jeudi 10 mai 2007

Critique "La Femme qui boit"

La Femme qui boit
de Bernard Émond
2001
Paru dans Séquences


Sobre éthylisme


Après un séjour à la Inuit Broadcasting Corporation et une vingtaine d’années d’expérience dans le documentaire, Bernard Émond se lance dans la fiction en signant un premier long métrage aussi austère que rigoureux. L’auteur a mûri et ficelé La Femme qui boit avec une approche empreinte de respect, de distance et de réalisme, dans lequel se dégage un singulier esprit de fatalité assumée.


Véritable pied-de-nez au rythme, à l’esthétique et au vague-à-l’âme bon marché des productions actuelles, la présence de ce film fait figure d’anachronisme et d’exception dans le flot des premières oeuvres des cinq dernières années, associées fortuitement à la patte d’auteurs trentenaires. Bernard Émond affiche quant à lui la cinquantaine avec une assurance, une qualité d’observation et un entêtement qu’il a su canaliser dans la sobre facture de ce récit.


Cette femme qui boit, c’est Paulette, un être têtu et fragile chez qui la bouteille fut le principal compagnon et témoin d’une vie solitaire et malheureuse. Au seuil de la mort, elle se remémore, impuissante, les moments-clé de son existence afin d’atténuer le poids des regrets nés de son infortune et de ses illusions. De la plus sourde à la plus insoutenable, toutes les douleurs, les déceptions et les affronts qu’a vécu Paulette sont exposés dans une succession que l’on soupçonne initialement arbitraire, avant que les tenants succèdent progressivement aux aboutissants et viennent arrimer dans une logique globale les racines de son destin.


Employée modeste d’une manufacture, la jeune Paulette rêve de music-halls et de bourgeoisie en acceptant de devenir la maîtresse d’un politicien dans la cinquantaine qui la cloisonne dans un logement aisé loin des regards. En proie à sa servitude et son isolement, elle comble son ennui dans l’alcool et se précipite dans les bras du volatil Frank qui la saoûle de belles promesses: une vie rangée, un petit commerce et une progéniture viennent alors nourrir chez Paulette l’espoir d’une vie meilleure. Luttant pour sa dignité, elle confrontera tour à tour son amant infidèle, son pourvoyeur passif, son entourage accaparant et son jeune fils inquisiteur, à la fois catalyseurs et miroirs de son inextricable déchéance. La bouteille devient alors bouée, puis boulet de son incapacité à recommencer sa vie.


La Femme qui boit, c’est sans conteste Élise Guilbault dans son plus grand rôle à ce jour. Présente dans la quasi-totalité des plans, elle crève l’écran de justesse et de vérité, se soustrait à toute caricature et habite son personnage avec une désarmante humanité. Alors que les principaux protagonistes — Luc Picard, Michel Forget, Gilles Renaud et Laurent Lacoursière — parviennent tant bien que mal à donner souffle et âme à des personnages dont la fonction principale relève d’un antagonisme dramatique traditionnel, Élise Guilbault s’approprie entièrement une Paulette dont les gestes transpirent à chaque instant cette part d’ombre où cohabitent l’impuissance, la rage, la candeur, le désir d’affirmation et le désespoir, qu’elle incarne avec une retenue exemplaire. Sa souffrance est palpable et son alcoolisme demeure crédible sans qu’elle ne soit flanquée à tout bout de champs d’une bouteille ou d’un verre à la main — un exploit au cinéma.


À l’instar de sa performance, tout pathos est souscrit du récit, alors que la narration confirme d’entrée de jeu une implacable fatalité et que toute la mise en scène s’évertue à objectiver le destin de Paulette. Sans dentelle ni venin, Bernard Émond a pratiqué en ce sens une distanciation ascétique appliquée en cloîtrant son personnage principal entre les murs de son logement puis en observant avec une caméra à l’épaule volontairement inexpressive chaque moment de la chute.


Il en résulte un drame — et non une tragédie — étouffant de réalisme, conforme pour les festivaliers mais plutôt rebutant pour un large public. Car au-delà de sa cohérence et de sa rigueur, La Femme qui boit accuse une évolution dramatique infinitésimale et expose les limites du cinéaste à représenter l’alcoolisme strictement sous l’angle d’un seul personnage. À cet égard, le Affliction (1997) de Paul Schrader offrait un portrait nettement plus substantiel sur le sujet, car sa structure macrocosmique permettait de relever de pertinentes relations entre la dépendance, le milieu familial et les relations sociales de l’individu.


Ici, tout antécédent familial est évacué et la genèse de la relation de Paulette avec l’alcool reste mal définie, élément pourtant crucial dans la compréhension et l’évolution du personnage. À trop vouloir purifier son récit de toute scorie narrativement subjective ou formellement expressive afin de réduire le regard à sa plus stricte neutralité, Émond a amoindrit le rapport de force entre son personnage central et les personnages satellites et ultimement sacrifié l’identification émotionnelle du spectateur envers le sujet. Comme quoi acte de création ne coïncide pas systématiquement avec objet cinématographique, du moins en fiction.


© 2007 Charles-Stéphane Roy