jeudi 10 mai 2007

Critique "Va savoir"

Va savoir
de Jacques Rivette
2001
Paru dans la revue Séquences


Petit organon pour le cinéma


Le 17e film de Jacques Rivette, une savante construction nodale à six personnages, brille par sa composition à la limite de l’exercice de style et procure un rare bonheur au spectateur, cet impossible ménage d’intelligence et d’artifice. Et on en redemanderait. Nouvel envol réussi, donc, pour ce cinéaste trompe-l’oeil, à la fois académique et buissonnier, pouvant aisément réaliser des oeuvres marathons (les douze heures trente d’un Noli Me Tangere) ou tâter du téléfilm historique intellectuel (Jeanne la Pucelle).


Rivette parvient à 73 ans à hausser la barre avec une vivifiante aisance en intégrant des éléments de mise en abime, un scénario domino, du marivaudage, une intrigue bibliophilique, en clairsemant d’un humour fin au premier degré — hé oui, ça existe encore... et c’est tant mieux — des duels d’acteurs-vautours. On converse à la Rohmer, on joue du Pirandello, on cherche un Goldoni, on passe des planches à la chambre dans l’esprit de Renoir (dont on s’inspira librement du Carosse d’or). N’empêche que cette dense circulation d’influences interfilmiques conserve une fluidité calibrée de tous les instants, habilement tonifiée par l’interprétation réglée au quart de tour d’une distribution solidement homogène. Oubliez les pirouettes d’Amélie Poulain, vous avez ici droit à de la haute voltige.


Qu’apprend-t-on au juste dans Va savoir ? Peu de choses à vrai dire, sinon l’essentiel: que nous sommes tous acteurs, aujourd’hui principaux, demain secondaires, de cercles sociaux constitués de spectateurs ou de metteurs en scène, selon le pivot que nous occupons. Que les sentiments et les intentions dictent des hasards ayant peu à voir avec la providence. Que là où nous élaborons le théâtre de nos scrupules en tentant de cadenasser le danger, un vertige, souvent grisant, nous interpelle et nous séduit, irrémédiablement.


Rivette, en compagnie de Christine Laurent et de l’omniprésent Pascal Bonitzer, privilégie en ce sens un désaxement dramatique du jeu théâtral et sa prolongation dans le quotidien entre la rétention émotive et sa libération. Camille n’a pas le trac sous les projecteurs, elle l’a dans la vie, surtout à la veille de son retour parisien, après un interlude italien durant lequel elle tenta d’oublier Pierre, un amant possessif, à la faveur d’Ugo, son compagnon de scène et de vie depuis trois ans. Profitant de leur représentation du Comme je te veux dans la Ville lumière, Camille rejoint Pierre, maintenant fiancé à Sonia, qui le trompe avec Arthur, le demi-frère de Do, propriétaire d’un manuscrit inédit recherché par Ugo.


Ce théâtre civil, que n’aurait pas renié le vaudevilliste Eugène Labiche, emploie une dynamique interactive proprement française, avec ses jeux de coulisses et cette duplication du triangle amoureux classique, constituant autant de territoires de conquêtes et d’infortunes. Mais Rivette, insatisfait de la simple exécution d’une logique corollaire implacable, privilégie un certain vertige et centre constamment ses personnages au bord d’un précipice émotif aux conséquences étonnantes.


C’est ainsi qu’un repas entre Camille, Ugo, Sonia et Pierre devient une arène oratoire où sévit un échange de sophismes précieux, que Pierre séquestre Camille afin d’obtenir un soupir d’amour: les relations obliques fusent de toute part, tandis que s’estompent une à une les certitudes de l’harmonie conjugale fixe. D’emblée, le quiproquo ne constitue plus le vecteur charnière de la comédie; il cède sa place à la mobilisation de désirs conflictuels interchangeants. Le désir n’est qu’affaire d’humeur, après tout. Que ce soit Camille, comédienne cartésienne reluquant une certaine forme d’abandon dans les griffes de l’égocentrique Pierre avant de le repousser, Ugo confondant momentanément objet de quête historique et conquête charnelle ou Do partageant avec son demi-frère des rapports ambigües, il y a tout compte fait autant de déséquilibres relationnels que de désirs, aussi éphémères et improbables qu’ils soient.


Ce goût du risque régit également la mise en scène, soumise à un affranchissement salutaire face à la comédie traditionnelle. Rivette redonne ainsi souffle au vaudeville en dénaturant certains éléments-clés de la représentation scénique; par une lumière réfléchie sur les toits qu’enjambe Camille accentuant son irréel état d’apesanteur, ou par la désinvolture émanant de l’affrontement machiste entre Ugo et Pierre, juchés sur un étroit passage surplombant la scène du Pirandello, ou encore par de savoureux soliloques récités comme autant de petites tirades. Complexe et pragmatique, la réalisation fait enfin la part belle aux acteurs, dirigés façon Bertold Brecht. Ce n’est plus du théâtre filmé, ça devient un film théâtralisé. Et un sacré coup de maître.


© 2007 Charles-Stéphane Roy