2004
Paru dans la revue Séquences
En voir (ou pas)
Les sections périphériques de la Berlinale demeurent des lieux d’exploration fertiles qui font état des multiples embranchements entre l’expérimental, la série télé vaudevillesque, la curiosité restaurée, le succès national mis aux enchères et les obligatoires rétrospectives. Le festivalier ou l’acheteur international doit dès lors ébaucher avec parcimonie son itinéraire quotidien et ses incalculables changements d’horaire reformulés selon la rumeur du jour, favorable ou non à ses choix initiaux. Et comme le temps, c’est de la pellicule qui tourne, il faut se décider rapidement, courir entre les salles et parfois visionner un film à partir des marches des allées afin de ne pas manquer l’unique projection d’un coup de cœur de dernière minute…
Tout ça est évidemment hiérarchisé – la marge génère aussi des vedettes – alors que certains auteurs purent bénéficier d’une projection au Berlinale Palast et d’une conférence de presse tandis que d’autres eurent à se contenter d’une seule présentation dans un cinéma à l’autre bout de la métropole.
Plusieurs premières figuraient néanmoins dans l’une des dix sections hors compétition, comme ce fut le cas du pluridisciplinaire Tulse Luper Suitcases de Peter Greenaway. Pièce centrale de sa trilogie sur la découverte de l’uranium, le plus récent chapitre du dandy gallois servit avant tout – c’est lui qui l’a dit – à promouvoir le site web du projet (tulselupernetwork.com) et propager son discours néo-renaissance (…ou quelque chose du genre). À la lumière donc de ce « Vaux to the Sea », on constate l’apogée de la manière, du discours et des obsessions de cet artiste féru de tables de calcul, de science et d’Histoire ; mais comment juger cette orgie cartésienne d’informations graphiques et scénographiques souvent insaisissables de par le nombre et l’érudition ?
L’autre événement multimédia incontournable était la projection muette de l’adaptation cinématographique du Sacre du printemps d’Igor Stravinsky devant le Philharmonique de Berlin dirigé par Sir Simon Rattle, qui eût lieu dans l’enceinte légendaire de l’orchestre. Ce moyen métrage posthume de Oliver Herrmann évoque les rituels ancestraux à l’origine de la célèbre partition transposés dans les rapports fratricides entre citadins débauchés et figures divines mulâtres ; malgré un sens aigu de l’ellipse et d’envoûtants effets numériques, il clair que la postérité de ce film au modernocentrisme suranné ne dépassera guère celle du ballet russe.
En ligne directe avec le mandat du directeur Dieter Kossler visant à la promotion d’un cinéma social, le festival s’est récemment engagé dans divers partenariats avec des producteurs africains afin de faciliter le développement de la relève. Il ressort de cette entreprise la série Project 10 - Real Stories From a Free South Africa, qui permit autant de se familiariser avec certaines réalités du continent africain que de faire état de la pratique documentaire là-bas.
Une autre initiative inusitée fut cette restauration de quarante-deux des deux cent films de la série Marshall Plan Films Selling Democracy, qui, au terme de la Seconde guerre mondiale, servit aux Alliés afin de vendre à l’Europe de l’Ouest l’idée d’un mode de vie interculturel et capitaliste ; entre contre-propagande et créativité (l’une de ces vignettes gagna un prix à Cannes en 1952), il fallait évidemment prendre tout cela sourire en coin. Enfin, l’exposition/rétrospective New Hollywood 1967–1976 : Trouble in Wonderland permit de revisiter les classiques connus ou obscurs du dernier âge d’or des cinéastes américains produits entre le Bonnie & Clyde d’Arthur Penn et le Taxi Driver de Martin Scorsese et de sortir momentanément de l’oubli les sommets de Monte Hellman ou quelques fonds de tiroir de Peter Fonda.
Berlin n’a également pas échappé à la vague de sympathie et d’enthousiasme envers le documentaire, faisant salle comble et ajoutant des supplémentaires à l’occasion. Et, comme en fiction, le genre se factionne : certains, comme la biographie musicale ou le pamphlet satirique, provoquent de bruyant attroupements, tandis que d’autres, comme le portrait social ou l’essai politique, attirent un cercle plus restreint d’aficionados. Pour chaque End Of The Century - The Story Of The Ramones de Jim Fields et Michael Gramaglia ou The Nomi Song d’Andrew Horn, il y eût Pour l’amour du peuple d’Eyal Sivan et Audrey Maurion, autour du témoignage d’un ancien fonctionnaire de la Stasi ; c'est tout le système d'information et d'espionnage de l'ex-RDA qui est mis au jour par le réalisateur du Spécialiste (2000), reprenant ses thèmes chers que sont la manipulation archivistique et la responsabilité bureaucratique.
Mais l’un des films les plus efficaces fût sans contredit l’incroyable The Yes Men de Dan Ollman, Sarah Price et Chris Smith (auteur de l’hilarant American Movie), pourtant tourné dans des conditions dérisoires. Il faut voir les deux activistes altermondistes du titre se promener aux quatre coins de la planète en se faisant passer pour des représentants de l’Organisation mondiale du commerce à la suite de la mise sur pied d’un faux site web fort réussi (gatt.org). Appelés régulièrement à se prononcer lors de conférences ou d’émissions de télé sur la situation du libre-échange ou la malnutrition au Tiers-Monde, Andy et Mike n’hésitent pas à employer un arsenal de gadgets plus grotesques les uns que les autres pour appuyer leurs propos exagérés et leurs impitoyables solutions, allant même jusqu’à envoyer 2500 communiqués de presse annonçant le démantèlement de l’OMC ! Le culot paye – et attire les foules, sans aucun doute.
Saluons en terminant Robert Lepage pour l’obtention du prix de la FIPRESCI de la meilleure œuvre de la section Panorama pour La face cachée de la lune, un des préférés des festivaliers toutes catégorie, ainsi que l’Ours de Cristal récompensant le court métrage d’animation Nuit d’orage de Michèle Lemieux ; deux distinctions sur une maigre sélection totale de dix films, c’est plus que réjouissant.
© 2007 Charles-Stéphane Roy