2001
Paru dans Séquences
Du compas et du vent
La Quinzaine des réalisateurs a surpris plus d’un cette année avec pas moins de onze premiers longs métrages, marquant ainsi doublement sa pertinente distanciation avec le faste vedettariat entourant la Sélection officielle. Orchestrée par la dynamique et passionnée Marie-Pierre Macia pour une troisième année consécutive, cette manifestation périphérique (au propre comme au figuré), souvent considérée par ses voisins cannois comme un « Salon des refusés », affiche indéniablement un farouche esprit d’indépendance en privilégiant des thèmes marginaux, des écritures modernes et des formats atypiques.
Alors que d’autres organisations se contentent uniquement de lancer les artistes les plus prometteurs, la Quinzaine assume la continuité de cette première visibilité en présentant les secondes et troisièmes œuvres des poulains de leurs précédentes éditions, bien au-delà de l’éphémère effet de nouveauté. Mais qu’en advient-il du critique ou du simple spectateur (à cet effet, les cinéphiles locaux ont un surprenant accès aux projections, initiative bienveillante en regard des rachitiques invitations disponibles à la Compétition officielle) devant ce corpus fourre-tout ? Il tente de trier, s’interroge, s’ennuie ou s’exclame au gré de son seuil de réceptivité face à ce qui la plupart du temps ressemble plus à des tentatives de cinéma qu’à des œuvres achevées.
Au fil d’arrivée, il émane de cette goinfrerie cinématographique la faible teneur scénaristique de la majorité des œuvres sélectionnées au profit d’une impériale mise en scène qui, hélas, tend à s’uniformiser chez les cinéastes de toute nationalité. Le réalisateur contemporain semble en ce sens passer plus de temps dans la salle de montage qu’à diriger ses acteurs/trices, octroyant ainsi une excessive expressivité à la succession de plans qui, isolés, sont cadrés sans grande imagination. Ajoutez à cela des scénarios colmatés puis une structure séquentielle faussement approximative afin de masquer une certaine paresse dans les ellipses narratives, et vous avez le prototype du jeune film d’auteur présenté à cette Quinzaine 2001.
En guise d’ouverture, le troisième film de Sandrine Veysset Martha…Martha est venu confirmer dans le cinéma français une gênante complaisance pour la détresse existentielle, les personnages-boulets et le grattage compulsif de gale émotionnelle. Cette histoire d’une jeune famille vivant au gré des humeurs de l’orageuse et destructive Martha (Valérie Donzelli) fait figure de redite après Une femme d’extérieur de Christophe Blanc, La nouvelle Eve de Catherine Corsini ou encore l’entière filmographie de Latitia Masson en épuisant tous les poncifs du genre : atmosphères glauques, situations cul-de-sac, jusqu’à l’incontournable – et risible – scène de déchéance dans une discothèque. N’en jetez plus, la cour est pleine…
À l’opposé se trouve Jeunesse dorée de sa compatriote Zaïda Ghorab-Volta, sorte de Straight Story formule ado, où deux jeunes copines partent réaliser un projet de photographie de bâtiments à travers la campagne française. Simple à souhait, bourré de nobles sentiments, soustrait de toute instance antagoniste et réglé au quart de tour, cette odyssée dénote une vision lumignon de l’amitié pubertaire qui n’est pas dénudé d’intérêt en dépit du pauvre jeu des actrices principales et de son récit linéaire.
Quelques films ont abordé la vieillesse avec vitalité et humour, comme le Pauline et Paulette du flamand Lieven Debrauwer, dans lequel une handicapée intellectuelle (Dora van der Groen) est trimballée entre ses deux sœurs (Ann Petersen et Rosemarie Bergmans), peu enclines à s’occuper d’elle suite au décès de leur aînée. Sans prétention, le cinéaste a su illustrer le thème de l’exclusion et de la solidarité familiales avec une efficacité narrative empreinte d’affection envers des personnages hauts en couleur.
Dans un style nettement plus anarchique, le surprenant I Nostri Anni (The Years of our Lives) de Daniele Gaglianone s’articule autour du poids du temps et des blessures alors que deux soldats italiens (Virgilio Biei et Piero Franzo) ayant survécu au règne fasciste font face soixante ans plus tard au responsable de la mort de leurs confrères d’arme (Giuseppe Boccalatte). Si la première partie déroute par sa facture expérimentale et son penchant pour le nostalgique, un curieux basculement de ton s’opère à mi-chemin, si bien que le récit adopte par la suite la voie de la comédie réflexive, alors que, parvenus devant le bourreau à leur merci, les deux écorchés se retrouvent sans munitions et en viennent à douter de la validité de leur vengeance. Un film unique, servi par des protagonistes non-professionnels ayant néanmoins vécu cette sombre période, et une exception stylistique véritable, alors que la rencontre successive des genres vient appuyer de façon singulière et pertinente le propos.
