vendredi 20 juillet 2007

Exposition "Villes/Cities/Städte"

57e Festival de Berlin
Exposition Villes/Cities/Städte
de Raymond Depardon
2006
Paru dans la revue Séquences


L’urbanisme mouvant


Signe des temps ou retour prévisible, la photographie est réapparue au cinéma ces derniers temps par les voies les plus diverses. Regards croisés de l’éphémère, le cinéma et la photo constituent un couple à la fois naturel et forcé, qui permet néanmoins de réfléchir ponctuellement sur les notions de regard et d’image.


Pas étonnant que la photo réinvestisse l’horizon des cinéastes du documentaire ; au blitz d’images que proposent la télé et le cinéma de fiction, le documentaire tend vers une forme plus étudiée, cadrée, composée et balancée de l’image sans avoir peur de recourir au statique et aux natures mortes pour illustrer son propos. L’archive n’est-elle pas omniprésente dans le documentaire de recherche, son sous-genre le plus populaire, passé à l’appui ?


Les sorties successives de Manufactured Landscapes de la Canadienne Jennifer Baichwal, consacré à l’œuvre argentique d’Edward Burtynsky et sa vision macro-industrielle des changements géomorphologiques, et de L’esprit des lieux de Catherine Martin (à ne pas confondre avec la série documentaire du même nom produite par Vic Pelletier pour TV5 Canada), album vivant de souvenirs collectés à partir des proches d’une main-d’œuvre archaïque photographiée en 1970 par le professionnel Gabor Szilasi dans la région de Charlevoix, osent surtout du film.


C’est précisément de cette manière que le cinéma parvient à se démarquer de son grand frère, par cette distanciation en abîme, permettant de raconter l’histoire dans l’histoire dans l’Histoire, à l’aide d’une quincaillerie riche en archives sonores, picturales ou cinématographiques. Mais le cinéma a encore besoin de la photo. Ne serait-ce parce qu’il est impensable d’imaginer une sortie de film sans recourir à une affiche isolant ou mettant l’accent sur un instant-clé d’un histoire ou l’expression des personnages principaux. Ou bien des traces photographiques d’un film dans une revue spécialisée, un catalogue ou un site web. Si la pellicule permet au film d’exister, la photo lui procure l’immanence nécessaire pour que le film prétendre prendre place dans notre mémoire, sinon dans l’Histoire.


DEPARDON, L’ŒIL AU PAS

Dualité : c’est l’impression la plus forte qui teinta l’exposition Villes/Cities/Städte mise en scène par Raymond Depardon, inaugurée durant la 57e Berlinale en février dernier. Depardon le photographe, le témoin oculaire de l’activité contemporaine, le cinéaste des professions (le juge de 10e chambre : instants d'audience, les cultivateur de la trilogie Profils paysans, les photographe de Reporters), le cofondateur de l’agence Gamma s’offre 12 villes et 300 clichés, à prendre seuls ou en communauté.


Commandée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain et le Museum für Fotografie de la métropole allemande, l’exposition amplifie physiquement la complémentarité entre les deux pratiques, souvent catégorisées injustement comme un art primitif et son prolongement pluridimensionnel. À l’occasion des 20 ans de la Fondation Cartier, le directeur Hervé Chandès demanda en 2004 à Raymond Depardon de réaliser le projet d’une installation sur la vie citadine. Ils identifieront ensemble 12 villes pour illustrer leur démarche. L’année suivante, sept villes firent l’objet d’une première installation à Paris. Puis huit au Musée d’Art contemporain de Tokyo en 2006. Berlin sera enfin la première à présenter les 12 Villes/Cities/Städte.


Pour constituer cette anthologie d’instants urbains, Depardon est passé en modes rapidité et spontanéité. Les seules règles observées lors de sa tournée dans les villes les plus bourdonnantes sur la planète consistaient à restreindre à trois jours son passage sur place, à filmer un seul endroit, à laisser la vidéo tourner sans coupes et à saisir la réalité du moment à la fois par le mouvement et l’immobilisme, s’en remettant ainsi à l’intuition et aux déplacements des passants.


Depardon avouera lui-même: « Pour quelques heures, pour quelques jours, j’étais un habitant, un peu particulier. Je restais étranger, mais j’étais adopté et protégé par la foule. Mon secret, aller vite comme les piétons de ces villes, pour respecter l’itinéraire de leur vie quotidienne. Tout est travelling et plan-séquence dans une ville. »


L’ITINÉRANT GLOBETROTTER

Nous étions conviés lors de cette exposition en deux temps à déambuler entre des espaces concomitants tout en oppositions : d’un côté, une large pièce sombre rappelant un entrepôt aux murs dégarnis, et de l’autre, une antichambre lumineuse aux contours polis.


