jeudi 10 mai 2007

Critique "Gangs of New York"

Gangs of New York
de Martin Scorsese

2003

Paru dans la revue Séquences


Grosse pomme de discorde


Jamais Martin Scorsese ne s’était fait attendre à ce point. Il aura fallu précisément trente ans pour découvrir cette fresque anthologique des obsessions du maestro italo-américain, après plusieurs délais et valses-hésitations. La saga anthropologique Gangs of New York (du nom du roman de Herbert Asbury et, incidemment, d’un scénario de 1938 co-écrit par Samuel Fueller, l’une des idoles de Scorsese) se veut à la fois la prémisse de Age of Innocence (1993) et de Mean Streets (1973) tant l’enjeu dramatique se situe au coeur des ségrégations populaires et aristocratiques américaines.


Cette loi du plus fort appliquée aux pactes de sang poings et pieds nus, c’est Darwin rencontrant Dickens sous la lorgnette de D.W. Griffith, alors qu’au-delà du drame de ruelle se profile la naissance d’une nation carburant déjà à l’intolérance. Scorsese s’évertue ici à révéler le visage eugéniste et corrompu des pères fondateurs au coeur du schisme social entre les natives et immigrants durant la première moitié du XIXe siècle. Co-produit par le mythique Alberto Grimaldi dans de vastes et dispendieuses reconstitutions aux studios romains de Cinecitta, Gangs of New York demeure avant tout une magistrale démonstration de cinéma, aussi audacieuse dans sa mise en scène que son propos, étrangement parent du Heaven’s Gate de Michael Cimino, autre production pharaonique.


Scorsese balise son récit entre deux authentiques événements new-yorkais, soit la légendaire bataille de rue de 1846 entre Hollando-Américains et immigrants irlandais puis les sanglantes révoltes portuaires de 1863, à l’aube de la Guerre de Sécession. Le New York de l’époque compte alors autant de bandes que de factions ethniques, rendant toute gestion anarchique pour les politiciens, qui doivent composer simultanément avec les malfrats des bas-fonds et les nouveaux arrivants afin de s’assurer de la pluralité de leur électorat.


Manoeuvrant entre des brigades de pompiers rivales, des policiers véreux et des politiciens mal intentionnés au racisme latent, William Cutting, dit “ Bill the Butcher ”, un caïd issu du ghetto des Five Points où meurent de faim les réfugiés du Lower East Side, devient secrètement la cible de Amsterdam Vallon, le fils d’un pasteur irlandais qu’il a assassiné lors du massacre de 1846. Ignorant sa réelle identité, Cutting entraînera le voyou à mentir, piller et tuer jusqu’à faire de lui son nouveau bras droit. Après une tentative d’assassinat avortée, Vallon réunira ses pairs et tentera une ultime confrontation avec le boucher. Mais l’Histoire a également rendez-vous avec eux.


Gangs of New York contient une mine de détails sur le Far East, époque trouble pendant laquelle le protectionnisme faisait ses premiers pas et la charcuterie humaine était un sport national. Des interférences assassines entre la rue, l’Hôtel de Ville, le Parlement et les Services publics, seul le degré d’audace ou d’habilité différait d’une strate sociale à l’autre. Selon cette perspective, Scorsese n’hésite donc pas à envoyer dans la mêlée certaines figures historiques telles William "Boss" Tweed, crapule cravatée siégeant à l’indécent Tammany Hall, ou même P.T. Barnum, maître de cérémonie d’une galerie des curiosités étonnamment similaire à la misère envahissant les Five Points, veritable axe du mal.


Ce va-et-vient est admirablement illustré par le terrifiant panoramique durant lequel se déroule à quelques mètres de distance le cycle d’infortune des immigrants, de leur descente des bateaux à leur attestation de citoyenneté en échange de l’uniforme sur le quai, puis l’embarquement des nouveaux bataillons ainsi formés sur des navires de l’État et leur retour au pays dans de modestes cercueils de bois. En regard avec le micro-récit prévisible et fort grotesque de la confrontation Cutting-Vallon, il est manifeste que Scorsese s’affaire ici beaucoup plus (et mieux) dans la périphérie de la composition que dans ses incarnations centrales.


Les abus d’excentricité de Daniel Day-Lewis créent dès lors un important contraste avec la blafarde contrepartie des DiCaprio, Broadbent et Thomas, aux pourtours et desseins lourdement appuyés, tandis que la prestance sûre de Liam Neeson et les premières apparitions d’une Cameron Diaz lumineuse de malice procurent un soupçon de justesse à la caricature de l’ensemble. Mais qu’importe : en dépit de ses outrances, Gangs of New York possède la noble vertu d’offrir un discours alternatif aux gargarismes habituels sur la nation américaine — son melting pot en tête — articulé autour de sa manifestation la plus significative, la violence civile. En démolissant pierre par pierre la fondation du mythe de la démocratie, Scorsese, fils d’immigrant, ne fait pourtant que réitérer son profond patriotisme envers cette société égalitaire au passé fratricide.


© 2007 Charles-Stéphane Roy