jeudi 10 mai 2007

FFM 2002 : Compétition

26e Festival des films du monde de Montréal — Compétition officielle
2002
Paru dans la revue Séquences


Attentes et teintes


Après avoir célébré son vingt-cinquième anniversaire sans trop faire de bruit, les cinéphiles et critiques affichaient des airs déconfits au terme d’un éprouvant visionnement de fond. Malgré de solides statistiques et l’abondance de la présente récolte, il faut croire que les sources d’approvisionnement se tarissent toujours un peu plus. Le Festival des films du monde de Montréal s’acharne avec une inquiétante véhémence à miser sur un concept totalement désuet, avec la prétention de présenter à ses festivaliers les plus fidèles un survol exhaustif (au sens quantitatif du terme) du cinéma mondial et des films issus des festivals internationaux les plus représentatifs. Dans les faits, le résultat est tout autre, et menace non pas la survie de l’événement, mais la santé et l’épanouissement de son public.


Le FFM est sans doute le seul festival compétitif de catégorie A comme il aime bien le rappeler à chaque année, mais c’est sans doute également le plus laborieux, de la programmation jusqu’à sa dynamique globale. Le festival est demeuré représentatif d’une vision de ce que doit être le bon cinéma, le beau cinéma, en regard de préceptes accusant près de trois décennies de retard. En ce sens, le pays d’origine et l’approche consensuelle deviennent les canons de la sélection officielle, au détriment des diverses manifestations de l’évolution du médium; lorsque le contraire se produit, les films les plus audacieux se retrouvent presque exclusivement en fin de parcours après que d’autres événements aient pu bénéficier de leur exclusivité. Il y a de quoi laisser songeur...


Prise au coeur de la compétition sans merci que se livrent ses concurrents, le FFM tient sensiblement le fort en accueillant les propositions de ses délégués diplomatiques (Iran, Italie, Amérique latine), de véritables corpus où se frayent l’Histoire et le Drame en décelant certaines qualités exportables, voire exotisantes. Le festival est encore (sauf exception) à l’heure des cinémas nationaux, tandis que la majorité des festivals accueillent des auteurs; ce décalage est déterminant dans la pertinence des oeuvres sélectionnées. L’autre motto ffmien étant “ Les films sont les réelles vedettes ”, pourquoi alors s’évertuer d’inviter le dernier boulot alimentaire du tâcheron DeNiro ? Et, soyons francs : combien de films d’illustres inconnus peuvent se vanter d’avoir frappé l’imaginaire du public et des acheteurs longtemps après leur projection ?


Si l’esprit de découverte est une vertu fort louable, encore faut-il la cultiver avec doigté et vision; faute de quoi plusieurs événements locaux de moindre rayonnement en viennent à gagner en assiduité. Trônant au Québec sur les festivals de genre (FanTasia, Image + Nation, Rencontres internationales du documentaire ou Festival du film sur l’Art), ethnocentriques (Vues d’Afrique, Festivalissimo, Film juif, roumain et consorts) ou régionaux, il reste que le FFM récolte l’appui le plus significatif de la part des subventionneurs. Les relations internationales en jeu y sont-elles pour quelque chose ? Il faut probablement en conclure que la vérité n’est pas loin.


Hors du contexte, point de salut

Fréquenter les festivals, c’est évidemment l’opportunité de saisir au passage des films qui ne reviendront jamais sur nos écrans. Au terme de la Compétition officielle, on comprend mieux pourquoi il en est ainsi. Alors qu’une pléiade de drames familiaux doucereux, de co-productions indigestes et d’exercices narratifs routiniers aux accents télévisuels eurent tôt fait d’étouffer les oeuvres substantiellement plus frondeuses, de rares primeurs mondiales suscitèrent un enthousiasme souvent éphémère. À subir tant de nivellement par le bas ou d’indifférence, les films moyens en viennent à arborer une illusoire plus-value. Prenons à cet effet I am Dina, du norvégien Ole Bornedal. N’eût été de son budget, de sa distribution internationale et de sa langue d’adoption, peut-on réellement prendre au sérieux cette fausse fable ampoulée et manichéenne, véritable tapisserie sans fondations ? Lorsque l’on confond avec autant de prétention grandiloquence avec onirisme, le grand-guignolesque l’emporte aisément.


