Boogie Nights de Paul Thomas Anderson
1997
Paru dans Ciné-Bulles
Les jeunes cinéastes américains devront effectuer un important changement de cap d’ici peu. Bon nombre d’entre eux entretiennent cette manie de repiquer les thèmes des films des années 1970 afin de les adapter au contexte actuel (la renaissance du film catastrophe, la violence exacerbée, la prolifération d’anti-héros). Ces semi-plagieurs - Quentin Tarantino en tête - devraient trouver en Paul Thomas Anderson une figure de proue, et en Boogie Nights une valeur-étalon. Imitant habilement les films de Scorcese, cette énième version de l’éphémère ascension glorieuse possède néanmoins suffisamment de qualités techniques et narratives pour représenter un sommet (et, espérons-le, clore cet interminable cycle !) du pastiche modernisé.
Ambitieux à l’image de son héros, Anderson a réalisé un film classique dans sa structure mais audacieux dans son traitement, pour ce qui est du sujet (la « sous-catégorie » qu’est le cinéma pornographique), de la forme (collage de faux films, de vidéo et de pellicule), du casting (l’acteur le plus connu de toute la distribution, Burt Reynolds, ne tiens qu’un rôle secondaire) et, enfin, de la durée (près de deux heures trente). Et c’est exactement pourquoi ce film sans personnalité propre parvient tout de même à captiver sans ennuyer, et à étonner sans être réellement innovateur.
Alors qu’il porte sur l’intéressant thème du milieu du film porno, Boogie Nights est aussi, curieusement, un film sur la famille: celle d’Eddie Adams (Mark Walhberg), qui le renie, et celle qui l’adulera, et dont il finira par prendre ses distances. A dix-sept ans, Eddie entre prématurément dans l’univers du film pour adultes grâce aux seuls talents qu’il possède: un corps découpé à la Bruce Lee - son idole - et surtout... un membre démesuré ! Sa sexualité compense en quelque sorte son manque de personnalité (il est timide et naïf) mais lui permet de recommencer sa vie: il se rebaptise Dirk Diggler (son nom de « star »), retrouve un père en la personne de Jack Horner (Burt Reynolds) et entretient des liens quasi incestueux avec l’une de ses partenaires à l’écran (Julianne Moore), qui voit en Eddie le fils qu’elle a perdu. Les portes du succès s’ouvrent enfin devant lui.
Anderson propose une critique sociale de l’Amérique de la période 1977-1983 suscitant le plus vif intérêt. Le cinéaste parvient à définir distinctement les changements qui se sont opérés au tournant de cette décennie: les espoirs qui s’estompent, la famille qui se déchire, la violence qui s’installe. Les personnages ne font pas que troquer leurs chaussures à plate-forme et leurs chemises disco contre un blouson new wave , ils prennent tour à tour conscience qu’ils doivent changer pour survivre, ou carrément se recycler dans d’autres voies (que ce soit en gérant de commerce, magicien dans un peep show ou chanteur sans talent). Anderson n’y va pas par quatre chemins pour sonner la fin de la récréation que furent les années 1970: quelques minutes avant le premier de l’an 1980, l’assistant de Horner (William H. Macy), homme jusque-là impassible devant les incartades sexuelles publiques de son épouse, la tire à bout portant en pleine fête avant de retourner l’arme contre lui, devant les autres convives. Même le sexe sera répudié, à l’écran (les gros seins et l’amateurisme remplaceront toute « mise en scène ») comme dans la vie, alors qu’Eddie retournera se masturber à rabais pour des voyous. Mais le trait que tire le cinéaste est peut-être un peu trop gras...
Boogie Nights s’avère cependant exemplaire dans son entêtement à maintenir et développer au cours de la seconde partie son regard sur le cinéma pornographique, au lieu de le délaisser au profit de l’unique évolution de ses personnages. Car le film érotique subit lui aussi de profondes mutations. Encore une fois, c’est à la toute fin de 1979 que s’opère ce tournant, alors qu’un producteur rencontre Horner pour lui expliquer que l’avenir de la porno passe par le marché de la vidéocassette. Les coûts de production sont moins élevés, ce qui entraîne ainsi une baisse de « qualité ». Dur coup pour celui qui rêvait de garder les spectateurs dans la salle jusqu’à la fin de ses films en instaurant une « réelle » structure dramatique, et ainsi élever ce cinéma bas de gamme au statut de véritable art.
On peut finalement avouer sans gêne que ce film riche et complexe, supporté par une distribution aussi efficace qu’homogène et offrant un regard aussi moralisateur qu’intéressant sur une époque haute en couleur, devient l’une des plus agréables surprises de l’année. Paul Thomas Anderson prouve avec Boogie Nights qu’il possède les atouts pour devenir un important cinéaste, mais il devra injecter dans ses prochains films une touche plus personnelle afin de ne pas demeurer passivement à la remorque de ses influences.
© 2007 Charles-Stéphane Roy