de Clint Eastwood
2003
Paru dans la revue Séquences
Les hommes des marées
Il faut avouer qu’une certaine appréhension précédait le 24e film de Clint Eastwood, après quelques suspenses routiniers et des adaptations erratiques de livres à succès. C’est que la démarche du cinéaste, aux allures de dilettante, ne génère plus l’enthousiasme d’antan après s’être commis sur certains projets sans grande conviction et avoir exploité à satiété son personnage de justicier insoumis.
C’était sans compter sur sa toujours surprenante habileté à manier le genre dramatique, qui lui a donné ses lettres de noblesse à titre de metteur en scène, comme en témoignèrent The Bridges of Madison County (1995) ou White Hunter, Black Heart (1990). Mystic River remet Eastwood en selle sur l’intrigante et sinueuse route d’un faux suspense dans lequel la majorité des personnages principaux vivent entre la culpabilité et la vengeance, et d’une fausse tragédie où toute fatalité est régie par la lâcheté ou le simple manque de jugement.
Eastwood, même sans apparaître devant l’écran, injecte au film une forte dose de sa personnalité : en plus d’agir comme producteur et compositeur de la musique originale du film, il impose sa présence en centrant directement le récit sur la douleur des personnages, leurs secrets, leurs alliances, plus préoccupé par les rôles secondaires et l’instauration d’une atmosphère aussi épurée qu’étouffante. Le terrain de jeu demeure cependant le même : justice personnelle, monde d’hommes, tout cela reste très cow-boy, donc résolument américain.
Malgré tout, le sexagénaire Eastwood, après avoir incarné des personnages renfermés s’exprimant strictement par la force ou à la pointe d’un revolver, s’investit ici dans un récit émotionnellement explicite avec panache et doigté. La finale ambiguë du film agit ainsi comme un inattendu retour du refoulé et expose cruellement la désintégration de l’amitié, tout comme l’inutilité de trouver une quelconque morale à nos gestes rédempteurs. Comme si une vieille blessure ne pouvait se cicatriser que par l’apparition d’une nouvelle douleur, à peine plus supportable.
La « rivière mystique » du titre se trouve à Boston, où trois amis d’enfance se retrouvent à la suite du meurtre de la fille de l’un d’eux. Tous trois proviennent de modestes familles catholiques et ont connu d’houleuses existences : l’un est devenu épicier après avoir passé plusieurs années de prison, l’autre erre en dilettante de boulots en boulots, psychologiquement meurtri après avoir été agressé sexuellement dans sa jeunesse, tandis que le troisième est devenu enquêteur dans la métropole après avoir tourné le dos à son quartier d’origine. Ce dernier mène l’enquête et reprendra contact avec le père de la victime et l’un des derniers témoins avant sa disparition, résidant toujours dans ce quartier.
Le seul point commun entre ces trois personnages demeure un intense sentiment de réparation qui s’exprimera tour à tour par la violence, le ressentiment, l’apitoiement ou le devoir. Alors que ce type de récit aurait pu tomber dans un banal suspense où l’unique enjeu résiderait dans la résolution de l’enquête, Mystic River se joue malicieusement des attentes du spectateur en privilégiant les rapports entre les trois personnages principaux, pour ainsi détourner plus facilement son regard vers ce qui s’apparente à une voie secondaire, toutefois plus riche et stimulante que la simple recherche d’un coupable.
Tandis que les hommes doutent, trébuchent et se rebiffent devant l’inéluctable, leurs conjointes, plus discrètes mais non moins importantes, reflètent leur passé recomposé et leur présent, trouble et incertain. Malgré cela, le film ne s’écroule jamais sous cette somme de pathos, porté par la justesse des dialogues et surtout la magistrale prestation des acteurs. Sean Penn n’aura jamais été si nuancé et Kevin Bacon, acteur aux ressources somme toute limitées, a même su élever son jeu d’un cran ; Eastwood doit sûrement y être pour quelque chose.
Sans constituer pour autant le sommet de la démarche de Clint Eastwood cinéaste, Mystic River possède néanmoins l’amplitude de Unforgiven (1992), son ultime chef-d’œuvre. Le film embrasse à la fois l’étude de mœurs, la chronique de quartier, le whodunnit et le western, et parvient à transcender ces genres, ce qui n’est pas un mince exploit. Son rythme posé, ses effets dramatiques modérés et sa photographie grisarde confèrent indéniablement au récit une languissante authenticité, appuyée également par son refus des conventions : la fin exagérément ouverte, la désintégration du tissu moral et la perte d’appartenance au milieu constituent autant de réflexes typiquement eastwoodiens. Et, à l’image des personnages, le spectateur ressort de cette aventure désarçonné, livré à lui-même devant autant de liberté de lecture et habité d’un irrépressible sentiment de solitude.
© 2007 Charles-Stéphane Roy