de Raoul Ruiz
2001
Paru dans Séquences
L’inquiétante étrangeté de l’enfance
L’oeuvre du cinéaste français d’origine chilienne Raoul Ruiz jouit depuis quelques années déjà d’une certaine reconnaissance sevrée principalement par la critique et les festivaliers internationaux grâce à sa fascination soutenue pour les réalités parallèles et la casuistique psychanalytique. S’entourant de solides collaborateurs tels Pascal Bonitzer ou Gilles Taurand au scénario et Jorge Arriagada à la bande sonore, ses récents Trois vies et une seule mort (1995), Généalogies d’un crime (1997) et Le temps retrouvé (1999) ont imposé un conteur perversement ingénieux privilégiant en avant-plan les intrigues implacables au détriment de personnages réellement complets, à l’instar de son contemporain Giuseppe Tornatore. Ironique et prétentieuse, sa Comédie de l’innocence s’éloigne toutefois du pur exercice de style et amorce une intéressante incursion du cinéaste vers le récit dramatique traditionnel. Et si l’équilibre n’était plus loin ?
Ruiz et sa partenaire Françoise Dumas adaptent cette fois le roman « Fils de deux mères » de Massimo Bontempelli, une oeuvre foisonnante de mystère et de connotations psychanalytiques en corrélation immédiate avec le travail du cinéaste. Jeux de miroirs, angoisse existentielle parentale, manipulation infantile et ambiguïté filiale constituent l’essentiel de cette chronique de l’insolite dans laquelle se dissimulent, à travers les inquiétantes intentions de personnages troubles, les règle d’un jeu où règne en maître une perfide mythomanie dont les ressorts ne sont exposées qu’en dernier lieu au moyen d’un dénouement étonnamment rationnel.
De ce singulier ouvrage, Ruiz a également relevé le commentaire social sous latent, véritable charge contre la nouvelle classe bourgeoise occidentale où la hiérarchisation et la discipline ont cédé leur règne au profit du simple bon goût et des apparences, laissant ainsi à ses membres les plus insoupçonnables un espace de fuite et de contrôle. Il devient alors difficile de taire les similitudes entre l’observation de l’érosion des moeurs dont souffrait l’élite sociale de l’après-guerre du Temps retrouvé et de son hypothétique retour de balancier au sein de l’actuelle classe supérieure dépeinte dans cette Comédie de l’innocence.
D’entrée de jeu se profile un subtil dérèglement des codes et des rôles alors qu’un repas d’anniversaire lourd d’une grinçante et inexplicable tension se déroule dans un logement cossu. Camille (Nils Hugon), le gamin fêté, se réfugie sous la table et s’amuse à communiquer à sa mère Ariane (Isabelle Huppert), son père Pierre (Denis Podalydès) et son oncle Serge (Charles Berling) par l’entremise d’une petite caméra vidéo, suggérant à la fois son absence et son emprise du réel. Ses parents, d’abord distants et désincarnés, sont piqués au vif lorsque Camille déclare que sa réelle mère demeure à l’extérieur du domicile familial et exige d’aller la rejoindre de façon permanente.
D’abord intriguée par ces intrigantes révélations, Ariane, mère conciliante, décide par la suite d’entrer dans le jeu apparemment inoffensif de son fils en se laissant guider sur les traces menant à cette femme dont se réclame désormais sa progéniture. Sur leur route surgiront des enfants fantomatiques, une gardienne possédant les clefs du hasard ainsi qu’une voisine aux allures de devin, avant que ne vienne ultimement s’imposer l’insaisissable Isabella (Jeanne Balibar), l’improbable seconde mère de Camille, heureuse de retrouver ce fils qu’elle a cru perdre lors d’une lointaine noyade.
Cet incroyable coup du destin est entériné alors que les deux femmes acceptent un curieux pacte, celui de partager toit et enfant. Dès lors éclatent toutes les conventions familiales bourgeoises, de l’autorité parentale à l’exclusivité territoriale, avant que ne vienne subitement surgir du journal intime vidéo de l’enfant l’inextricable vérité.
Malgré une distribution exemplaire de complémentarité, des interprétations irréprochables et une mise en scène d’une astucieuse exécution, Comédie de l’innocence déçoit. À sa rédaction, le projet devait susciter l’enthousiasme le plus unanime grâce à sa prémisse canon, ses personnages ambivalents et ses noeuds dramatiques imprévisibles; malheureusement, nous n’avons le droit qu’à une fausse intrigue sans conséquences, des situations bidon et un symbolisme psychanalytique simpliste.
Il faut se souvenir que Ruiz est essentiellement un metteur en scène habile mais sans grande subtilité stylistique, qui s’apparente de plus en plus à un « cinéaste pour cinéastes » , et dont l’intérêt premier réside dans une déréistique souveraine provoquant une malencontreuse rupture de l’harmonie entre le fond et la forme. À ce compte, le film ne s’avère qu’un Peter Greenaway mineur aussitôt vu, aussitôt oublié.
© 2007 Charles-Stéphane Roy