mardi 29 mai 2007

Laboratoire expérimental: "Écrire pour la télévision"

Écrire pour la télévision : petite lucarne, grandes réformes
2004

Paru dans la revue Séquences


La télévision est gourmande. Après avoir pris le relais du cinéma au début des années 1950, voilà qu’elle l’assimile au propre comme au figuré : s’il est effectivement devenu presque impensable de produire sans l’intervention d’une chaîne dans le montage financier initial d’un projet de long métrage, la nature même de la majorité des films annexés à la programmation télé en vient à épouser les poncifs rythmiques et esthétiques du petit écran, tandis que le cinéma doit composer avec un public formé aux courts formats, aux punchs-à-la-minute, aux gros plans et aux images saccadées de la télévision.


Tissant d’abord un rapport amour/haine, la télé et le cinéma ne feraient désormais plus qu’un aux dires de certains cinéphiles désabusés. Chose certaine, le grand et le petit écran s’observent et se copient afin de peut-être mieux se distinguer l’un de l’autre. Examinons d’un peu plus près les emprunts et innovations apparents issus de cette convergence.


Du cinéma à la télé

Les âmes sensibles connaissent bien : le movie of the week – ou téléfilm hebdomadaire – fait les beaux jours de la télévision depuis ses débuts. Initialement décrié par l’industrie cinématographique qui snobe ses moyens et ses comédiens, il deviendra néanmoins la luxuriante extension du serial des années 1930 puis du roman-savon quotidien, ou téléroman.


Depuis la fin des années 1970, il est graduellement supplanté par la série lourde, dont le budget pour chaque épisode, gonflé en partie par les espaces publicitaires extra ou intra-diégétiques, avoisine celui d’un long métrage. Acteurs renommés, effets spéciaux et extérieurs multipliés donnent ainsi l’impression d’un divertissement haut de gamme, toujours axé selon les lignes éditoriales des grandes chaînes : éloge – malgré l’apparente couche d’ironie, récemment lucrative – des institutions chez Radio-Canada (hockey, hôpitaux, journalisme, couple), portrait familial et séries de genre à TVA (surtout des comédies de situations ciblées et des suspenses), affirmation de soi et de sa communauté à Télé-Québec (courts métrages et documentaires) et plus petit dénominateur commun à TQS (majorité de contenus obtenus de télévisions américaines, et numéros d’humoristes déguisés en comédies de situations).


À l’amorce même des projets télé, il y a donc connaissance des grands mouvements dramatiques actuels ET des créneaux respectifs de la part des producteurs privés et des scénaristes – à cet effet, notons la forte concentration de scripteurs, ces professionnels venant en grappes selon des spécialisations précises (dialogues, arc narratif, caractérisation de personnages, gags), dont le travail se situe entre la quête de réalisme… et l’étude de marché.


Alors que certains thèmes se fondent d’une sitcom à une dramatique (difficile en effet de tomber sur les aventures hebdomadaires d’aînés, de pauvres, d’handicapés ou de mésadaptés sociaux), on mise principalement sur un concept clairement défini, un groupe d’âge et de sexe scientifiquement ciblé ainsi que le vedettariat actif ou potentiel des acteurs et actrices – renouveler le public équivaut à renouveler également les têtes d’affiche, frais de pub en moins pour la chaîne.


Et lentement, tout ça évolue selon le marché : on fait mieux avec plus de moyens, donc de techniciens, de scripteurs, de vedettes. Derrière tout cela, saluons les modèles américains et français qui ont su redonner à la télé ses lettres de noblesse, surtout au niveau des séries dramatiques au Sud et du feuilleton historique à l’Est. En 1978, la télésérie Holocaust (4 x 120 minutes, NBC), avec une Meryl Streep et un James Woods encore méconnus, captivait 220 millions d’auditeurs et invitait les producteurs aux investissements massifs. Dallas (330 x 20 minutes, 1978-91) suivit dans cette veine, jusqu’à Twin Peaks (30 x 60 minutes, 1990-91, ABC), qui ramena au petit écran les scénaristes allergiques aux conventions édictées par les corporations : on pouvait désormais être narrativement incorrect et rentable tout en pervertissant au passage des icônes tout-puissants à la Daddy Knows Best ou Columbo.


En France, on connaît la qualité d’écriture et le succès des séries sur l’inspecteur Maigret ou Arsène Lupin durant les années 1960; poursuivant cette tradition, il n’est pas rare de croiser aujourd’hui Patrice Chéreau tourner un Napoléon ou Gérard Depardieu tâter du Alexandre Dumas ou Victor Hugo pour de grandes chaînes commerciales. Non loin de là, Arte affiche bon an mal an un salutaire esprit de défrichage en proposant des téléfilms unitaires ou des séries abordant de front des thématiques sociales rarement hop-la-vie, misant sur l’acuité et la singularité de l’écriture.


