2002
Paru dans la revue Séquences
Liberté 55
Au joli mois de mai, entre verres fumés et salles obscures, débute le printemps des auteurs. La grande fête du cinéma, du téléphone cellulaire et du pavoisage haute couture laissait se profiler pour sa 55e saison un équilibre entre ses plus chères ambitions, soit celles de marier têtes d’affiche et affiches de tête avec ce légendaire souci d’éclat consumé. Pour chaque David Lynch, IM Kwon-Taek ou Frédérick Wiseman alimentant les chroniqueurs intellectuels, Michelle Yeoh, Jack Nicholson et Aishwarya Rai prirent soin de nourrir les commentateurs mondains.
La relative sobriété des panneaux publicitaires, l’accessibilité accrue du grand public aux projections et une nette amélioration de la logistique des opérations procurèrent à l’événement une touche humaine que l’on ne lui connaissait guère. Ce remarquable équilibre se manifesta de manière tout aussi agréable au sein même de la sélection, d’une surprenante qualité.
Thierry Frémaux, malgré tout le conservatisme que la presse ait pu lui reprocher, a ainsi provoqué de réjouissants décalages artistiques entre le rigorisme classique de Manoel de Olivieira et le feuilleton quatre-étoiles de Nicole Garcia, l’avant-garde rétro de Gaspar Noé et l’exercice de style chic-choc d’Olivier Assayas. Sieds entre les habitués (Egoyan, Gitaï), les jeunes loups (Jia Zhang-ke, P.T. Anderson) et les monstres sacrés (Allen, Lelouch), quelques incartades buissonnières, gracieuseté de Alexander Payne et Michael Winterbottom, permirent même de redorer le blason du film populaire. Même philosophie au niveau des jurés: Sharon Stone causant cinéma mondial avec Raoul Ruiz, ça devait être tout sauf banal... À défaut d’être mémorable, cette Compétition officielle aura donc été celle de la conciliation.
Malgré la prolifération internationale de productions en haute définition, le phénomène technologique bénéficie d’une mince reconnaissance de l’industrie, qui légitimise encore à ce jour le format 35mm en tant que norme artistique et commerciale. Alors que l’arrivée à Cannes cette année d’un contingent numérique de haut calibre provoquera sensiblement une institutionnalisation accélérée du format, elle contribuera de façon certaine à élaborer la réflexion sur les nouvelles technologies en l’affranchissant d’emblée des sempiternels enjeux économiques et esthétiques auxquels celle-ci semble confinée.
Alors que Georges Lucas (Attack of The Clones) filme le réel en numérique en pensant 35mm, d’autres, comme Sokourov (L’arche russe) ou Kiarostami (10), numérisent le réel en reconsidérant les limites de rythme ou durée. De plus, il fut intéressant de constater que, hormis les présentations numériques, la cuvée 2002, décrétée année internationale de la fouille et du piratage, entrera dans les annales comme étant la réunion insolite de la caméra haute définition... sur et devant l’écran. Curieuse sensation s’il en fut une d’observer le 24 Hour Party People de Michael Winterbottom se faire vampiriser numériquement par un spectateur armé du même type de caméra ayant servi à le tourner... Un acte de perversion qui laisse songeur, alors que production et reproduction partagent désormais les mêmes moyens qualitatifs. Le cinéma serait-il devenu un art muséal, où la copie surpasse en popularité et en accessibilité l’original ?
D’entrée de jeu, la Compétition officielle aligna ses concurrents les plus politisés avec entre autres le documentaire Bowling For Columbine de Michael Moore et Yadon Ilaheyya (Intervention divine) de Elia Suleiman. Authentiquement personnels, ces deux films se recoupaient par l’emploi de l’humour comme principale ballistique dénonciatrice de la violence. Moore (The Big One, 1997), dans son mode télévisuel habituel, se place au centre de sa recherche des mythes sur l’armement domestique au pays de Samuel Colt et relève de courageuses — et quelquefois échevelées — corrélations entre la peur xénophobique des pères fondateurs et les principes militaires au coeur du plan d’interventionnisme international américain. Financé par Salter Street Film (une compagnie...canadienne), Bowling For Columbine détonne en majeure partie par le regard frontal de l’un des cinéastes les plus patriotiques des États-Unis.
