jeudi 10 mai 2007

Critique "O Brother, Where Art Thou?"

O Brother, Where Art Thou ?
de Joel Coen
2001
Paru dans Séquences

Virée épique


Ironie, détresse morale et court-circuitage historique: l’Amérique dépeinte dans l’oeuvre des frères Ethan et Joel Coen est un amalgame de valeurs et de lieux fortement typés où évoluent des personnages relevant de la caricature holywoodienne d’une autre époque. Puisant leur inspiration à partir d’une impressionnante culture des comédies screwball des années 1930 à 1950, ces recycleurs de premier ordre ne concoctent pas moins un style hétéroclite et singulier en marge des canons commerciaux des vingt dernières années. Le prolifique tandem remet ça avec O Brother, Where Art Thou ?, à la fois comédie de bagnards, poème musical et épopée foraine.


Malgré son ton résolument burlesque et ses péripéties échevelées, le film des frères Coen possède plusieurs niveaux de lecture structurés par de nombreux codes et références culturels. Empruntant son titre au faux film «Where For Art Thou, Brother» du Sullivan’s Travel (1941) de Preston Sturges — alors que son héros se déguisait en mendiant afin d’étudier la misère sudiste durant la dépression, O Brother, Where Art Thou ?, avec ses clins d’oeil à Triumph of the Will, The Wizard of Oz et Birth of a Nation, est surtout l’improbable adaptation de «L’Odyssée» d’Homère, que les frères ont cependant admis n’avoir jamais lu. En transposant les déboires d’Ulysse dans le Mississipi rural des années 1930, les cinéastes ont créé le plus impressionnant capharnaüm dramatique de leur fructueuse association, mais également l’un des moins aboutis.


L’histoire, classique, est celle d’Ulysse désirant retourner chez lui et retrouver sa Pénélope. Cet aventurier prend ici les traits de George Clooney (à la fois sympathique et lourdaud dans sa caricature abusive de Clark Gable) et devient le leader d’un trio de prisonniers en cavale composé de Pete (John Turturro) et Delmar (Tim Blake Nelson) à la recherche d’un magot substitué à la police du Tennessee. Alors que cette réincarnation des Three Stooges s’active à arpenter les méandres du delta sudiste se dressent des obstacles homériens: ils se font charmer par le chant de divines sirènes, arnaquer par un borgne — le Cyclope du poème épique — puis sauver de la mort par une inondation divine. Entre deux péripéties épiques, les trois bagnards enregistrent un tube bluegrass, participent à une attaque à main armée et croisent le fer avec le Ku Klux Klan. Sacrilège littéraire ? Après les récents Roméo et Juliette floridien et Richard III nazi, l’actualisation des classiques a décidément le vent dans les voiles.


Scénario casse-cou s’il en est un, cette odyssée hillbillie respecte cependant la nature même du légendaire poème grec, alors que Homère avait recueilli et recoupé les récits de différents orateurs afin de produire un texte foisonnant, mais unique. Le film privilégie en ce sens une suite intéressante mais passablement incohérente d’événements, de lieux et d’atmosphères incongrus, si bien que la quête initiale d’Ulysses Everett McGill devient rapidement futile. O Brother, Where Art Thou ? offre par contre plusieurs tableaux d’une savante beauté visuelle, comme le baptême collectif dans une rivière ou la chorégraphie des extrémistes ségrégationnistes — tourner le Ku Klux Klan en ridicule... il faut tout de même être diablement culotté — dans des séquences souvent relevées d’une musique joviale et bénéficiant d’ingénieuses chorégraphies, parentes à plus d’un égard à celles de The Big Lebowski ou The Hudsucker Proxy.


À défaut de provoquer le rire, cette comédie attise enfin quelques sourires ici et là, redevables en partie au caractère saugrenu des situations et à l’exagération de traits de caractère locaux, fidèles chevaux de bataille du duo américain. Et l’exécution de cette nouvelle artillerie dramatique confirme bien l’ambivalence qu’instaure chez le spectateur les productions des frères Coen: l’absence d’émotion authentique chez tous les personnages ainsi que l’incapacité à aborder les rednecks sans leur octroyer systématiquement une débilité pathologique relèvent d’un effort de distanciation face au contenu souvent incompatible avec la réelle et soutenue efficacité narrative et stylistique.


Ce curieux clivage entre personnages et action sucite par le fait même d’incontournables questions: que prendre alors au sérieux, et, ultimement, que devons nous globalement juger ? La manière ou le propos ? Le tout ou ses parties ? Hormis sa fonction divertissante, O Brother, Where Art Thou ? prouve une fois de plus qu’il est difficile d’être tout à la fois.


© 2007 Charles-Stéphane Roy