Qui plus est, les co-productions télé fusent et chaque réalité exposée doit ne pas dérouter, sinon surtout plaire à autant de publics différents. Au Canada anglais, le touche-à-tout Don McKellar (Twitch City, 13 x 30 minutes, 1998 et 2000) et Bruce McDonald (American Whiskey Bar, 1 x 60 minutes, 1998; Queer as Folk, 2 épisodes, 2002) injectent un peu de personnalité à une industrie paralysée par les poids lourds américains, tandis que le Québec récupère l’appellation contrôlée d’auteur – l’idéateur ou concepteur – de nos voisins d’en bas.


Carle (aller-retour des Plouffes), Fournier (Bonheur d’occasion) et Beaudin (Le Matou) furent des pionniers du genre incongru qu’est le film adapté pour la télé. Les littéraires Pierre Gauvreau et Victor Lévy-Beaulieu sont aujourd’hui relayés par Fabienne Larouche (surtout Fortier), Stéphane Bourguignon (La vie, la vie), Luc Dionne (Omertá, Bunker le Cirque) et Frédéric Ouellet (Grande Ourse) dans la grande tradition de la série dramatique américaine moderne, de Thirtysomething (85 x 60 minutes, 1987-91) à X-Files (154 x 60 minutes, 1993-2002). Les tendances s’orientent donc entre la nouvelle écriture américaine (les sitcoms, les séries lourdes), diffusée simultanément ici, et les explorations issues du vidéoclip et du cinéma, particulièrement du court métrage. Dorénavant, le mot ne fait plus écran à l’image.


Vers une nouvelle définition du concept d’auteur à la télévision

Au début des années 1990, plusieurs initiatives furent valorisées pour mettre la relève cinématographique en vitrine à la télé. Il y eut Kaléidoscope sur TV5, la Course Destination Monde à Radio-Canada ou Entrée Côté Courts. Récemment, Télé-Québec poussa la proposition plus loin en intégrant carrément le court dans sa programmation à des heures susceptibles de rejoindre un plus large public avec Vidéastes recherché.e, Fêtes fatales et Phylactère Cola, ce dernier étant produit, écrit, réalisé et joué par le même groupe de créateurs.


On annonce déjà pour l’automne 2005 un événement fort prometteur : Chambre 13, une initiative des Productions des Années-lumière, sera diffusée sur les ondes de Radio-Canada. Conçue par Richard Angers et Geneviève Lavoie, ce projet est à la croisée du téléroman, de la mini-série et du court métrage de genre. Si le pivot de chaque épisode prend racine au même hôtel, on y croisera néanmoins différents personnages d’une semaine à l’autre, exception faite du propriétaire des lieux et d’un inspecteur.


13 réalisateurs-scénaristes injecteront une atmosphère et un ton personnels à l’ensemble, dont Louis Bélanger, Ricardo Trogi, Kim Nguyen, Éric Tessier, Louis Choquette et Philippe Gagnon. Cette audacieuse prémisse a pour vocation de personnaliser la fiction télé, d’introduire de nouveaux auteurs au public et forcément un nouveau public à ces cinéastes déjà bien connus des adeptes de Silenceoncourt.tv ou des festivaliers.

Richard Angers, producteur, co-scénariste et concepteur de la série, nous explique la genèse du projet : « J’ai d’abord présenté le concept à des cinéastes qui sont également mes amis, et ils ont embarqué d’emblée dans l’aventure. On s’est rapidement entendus sur deux points : chaque réalisateur serait également auteur de son segment, qui devra être conçu indépendamment de ceux qui précéderont ou qui suivront, et deux personnages récurrents devront intervenir en avant ou en arrière-plan à chaque épisode. Après avoir présenté le projet à Radio-Canada, nous avons dû écrire les trois premières histoires, puis la chaîne d’État nous a donné le feu vert pour la balance de la production. J’ai tenu à écrire en entier le premier et le dernier épisode, après quoi je ne suis intervenu que brièvement dans les scénarios de tout le monde. Bien que tous les réalisateurs étaient en charge de s’approprier leur épisode avec leur signature personnelle, nous avons fait appel au même directeur photo, monteur et musicien afin d’homogénéiser minimalement la série. En ce sens, ma contribution ressemblerait à celle de l’animateur d’un terrain de jeu ouvert où oeuvrent plusieurs auteurs. Frédéric Ouellet, l’auteur de Grande Ourse, fut le seul qui ait déjà élaboré un contenu destiné à la télévision alors que tous les autres viennent du clip ou du cinéma; en ce sens, nous avons voulu inciter une nouvelle façon de concevoir la fiction à la télévision, car je crois que le petit écran a besoin de renouveler constamment son approche afin de développer de nouveaux publics, et aujourd’hui, les jeunes adultes s’alimentent au cinéma et dans les jeux vidéo; ils recherchent des contenus complexes et nuancés et c’est dans l’intérêt non pas seulement de la télévision mais de l’industrie en général de chercher à les intéresser en les surprenant constamment au lieu de continuer à produire de longs fleuves publicitaires où subsistent quelques îlots de contenu généralement vaseux. Et malgré des budgets plus serrés, il semble que les télédiffuseurs soient de plus en plus intéressés par les idées originales et les textes plus frondeurs. »


© 2007 Charles-Stéphane Roy