Dans le noir étaient suspendues 12 toiles-écrans à quelques mètres de distance des murs, à raison de trois écrans par mur. Sur chacun des écrans étaient projetées des bandes vidéo capturant quelques minutes dans la vie d’une mégapole internationale, au coin d’une rue achalandée, suivant la succession des marquises d’une artère commerciale, longeant un viaduc, tournoyant en panoramique autour d’un belvédère où se lovent les touristes. On pouvait ainsi passer d’Addis-Abbeba à Berlin, de Buenos Aires à Dubaï, de Johannesburg au Caire, de Moscou à New York, de Paris à Rio de Janeiro et de Shanghai à Tokyo et remarquer les différents rapports entre la population locale et la caméra de Depardon, parfois à l’écart mais toujours libre de vagabonder où bon lui semble.


La lumière de la chambre adjacente encouragea la proximité pour repérer la multitude de détails des 300 photos alignées à la hauteur du regard, traçant un fil visuel reliant les murs de la pièce. En juxtaposant deux séries horizontales de photos prises à des endroits différents, Depardon invitait le visiteur à suivre la bande à la manière d’un livre d’images successives tout en comparant verticalement le sujet de la photo supérieure à celui de la photo inférieure, leur environnement, leur lumière et leur mouvements internes. De dos, à l’arrière-plan, figurants dans un espace inclusif, les individus repérés par la caméra de Depardon investissent un environnement élaboré et modifié sur mesure pour leurs besoins. Ce qui n’empêche pas non plus le photographe de continuer à saisir les anges qui passent et prendre le temps de se faire remarquer par des sujets au repos, qui le gratifieront à l’occasion d’une chaleureuse salutation de la main.


Parisien d’adoption, Depardon photographie ce qui pourrait constituer son voisinage et ses semblables d’un pays à l’autre, avec le regard du cousin, du frère, du témoin et de l’étranger à la fois. Le cinéaste s’est approprié l’achalandage des espaces publics un peu à la manière des touristes armés d’une petite caméra numérique, servant de mémoire de poche d’une visite-éclair. Sauf que Depardon marie l’œil à l’objectif et que la captation est devenue l’objet même de sa présence. Si la ville moderne se confond à peu de choses près avec ses semblables, et si les moyens de l’immortaliser sont devenus de plus en plus standardisés, peut-on en déduire que la subjectivité de l’expérience provisoire du voyage métropolitain n’a d’unique et d’influençable que sa durée ?


À première vue, la partie photographique de Villes/Cities/Städte apparaît plus personnelle que la partie vidéographique. La vidéo immersive comme objet d’exposition, et plus particulièrement dans ce cas-ci, ne donne sa pleine mesure que dans sa totalité et les allers-retours du visiteur entre les 12 écrans, tandis que le mouvement émotionnel né du défilement des 300 photos s’amplifie véritablement que dans l’arrêt sur l’image et le détail de la composition.


SCÈNES DE TROTTOIR

Isolés par leurs besoins et leurs directions, les citadins solitaires des 12 villes forment instinctivement un corps social et une morphologie urbaine englobante. Les films de l’exposition nous renvoient constamment cette idée de clan du geste : une personne entourée n’est plus seule, du moment que ses semblables qui l’entourent exécutent la même action ou la même fonction qu’elle, au service ou au détriment de son itinéraire. L’individu à Tokyo est Tokyo lui-même, tout comme les usagers d’un métro à Berlin incarnent à tout moment la métropole allemande.


En s’interdisant l’intimité de ses sujets, en fixant surtout sa caméra sur les trottoirs, en filmant à ciel ouvert, Depardon a pris le pari de la macro-culture, comme si l’ensemble des maillons ne pouvaient jamais masquer la chaîne, que les rues et les édifices constituaient à la fois le décor et l’avant-plan d’une vision au ras des gratte-ciels. Comme dans ses documentaires, le cinéaste observe dans Villes/Cities/Städte les rouages de la machine – publique, sociale, professionnelle – pour finalement associer ce que nous sommes à ce que nous faisons et au lieu où nous accomplissons notre quotidien. Car bouger, c’est être au monde, alors que s’arrêter permet d’observer ce monde, et donc tendre à être tout court.


© 2007 Charles-Stéphane Roy