Elia Suleiman (Chronique d’une disparition, 1996) incarne quant à lui le personnage central d’une composition abstraite constituée des souvenirs familiaux du cinéaste à Nazareth et d’une histoire d’amour entre deux Palestiniens dans l’intimité du stationnement d’un checkpoint entre Jérusalem et Ramallah. L’humour et la distanciation de chacune des scènes marquent d’un trait bien gras le mal qui détruit les familles, éloigne les amants et meurtrit les amitiés entre Palestiniens d’Israël et ceux des territoires occupés. L’efficacité de la méthode suleimanaise, parente d’un Roy Andersson, tient à sa propension à marier l’absurdité des situations à une ruminante tension, celle des exclus et des minorités qui n’ont cesse de rechercher des zones de délivrance psychologique et d’affirmation sociale. Un coup de tête d’une superbe richesse stylistique qui se mérita un Prix du Jury dûment mérité.
Parmi les films fort attendus se trouvait l’intrigant Spider de David Cronenberg, d’après le roman du Britannique Patrick McGrath. Porté à bout de bras par l’exemplaire acteur Ralph Fiennes, ce conte de la folie plutôt ordinaire du dénommé Spider, en dépit d’une direction artistique accomplie et du jeu tout en murmures et en mimiques de l’acteur principal, tissa une toile dramatiquement blafarde dont les personnages, miroirs de l’ambivalence de la mémoire laborieuse de Spider, ne dévoilent que bien naïvement leurs véritables visages. Soustraite de toute extravagance graphique, ce drame simpliste à souhait constitue la preuve qu’un scénario fantaisiste moyen demeure plus intéressant qu’un film réalistement maîtrisé.
Idem pour le sydfieldien The Pianist de Roman Polanski, une Palme d’Or consensuelle pour un film étonnamment impersonnel dans sa méthode. Le ghetto de Varsovie, les SS méprisants, l’innocence corrompue, le salut par l’art, tout le monde connaît. Tourné globalement en anglais dans de luxuriantes reconstitutions, ce récit de la survie d’un musicien polonais aidé par un officier allemand mélomane laissait présager de poignants morceaux d’humanisme; c’était sans compter sur une kyrielle de stéréotypes d’interprétation des personnages, d’invraisemblances situationnelles majeures et d’un montage événementiel étouffant toute amplitude émotionnelle.
Le prix accordé deviendrait en ce sens plus attribuable à l’appropriation de Polanski de ce récit particulier (le film était attendu par ses fidèles depuis plusieurs années) ainsi que l’opportunité tardive de reconnaître l’importance d’une filmographie éloquente, qu’au strict résultat d’une oeuvre qui, à force de vouloir rejoindre le plus large public possible, n’en convaincra que le plus restreint.
Le jury récompensa via les Palmes d’interprétation deux films parmi les plus achevés de cette compétition, à commencer par Olivier Gourmet, le sublime acteur fétiche de Luc et Jean-Pierre Dardenne, pour sa prestation dans Le fils, un véritable bijou de mise en scène. La caméra traqueuse et rythmée des frères belges sied à merveille ce suspense dramatique autour d’un menuisier et de son apprenti au passé commun inextricable. Après Jérémie Rénier et Émilie Dequenne, les Dardenne ont déniché en Morgan Marinne un autre jeune interprète très prometteur, confirmant leur grand flair en matière de distribution ainsi qu’une direction d’acteurs parfaitement assimilée.
Pour sa part, la Finlandaise Kati Outinen, une abonnée au cirque d’Aki Kaurismäki depuis Juha, fut récompensée pour sa contribution à cette étrange comédie qu’est Mies Vailla Menneisyyttä (L’homme sans passé), la véritable Palme d’or de cette édition. D’un humanisme grinçant sans commun équivalent, Kaurismäki puise à même le désespoir d’êtres en rupture physique et morale l’essence d’un humour salvateur. Faisant fi de cohésion narrative, le cinéaste privilégie de tranchants dialogues afin de mettre en contraste la désincarnation proprement nordique des personnages en regard avec la solitude émanant de leur modeste condition. Lorsqu’une telle exposition de fatalisme devient jubilatoire et universelle, il faut savoir s’incliner: voilà un très, très grand film. N’en déplaise à Sharon Stone.
© 2007 Charles-Stéphane Roy