vendredi 11 mai 2007

Critique "Gerry"

Gerry
de Gus van Sant
2003
Paru dans la revue Séquences


Une marche sans histoire


Deux jeunes hommes prénommés Gerry vont faire une randonnée près de Death Valley, se perdent et tentent de retrouver leur voiture. Voilà l’essentiel de la trame narrative sortie de l’esprit de Casey Affleck, Matt Damon (déjà co-scénariste sur Good Will Hunting) et Gus van Sant, un trio décidément atypique. Le résultat l’est tout autant : oubliez toute la filmographie de van Sant, un cinéaste touche-à-tout comme peuvent l’être Patrice Leconte ou Steven Soderbergh, car ce qui compte n’est pas tant le résultat, presque jamais réellement abouti, mais plutôt la personnification de thèmes inscrits dans des genres bien définis, extrêmement codifiés.


Van Sant et ses compères ont cette fois scrupuleusement étudié l’œuvre d’Andreï Tarkovski et Béla Tarr, très en vogue ces derniers temps. Loin de constituer un simple accident de parcours, Gerry s’avère un ressourcement salutaire pour ce cinéaste, en panne sèche depuis To Die For (1995). Puisant aussi bien dans le land art que dans l’improvisation ou le cinéma muet, cette œuvre renvoie avant tout au spectateur sa propre image, celle d’un prospecteur de sens ayant perdu ses repères physiques, parfois même moraux: il devient ainsi le troisième Gerry du récit, chargé du même fardeau de résistance face à cette absence de complicité entre lui et le film, à cette déshydratation communicationnelle. L’enjeu n’étant pas tant la survie que la prise en charge de son propre destin, il est clair que les Gerry font fausse route en la partageant – la conclusion reste assez explicite à cet égard – et que le spectateur demeure seul au cœur de cette exigeante odyssée.


Tout l’art de Gerry repose sur cette habileté à se déjouer des codes de représentation classiques que sont le temps et le lieu. Sans boussole, carte ou cellulaire (sont-ils puristes, masochistes ou simplement inconscients ?), les Gerry semblent marcher vers nulle part afin d’éviter peut-être de s’arrêter, de mourir. On ne sait rien de pertinent ni sur eux, ni sur leur relation, et à peine plus sur leurs émotions. Cette discussion futile sur des jeux télévisés ou vidéo lors d’une pause devant un feu aura tôt fait d’exposer une camaraderie platonique, des regards qui ne se croiseront plus, puis éventuellement, prisonniers de vallons et de plateaux rocailleux, des contacts physiques désincarnés.


Malgré tout – et pour leur plus grand malheur, l’un devient la balise de l’autre, si bien qu’ils se mettent dès lors à tourner en rond et à vainement nourrir l’espoir de s’en sortir vivants. Van Sant semble désormais nous dire : le plus grand mirage de tous est que l’amitié est un cul-de-sac, car chaque destinée est une voie que l’on doit arpenter seul.


Le souci de purification du trio permet de centrer le regard sur le jeu des deux acteurs qui, d’une scène à l’autre, deviennent tantôt personnages, tantôt décors. Être debouts, couchés, assis ou penchés, voilà l’essence même de leur jeu, déjà soustrait d’expression démonstrative ou de dialogues substantiels. Idem pour leur sobre tenue, devenant tour à tour un élément d’identification, un témoin de leur déchéance et leur seule défense contre l’austérité de leur environnement.


Avec une telle prémisse, le casting devenait déterminant, et il faut reconnaître l’apport considérable de Matt Damon dans le succès de cette entreprise. Son registre limité colle parfaitement à ce Gerry introverti au calme olympien ; nous pouvons lui prêter dès lors toutes les vertus et intentions possibles tant sa prestation se confine à un impénétrable monolithisme aussi sauvage que de bon aloi. Et si Casey Affleck, le maillon faible du tandem, verse légèrement plus dans la nuance, la fragilité ou l’abandon, il le fait avec doigté et charisme, reléguant aux oubliettes les courbettes maniérées de son aîné Ben…


Au-delà de son audace formelle, Gerry demeure une expérience visuellement riche et étonnante. Filmer le désert est une chose, mais rendre le tout intéressant est beaucoup plus ardu. Jouant jusqu’à plus soif sur l’absence/présence de ses deux personnages, van Sant s’offre une partie de champ/contrechamp et d’avant/arrière-plan judicieux et dynamiques, communiquant ainsi avec acuité la perdition de notre regard dans l’infiniment grand, évitant la mise à plat d’un décor déjà sans grand relief, un peu à l’image des détenus de la cellule sans murs de THX 1138 de George Lucas.


Le point culminant de cette reconfiguration dramatique spatiale restera cette marche à l’aube totalisant presque cinq minutes entières ; avançant comme des zombies, les Gerry sont baignés d’une lumière blanche qui lentement se précise, cadrés par une caméra subtilement valseuse. Magnifique. Admirons également l’ironie du fait que le seul panoramique du film ait lieu dans l’habitacle étroit d’une voiture ! En bout de parcours, Gerry marie l’audace du débutant à la sagesse d’un vétéran… bel exploit pour un cinéaste supposément à bout de souffle.


© 2007 Charles-Stéphane Roy