Idem pour le tendancieux Igby Goes Down de l’Américain Burr Steers : voilà un film dont la genèse du récit confirme les limites de ses visées. Initialement destiné à répondre aux poncifs du roman hybride contemporain, le récit fragmentaire et anarchique des balbutiements pubertaires de Igby Slocumb s’est rapidement transformé en scénario épisodique atonal, et si la filiation générationnelle avec ses compatriotes Wes et Paul Thomas Anderson se fait sentir, cela ne garantit en rien la fortune de cette entreprise. Car une fois l’effet de mode et de récupération dissipé, il est clair que l’acidité de ce discours sur l’émancipation des gosses de riche métropolitains ainsi que la mise en scène tentaculaire ont eu tôt fait d’aplanir tout contraste ou subtilité qu’une telle démarche aurait nécessité. On se demande ce que cette génération a ultimement retenu des premiers Hal Ashby, Mike Nichols ou Bob Rafelson dont elle se réclame tant : les corollaires entre la manière, le bouleversement des codes sociaux et l’époque, ou simplement l’aspect de rébellion sans cause ni repères ?


Tandis qu’Igby crie sa souffrance à son entourage, l’attention demeure justement sur celle-ci et les moments déterminants se déroulent presque exclusivement lors d’ellipses temporelles ou demeurent racontées en voix-off. Difficile alors de s’intéresser un tant soit peu à ces confrontations stériles (tout le monde se fout des autres) et ainsi y retracer leur pertinence dans une quelconque perspective globale. Bill Pullman s’en tire avec le seul personnage digne d’intérêt du film, celui d’un père schizophrène interné dont Igby se prendra d’affection. Sans doute parce que le moins extravagant que tous, Burrs ne lui consacrera que moins de cinq minutes à l’écran. Dommage, car voilà un autre film emblématique de la majorité des poulains de la branche corporative du cinéma indépendant américain (Miramax, Fox Searchlight, Paramount Classics et, dans le cas présent, United Artists) qui, malgré ses apparentes distances avec les véhicules commerciaux, table indéfectiblement sur les mêmes conceptions psychologiques schématisantes et une commune prédominance narrative de l’effet sur la cause. Pris isolément, ce film ne tient pas la route; en regard avec le conformisme de la plupart de ses concurrents de la Compétition officielle, voilà tout à coup son intérêt bonifié. Voilà aussi à quoi servent les festivals.


Soyons optimistes, estimons les possibles

La précédente affirmation est heureusement révoquée à l’occasion par le truchement de premiers longs métrages privilégiant la complexité émotive par le biais de l’épuration et du calibrage dramatique. Tel fut le cas du modeste mais efficace Blue Car de l’Américaine Karen Moncrieff, une scénariste ayant fait ses premières armes comme actrice d’opéras-savon ! Autour du thème universel — et délicat — du dysfonctionnement de la cellule familiale, le film dégage une vision peu commune du potentiel inexploré de séduction des individus en tant que dénominateur central du regard et de l’incommunicabilité envers l’Autre. Un professeur de poésie dans une école secondaire découvre son propre pouvoir d’attraction alors qu’il tente de se rapprocher de Meg, une talentueuse étudiante prise avec un père absent, une mère débordée et une soeur instable. Entre la drague insistante de son professeur, les confrontations avec sa mère et la mort tragique de sa cadette, Meg optera pour le tortureux chemin de l’épanouissement : sa voie en sera une de décisions malheureuses et de désenchantement, mais également d’affirmation de soi, de courage et d’espoir. L’attention allouée aux plans, la justesse des acteurs ainsi que les nuances de la direction artistique dénotent dans ce premier essai d’une intelligence des moyens plutôt rassurante.


Un autre drame familial, le feuilleton grand écran Le plus beau jour de ma vie (Il piu’ bel giorno della mia vita) de Cristina Comencini, repartit cette année avec le Grand Prix des Amériques. La fille du grand Luigi eut la main heureuse en ce qui a trait au rendement de ses interprètes (Virna Lisi et Sandra Ceccarelli en tête), malheureusement confinés à des personnages aux contours psychologiques grassement délimités. Il faut voir comment la problématique sexuelle est évacuée sur des postulats populistes — l’absence du père comme ultime ressort castrateur ou déviant, voilà une conception de la psyché du désir résolument réductrice — et le dysfonctionnement inter-relationnel des personnages satellites, proprement bourgeois, créer de bien timides remous. Au-delà du vernis convenable mais convenu, la réalisatrice affiche déjà une assurance laissant présager d’éventuels résultats plus éclatants.