Signalons également l’incongruité du court métrage Ce vieux rêve qui bouge (Prix Jean-Vigo 2001) du français Alain Guiraudie, dans lequel un jeune homme vient rafistoler l’improbable machine d’une usine sur le point de fermer ses portes et se lie d’amitié envers les vétérans ouvriers, futurs chômeurs. Après Du soleil pour les gueux (2000), Guiraudie réitère ici son amour pour les prolétaires et petits patrons aveyronnais, confrontés à leur propre impuissance face à leur situation professionnelle et amoureuse, alors que le mécanicien refuse les avances d’un confrère après avoir lui-même été repoussé par le contremaître. En juxtaposant la chronique sociale, la sexualité masculine et le monde ouvrier, le cinéaste a ainsi accouché d’un récit aussi pur qu’improbable en abordant de manière originale les rapports entre des générations que le cinéma caricature souvent à outrance, comme c’est le cas de Queenie in Love, qui clôturait la Quinzaine.
Le dernier Amos Kollek est une comédie sentimentale légère qui, malgré une solide interprétation et quelques moments réussis, s’alimente à outrance de la recette propre aux sitcoms (jeux simplistes d’action/réaction, exagération à outrance des traits de caractère de personnages aussi fous que superficiels) et aux sempiternels conflits de génération alors que la jeune et pétillante Queenie (Valerie Gettner) trouve l’amour chez le quincagénaire désillusionné Horace (Victor Argo). Plusieurs vétérans acteurs, dont Louise Lasser, Mark Margolis et Austin Pendleton, parviennent parfois à insuffler une folie vivifiante à ce divertissement plutôt impersonnel qu’on oublie rapidement.
Néanmoins, trois solides films ont véritablement réussi à se démarquer du lot, et ce, dans des registres extrêmement différents. De ce trio, Big Bad Love de l’américain Arliss Howard, une synthèse originale des nouvelles de l’écrivain sudiste Larry Brown autour du vétéran de guerre Leon Barlow, est certainement le plus festif, avec sa suite démentielle de mésaventures, de personnages bigarrés et son humour dévastateur. Grand perdant devant l’éternel, Barlow (Howard) combat sa propre déchéance en posant sur le papier sa vision acidulée d’un accaparent voisinage qu’il modèle au gré de ses fantasmes fictionnels. Howard aborde avec une créativité soutenue et une passion évidente ces vignettes surréalistes qu’il a su amalgamer avec brio, avec comme résultat un film étonnant de cohérence et de générosité.
Enfin, comme pièces de résistance (…et le mot est faible), le Operai, Contadini (Ouvriers, paysans) du tandem Danièle Huillet / Jean-Marie Straub et Mesto na zemle (Un endroit sur terre) du russe Artur Aristakisjan, font figure d’expériences cinématographiques aussi fascinantes que rebutantes. Le premier s’apparente au degré zéro de la mise en scène, alors que douze orateurs civils regroupés par cellules font la lecture de passages des Femmes de Messine de l’écrivain italien Elio Vittorini dans une clairière durant cent vingt-trois minutes consécutives…du rigorisme intellectuel extrême, quoi. Ici, la parole devient action, les rares panoramiques et cadrages divulguent le passage du temps et les bruits de la nature forgent un décor mental : cinéma pur ou anti-film, les avis au terme de cet objet sans équivalent furent diamétralement partagés.
Mais d’aucuns ne pourra sortir indemne de Mesto na zemle, véritable traumatisme moral et sensoriel. Tourné dans des conditions inexistantes, le film dépeint le destin d’une communauté de sans-abris survivant clandestinement dans un logement désaffecté du centre-ville de Moscou. Dirigé par un inquiétant hippie charismatique, le groupe se confronte à la promiscuité, l’utopie, la misère, le despotisme et la folie. Au menu : violence, divagations, malpropreté, auto-émasculation et manipulation psychologique.
En conférence de presse, le cinéaste — au demeurant lui-même sans domicile fixe, un statut illégal en Russie — a divulgué sa singulière méthodologie : il a créé cette commune dans laquelle des clochards ont réellement cohabité, enfanté ou perdu la raison durant cinq ans, et chaque action à l’écran est en fait la fidèle reconstitution d’événements authentiques. D’une fidélité à glacer le sang, Artur Aristakisjan a tenu à partager cette souffrance avec ceux qui furent à la fois ses amis, ses colocataires, ses acteurs, ses techniciens et ses cobayes… Une impitoyable leçon de réalité qui légitimait à elle seule la tenue de cette 33e édition.
© 2007 Charles-Stéphane Roy