frères Harvey et Bob Weinstein, devenu un mini-studio en soi à la fin des années 1990.


On parle ici d’un livre édifiant, débordant d’anecdotes surréalistes et de savoureux témoignages émis par les acteurs qui ont contribué, pour reprendre l’expression de l’acteur Ethan Hawke, à rendre le cinéma d’auteur « sexy ». Les Indépendants étaient au cinéma commercial ce que le courant alternatif fut à la musique pop : des créateurs à l’esprit « do it yourself » qui ont conçu leur propre industrie avant d’être victimes de leur succès. On constate rapidement que la petite histoire derrière la naissance de ces films fauchés, existentiels et surréférentiels était souvent plus intrigante que les films eux-mêmes.


Sans Biskind, on n’aurait peut-être jamais su que le Festival de Sundance n’a servi au début qu’à éponger le déficit de la station de ski à Park City, l’attraction sur laquelle misait Robert Redford en premier lieu. Ou que les Weinstein sont au cinéma ce que la mafia est au crime organisé : des coupeurs de tête, des cinéphiles impulsifs et bornés qui n’hésitaient pas à remodeler leurs acquisitions selon les résultats des projections-test, qui visaient à combler un public qui avait « les mêmes goûts que maman ».


Biskind considère que tout a basculé pour les Indépendants en 1989. Redford, qui faisait preuve d’un désengagement et d’un absentéisme latent à la direction de Sundance jusque là, s’est emballé pour sex, lies & videotapes de Steven Soderbergh, âgé alors d’à peine 26 ans. Le festival était alors réputé pour programmer les mêmes films compliqués, lents, sans humour, sans provocation. John Sayles, les frères Coen, David Lynch et quelques autres renégats étaient bien en selle durant les années 1980, mais leurs chemins n’avaient jamais eu à croiser celui de Sundance pour lancer leur carrière. À cette époque, les Weinstein vivotaient toujours d’échecs en semi-échecs, ayant débuté en acquérant les droits de Goodbye, Emmanuelle en 1978.


La niche pour les films étrangers était plutôt étroite aux États-Unis du fait que les distributeurs de films dits « spécialisés » ne concentraient leur action que via le circuit des « arthouses » dans les grandes villes. Le premier coup de génie des Weinstein fut de publiciser The Thin Blue Line de Errol Morris comme un thriller et d’empocher 1,2 millions $, une fortune à l’époque pour un documentaire, grâce à une sortie dans des salles de banlieue. En achetant le film-surprise de Soderbergh à Sundance, une première convergence d’intérêts croisés, entre la plateforme, le contenu, le distributeur et le pouvoir d’achat de la Génération X venait de s’ériger en modèle pour les 10 années suivantes.


Si le livre de Biskind est à ce point complet et exaltant, c’est qu’il est lui-même conçu comme un documentaire. Alternant des verbatims de réunion avec d’anciens employés de Redford, des Weinstein mais aussi de la boîte October Films (Mike Leigh, Danny Boyle), qui devint plus tard USA Films et aujourd’hui Focus Features, des entrevues avec des cinéastes-clé comme Quentin Tarantino et des explications sur les coulisses de certaines transactions, l’ouvrage ne laisse rien au hasard et dresse des constatations générales d’une évidente acuité.


Si les Weinstein, les ogres de Tribeca, occupent la majorité des pages du livre, c’est que leur contribution à la définition du cinéma indépendant, qui a culminé avec Pulp Fiction, leur vente à Disney (Miramax avait ainsi un pouvoir d’achat inégalé chez les Indépendants) et leur triomphe aux Oscars avec Shakespeare in Love et Chicago, irradie toutes les autres entreprises durant ce curieux mouvement, dont se sont autant réclamés The Blair Witch Project que Gangs of New York. Malheureusement, le livre n’aborde pas le départ des Weinstein de Miramax l’an dernier, mais s’applique à illustrer à quel point l’héritage de ces soi-disant Indépendants a contaminé le système hollywoodien d’aujourd’hui.


© 2007 Charles-Stéphane Roy