Assurément, la fragilité des rapports amoureux, entre sacrifice et plénitude, était au rendez-vous de cette 26e édition. “ L’amour est un labeur de tous les instants ! ” semblaient se répéter Stefania et Tommaso, les protagonistes du sitcomatique Casomai de Alessandro d’Alatri. Puisant à même les tractations publicitaires auquelles le couple vedette s’identifie professionnellement (ils sont respectivement concepteur et maquilleuse d’une agence de placement de produits), le film s’est rapidement réfugié dans un traitement capsulaire et des propos tout en formules cherchant à moins à convaincre que plaire, tandis que l’humour parvint ici et là à désamorcer l’impression d’une oeuvre un peu trop sûre d’elle.


Du côté français, “ Parlez-moi d’amour ”, nous supplia Sophie Marceau, dont le film s’inspirait largement de sa relation orageuse avec Andrzej Zulawski, l’enfant terrible du cinéma polonais. Ici, la désintégration du couple se résorbe dans la relation entre les conjoints déchus et leur progéniture, otage et parfois instance médiatrice du conflit. La linéarité du récit et le monolithisme des personnages, s’ils contraignaient le spectateur à adopter une embarassante attitude de neutralité face à un discours faussement équitable — Marceau ayant étoffé sans l’ombre d’un doute son personnage féminin selon sa propre expérience, donc sa propre douleur et, forcément, ses revendications — témoignaient néanmoins d’une brûlante quête exutoire à l’authenticité rarement atteinte dans ce type de drame. Sans qualité particulière ou irritant majeur, la première réalisation de cette actrice dont la dernière réussite remontait à La fille de d’Artagnan (1994) vint prouver contre toute attente qu’une demi-réussite ne constitue pas nécessairement un demi-échec.


Être à demi-satisfait est un bien grand mot dans le cas particulier du troisième film italien en Compétition officielle, Le conseil d’Égypte de Emidio Greco. Il fallait voir les mines perplexes des festivaliers au terme de la projection, presque empressées de retourner à l’air frais, au soleil et à la réalité du temps présent. Le décalage fut effectivement déroutant tant le film sembla accuser trente ans au niveau de son récit, de sa méthodologie, du jeu des acteurs, de tout, quoi. Ce qui se destinait à n’être qu’un canular absurde se transforma rapidement en critique sociale montesquieuse scrupuleusement théâtrale. Adapté d’un roman de Leonardo Sciascia datant de 1782, le film traite du destin d’un moine sicilien qui se prétendit expert en traduction arabe afin de s’octroyer auprès des autorités le mandat de déchiffrer un texte juridique sur l’abolition des privilèges féodaux et la réorganisation du pouvoir traditionnel, le manuscrit en question n’étant en fait qu’une oeuvre mineure et anonyme sur la vie du prophète Mahomet. En juxtaposant cette intrigue digne des opéras-bouffe à un procès globalisant de l’Histoire comme science puis des limites et abus du Siècle des Lumières, Greco a conçu une oeuvre dense et studieuse, au ton incertain et à la carrure imposante. Le fond supplantant la forme, sans éclat ni fluidité rythmique, il devient ardu de discerner, à l’image des proches du moine, le bon grain de l’ivraie, le précieux du futile, l’exact du fictif. À défaut de tout pouvoir digérer du premier coup, attendons la sortie DVD assortie du commentaire audio du cinéaste...


Là-bas, plus loin

À quoi s’attendre d’un film russe comportant des séquences à la Rambo, des Anglais naïfs et des Tchéchènes barbares ? À une intention à peine voilée d’atterrir sur les marchés internationaux, de la propagande ethnocentriste et des carnages gratuits, c’est prévisible. Mais ce que l’on soupçonnait moins, c’est d’avoir affaire à une structure narrative dynamique, de solides dialogues et des acteurs gonflés à bloc travaillant dans des contextes de production proches d’une guérilla. The War, de Aleksei Balabanov (Brother), qui s’est mérité le prix du Meilleur Acteur, a le mérite de ne convaincre pleinement personne, mais possède l’immense qualité de présenter une complexité idéologique tripartite particulièrement stimulante.


Il y a plusieurs raisons de se sentir interpellé par un film; certaines sont d’ordre émotives, d’autres rationnelles, et d’autres enfin morales. The War appartient en grande partie à cette dernière catégorie. Politiquement parlant, le film suit l’idéologie russe envers les anciens états frontaliers en les dépeignant comme salaces, salauds et sadiques aux yeux des médias occidentaux, mais parallèlement, Balabanov fait le procès de l’aide d’un soldat russe à un Britannique afin de rescaper sa femme en territoire tchéchène. En prime, aucun personnage n’aboutit là où il s’attendait. Nous non plus. Et c’est tant mieux.


© 2007 Charles-Stéphane Roy