jeudi 10 mai 2007

Critique "Le fils"

Le fils
de Jean-Pierre et Luc Dardenne
2002
Paru dans la revue Séquences

Les charpentes de la conciliation


Pragmatique, économe, tactile et audacieux : voilà ce en quoi consiste la méthode Dardenne, qui acquiert au fil des films une dextérité et une efficacité remarquables. Alors que Le fils découle de Rosetta, qui devait lui-même beaucoup à La promesse, il s’approprie un langage du jeu et de la technique d’autant plus hardi, plus maîtrisé qu’auparavant. Oeuvre-somme au coeur de la filmographie des frères belges, Le fils ne tient pourtant qu’au fil ténu d’un suspense que l’on pourrait qualifier d’émotionnel, implicite dans son secret conservé jusqu’au terme d’un faux duel, et tout de même explicitement implanté dans les corps des protagonistes, ici exposés avec une proximité intimiste, voire intimidante.


Alors que la plupart des récits de ce type tente d’ouvrir les portes de la conscience des personnages, la caméra des Dardenne préfère s’agglutiner littéralement sur les acteurs : les gros plans sur les visages, les nuques, les mains et le labeur ouvrier parviennent ainsi à rétrécir l’espace dramatique à sa plus étouffante expression. Après une première demi-heure remplie d’épaules, de bras et de chevelure collés sous son nez, le spectateur doit dès lors reconsidérer les motivations de ce qu’on lui montre, et, à plus forte raison, de ce qu’on lui masque. L’opacité des intentions se conjugue ici avec l’obstruction du champ, presque complètement durant la première partie, puis partiellement par la suite, selon le degré de précision des gestes et des motivations du personnage principal.


Cette approche conçoit avec une scrupuleuse minutie la performance d’acteurs comme une synergie totale entre les mouvements et leur position dans le cadre, ce qui, nous l’imaginons aisément, nécessita une pré-production cartésienne. Car si les Dardenne semblent avoir adopté la caméra traqueuse et épileptique propre au travail en DV, ils en ont planifié chaque soubresaut, chaque course, chaque hésitation, dramatiquement amplifiés par le vernis de la pellicule.


Olivier, le père sans fils, est initialement un voyeur en veille : par sa vocation, il supervise (donc observe) quotidiennement le travail d’apprenti charpentiers dans une école de formation professionnelle; par son vécu, il tient dans sa mire Francis, un nouveau venu, qu’il épie à son insu. Est-il pervers, mythomane, ou simplement paumé ? Difficile à décrypter, d’autant plus que si la caméra traque le traqueur, elle s’applique avec un soin malicieux à n’exposer Olivier que de dos ou de côté tout en évitant soigneusement le visage de Francis.


Loin de tomber dans une forme de rhétorique maniérée, cette mise en scène dirige l’attention sur le travail, la solitude et la déroute morale d’Olivier, confiné à un dos qui le fait souffrir en silence, un modeste appartement sans personnalité et le bazar bruyant qu’est son atelier. Plus frontales et aérées seront les séquences de la prise en charge de Francis comme stagiaire et la révélation du lien sordide qui l’unit à Olivier. La confrontation attendue se manifestera non pas dans l’échange réciproque d’aveux, mais bien dans le poids subséquent de cette vérité irréversible : bien curieuse et inattendue transmission que celle de ce savoir de professeur à élève, également victime et agresseur...


Le fils n’est pas tant un film sur le pardon que sur l’acceptation profonde du passé-boulet chez Olivier ou de la dette morale chez Francis, sur foi de ne pas embrasser une loi du talion primaire et, malheureusement, généralisée. Ayant perdu son propre fils, Olivier n’a plus que son temps, sa présence et ses connaissances à offrir à celui-là même qui a brisé son existence, et dont le hasard le remettra sur le fort peu droit chemin de la conciliation.


Tirant parti du meilleur de leur expérience dans le cinéma social (les séquences d’ouvrage sont en ce sens étonnamment nombreuses, détaillées et primordiales), les Dardenne tendent néanmoins vers la voie d’un humanisme houleux, déchirant et, plus significativement, amoral. Est-ce toutefois plausible ? La question demeure entière, malgré la propension d’Olivier à se mettre dans la peau de l’autre pour en retirer un brin de compassion, malgré la solitude qu’il partage avec Francis et le vide de leur existence émotive qu’ils croient combler avec la présence de l’autre. Y répondre n’aurait fait qu’affaiblir la singularité du film, de son propos et de sa portée.


On ne le répétera jamais assez, les frères Dardenne possèdent aussi un flair peu commun pour la distribution, qualité primordiale lorsqu’on exerce un cinéma d’action et d’acteurs. Olivier Gourmet, un de leurs réguliers depuis La promesse, possédait déjà cette présence à la fois marquante et anonyme tant il laisse son physique dicter son ambivalence, son désarroi et sa vigueur d’homme. Prenant parti de ses énormes verres correcteurs, ficelé comme un jambon par sa ceinture ergonomique, Gourmet a trouvé le ton idéal pour exprimer la violence sourde d’Olivier : il se démènera autant avec son corps que ses souvenirs.


De son côté, Morgan Marinne offre une fluidité calibrée entre sa fragilité et son insouciance, adoptant une insaisissable attitude. Et leurs performances se percutent et se répondent étrangement, à l’image de cette oeuvre grandiosement sobre. Dans la carrière des Dardenne, il y a désormais un avant et un après Le fils.


© 2007 Charles-Stéphane Roy