jeudi 10 mai 2007

Critique "Apocalypse Now Redux"

Apocalypse Now Redux
de Francis Ford Coppola

2001

Paru dans Séquences

Remonter les ténèbres: un Maestro et son ultime chef-d’oeuvre


Cannes, printemps 1979. Au coeur de l’ancien Palais du Festival, Francis Ford Coppola se dirige nerveusement vers un microphone et s’adresse à un auditoire impatient. Dans un élan théâtral, il envoie une première missive: "My film is not about Vietnam. My film is Vietnam." Sa seconde sera une furieuse décharge cinématographique de plus de 120 minutes intitulée Apocalypse Now, qui ébranla les festivaliers, partagea la Palme d’or (en compagnie du Tambour de Völker Schlöndorff) et entra illico dans la légende.


Ainsi s’achevait l’odyssée-martyr d’un cinéaste herculéen, et, avec son cauchemar devenu monument, l’ère des productions mégalomanes, celle du Fitzcarraldo de Herzog, du Barry Lyndon de Kubrick et du Novecento de Bertolucci, en plus d’anticiper l’éventuelle vague de films sur le Vietnam des années 1980. Vingt-et-un ans plus tard, Coppola entreprend, avec la participation du monteur Walter Munch, la reconfiguration de son ultime chef-d’oeuvre et en présenta la version définitive à la Sélection officielle (hors compétition) du Festival de Cannes 2001. La réception frôla l’apothéose consensuelle.


Le terme latin « Redux » annexé au titre original désigne « retour initial » ou « révision » et traduit intégralement la méthodologie empruntée par Coppola. Symbiose du « director’s cut », de la version restaurée et de l’édition spéciale, cette récente mouture témoigne de l’ambition du cinéaste de transcender et d’enrichir par des éléments techniques les enjeux moraux du film dilués, voire ablatés lors du montage initial au profit des poncifs d’action du film de guerre classique.


Le travail fut ainsi effectué à l’aide des quatre-vingt-dix heures de pellicule originale et d’une nouvelle bande-son, que Murch et Coppola ont entièrement remontés selon un procédé DVD, majorant de cinquante-trois minutes de séquences inédites le résultat final, qui bénéficie désormais d’une certaine richesse au niveau du développement psychologique des personnages et d’une prise de position nettement plus revendicatrice contre l’implication du gouvernement américain sur le sol vietnamien.


Apocalypse Now Redux propose aujourd’hui de nouvelles séquences plutôt détonantes, telles l’obsession de Kilgore (Robert Duvall) à récupérer sa planche de surf — subtilisée par les hommes de Willard (Martin Sheen) au petit matin, après le bombardement surprise d’une plage afin de profiter des seules vagues de la côte pouvant rivaliser avec celles de Malibu ! — appuyant l’absurde folie d’un colonel portant décidément trop bien son nom; ou l’esprit de franche rigolade émanant des coéquipiers de Willard durant la genèse de leur périple fluvial, puis leur « ravitaillement » sexuel sur une base désaffectée — scène tournée pendant le fameux typhon qui détruisit la totalité des premiers décors de Coppola — en compagnie des femmes-lapins de Playboy, durant lequel les soldats se disputent afin d’obtenir les faveurs d’une Playmate de l’année plutôt que du mois !


La réelle surprise survient néanmoins durant le dernier tiers du film, tandis que Willard passe une soirée chez des Français vivant dans une plantation cambodgienne, lors d’un interlude frisant les vingt-cinq minutes. Il faut alors voir Willard, muet et impuissant devant l’argumentation incendiaire de Henri de Morais (Christian Marquand) au sujet de la présence étrangère en Asie du Sud, légitimant la lutte de l’aristocratie européenne pour la conservation du territoire indochinois en regard au néant idéologique entourant le débarquement américain (« You Americans are fighting for the biggest nothing in History ! »).


Sonné par ce choc des générations militaires, Willard va rejoindre la sensuelle Roxanne (Aurore Clément) afin de partager son opium et sa couche avant de reprendre la route. Cette longue séquence, rejetée lors du premier montage, permet non seulement de réhabiliter les prestations de Marquand et Clément, mais surtout de décloisonner un récit orienté jusque là sur la quête de Willard en l’enrichissant d’une pertinente perspective historique.


Apparaît un peu plus tard Kurtz (Marlon Brando) qui, brièvement sorti de l’ombre, commente à un Willard encagé certains passages du Time Magazine distordant complètement l’état de la situation au Vietnam et, conséquemment, le rendement des troupes américaines. Brando devient dans cette scène capitale le porte-voix de Coppola, exprimant sans détour son aversion pour le mensonge et les valeurs militaires, qui cautionnent la torture et le meurtre en les présentant au peuple comme des actions morales. Et nul doute qu’au terme de cette réédition se profile plus significativement les jeux de miroir entre l’oeuvre, les personnages et son créateur; cette aura de grâce et l’obsession d’une impossible quête de pureté menant inextricablement vers la folie.


© 2007 Charles-Stéphane Roy