2002
Paru dans la revue Séquences
Vue panoramique d’une rugissante parade à marée basse
Invité par le bureau de presse rotterdamois à participer à un stage de critique jeunesse où j’eus à écrire quotidiennement pour le Daily Tiger (le journal interne de l’organisation) et délibérer en compagnie des membres du jury de la FIPRESCI, j’ai pu vivre de l’intérieur cette manifestation de cinéma d’auteur unique, qui clôture le cycle festivalier international, tout juste avant la reprise des hostilités à Berlin une semaine plus tard.
Si l’équipe des co-directeurs Simon Field et Sandra den Hamer parvient à programmer autant de films que le FFM ou le TIFF, elle accomplit néanmoins sa tâche avec un bienveillant souci de cohérence et de coordination contrastant avec la dynamique « marché aux puces » nord-américaine. Exemplaires également demeurent ses visées de découverte, de support financier et d’assistance à la distribution avec la mise en place des Tiger Awards (prix triangulaire remis aux meilleures premières ou secondes oeuvres), le Cinemart (plateforme d’affaires pour les producteurs, qui financeront entre autres Scènes intimes (aka Sex is Comedy) de Catherine Breillat, The Tulse Luper Suitcase de Peter Greenaway, Jellyfish Alert de Kurosawa Kiyoshi et Father & Son d’Alexandre Sokurov) et le Fonds Hubert Bals, soutien incontournable à la diffusion de films souffrant de visibilité.
Le festival propose annuellement de pertinentes sections nourissant l’intérêt des cinéphiles et théoriciens, et présenta l’ambitieux séminaire « What (is) Cinema ? » comportant huit débats, quelques lectures publiques et vingt-quatre projections afin de confronter le 7e Art à la politique, aux autres médias et — inévitablement — aux technologies numériques. On a pu également ressentir la brise Inuite issue des berges cannoises jusqu’à Rotterdam alors qu’une rétrospective (aussi bienvenue qu’opportuniste) de l’oeuvre du Canadien Zacharias Kunuk et de sa bande des Productions Igloolik Isuma mettait en vedette Atanarjuat ainsi que six courts métrages et les treize épisodes de la série télé Nunavut (Our Land).
Enfin, la clientèle jeunesse du festival s’est engouffrée badge au cou et bière à la main dans les salles afin de visionner les programmes de la section « Exploding Cinema » consacrés aux clippeurs Spike Jonze, Jonathan Glazer ou Tanaka Hideyuki. Voilà un embarras du choix plutôt substantiel, qui consuma le cinquième du temps de votre humble spectateur. Au diable si l’on ne peut tout voir, il ne faut surtout rien manquer...
Rotterdam offre une vitrine exceptionnelle sur les films de genre de tout acabit. À défaut d’être convaincantes, plusieurs oeuvres tombaient dans une pétillante surenchère tentant de prendre le spectateur en otage. Si Teenage Hooker Became Killing Machine in DaeHakroh du Coréen Nam Ki-Woong, One Take Only des Thaïlandais Oxide et Danny Pang et le débile Britney Baby - One More Time du Néerlandais Ludi Boeken (ou l’improbable retour des deux larrons du American Movie de Chris Smith aux prises avec le parfait sosie de la célèbre chanteuse, qui est en réalité un travesti...) parvenaient quelquefois à divertir, il en fut tout autre du solide Tears Of The Black Tiger du Thaïlandais Wisit Sasanatieng, un western mélodramatique servi sur fond de décors en carton-pâte. Cet hommage parodique autour d’une histoire d’amour impossible teintée d’honneur souillé proposait une symbiose remarquable entre l’hyperdramatisation du jeu des comédiens et l’utilisation pastelliste des filtres et des costumes, soutenue brillamment par une réelle dextérité de la caméra, agile et précise.
Idem pour l’impressionnant Pistol Opera du Japonais Suzuki Seijun, la reprise délirante de son chef-d’oeuvre Branded To Kill (1971). Ici, l’ambiguité du récit, un pastiche kabuki des James Bond période S.P.E.C.T.R.E., cède la place à une mise en scène en abîme manipulant sournoisement la spatialité cinématographique. On passe ainsi allégrement de la rue aux planches sans souci de cohérence des raccords, les comédiens pensent à voix haute et interagissent sans se regarder, scrutés par une caméra théâtralisant le cadre, astreinte de toute profondeur de champ. Malgré quelques longueurs, saluons l’audace du vieux maître.
Côté documentaires, le meilleur côtoyait sans vergogne le drabe et l’inutile. Notons au passage l’académique The Diaries of Nijinsky de l’Autralien Paul Cox, une interprétation poétique du journal intime rédigé par le danseur russe durant son séjour au sanatorium de St-Moritz en 1917 et récité ici par un Derek Jacobi en grande verve; A Huey P. Newton Story de l’Américain Spike Lee, l’instructive captation d’un monologue de Roger Guenveur Smith sur la vie du co-fondateur des Black Panthers, mais surtout Danielle Huillet, Jean-Marie Straub, cinéastes — où gît votre sourire ? du Portuguais Pedro Costa, l’un des derniers épisodes de la grande série « Cinéastes de notre temps », et une leçon essentielle de cinéma durant laquelle l’intransigeant duo, aux commandes de la table de montage pour le film Sicilia !, cause sur la nature de leur démarche créatrice. Il fait sombre, ça s’engueule ferme, on se tape des arrêts sur l’image à répétition, et pourtant, le film fascine par la démystification de ce labeur d’amour presque archaïque. Un témoignage comme celui-ci demeure rare, sinon précieux.
Tandis que les récipiendaires — tous européens ! — des Tiger Awards (Tussenland de la Néerlandaise Eugenie Jansen, Wild Bees du Tchèque Bohdan Sláma et Everyday God Kisses Us on the Mouth du Roumain Sinisa Dragin) provoquaient un consensus mitigé, trois longs métrages du Nouveau Continent se démarquèrent cette année par leur rigoureuse simplicité et leur attachement envers des personnages sobres et profondément humains, à commencer par LE film incontournable du programme principal, le monumental Japón, écrit, réalisé et produit par le Mexicain Carlos Reygadas, une ode existentielle filmée en Super-Cinémascope (une lentille anamorphique juxtaposée à une caméra 16mm, gonflée par la suite en 35mm).
Ce format atypique convenait parfaitement aux magnifiques plans-séquences tournés dans le canyon aride où un homme se rend pour s’y enlever la vie. Il se lie ensuite d’amitié avec une septagénaire épicurienne puis observe le quotidien de ses voisins tout en réévaluant ses propres intentions. Tour à tour hypnotique, libérateur, humoristique et émouvant, voilà une première oeuvre (pensez à un Jodorowsky zen) qui n’a pas finit de faire parler d’elle.
Quant aux Argentins Adrián Caetano et Lisandro Alonso, ils ont révélé avec Bolivia et La Libertad de probantes formes de réclusion ouvrière à travers le destin d’un cuisinier victime de xénophobie et d’un bûcheron solitaire, soit autant de paradigmes sociaux décelant le morcellement des classes dans un pays aujourd’hui incontrôlable. On y dévoile avec clairvoyance l’immédiateté des actions et la vacuité absolue de la rencontre avec l’Autre, sinon pour parvenir à de modestes fins ou assurer sa survie jusqu’au lendemain.
Ces véritables petites perles de cinéma néo-réaliste prenaient tout leur sens lors de la conférence itinérante ALERTA MAXIMA, alors qu’une dizaine d’artisans argentins ont crié au monde entier leurs appréhensions envers l’absence de soutien à la culture sous le nouveau régime Duhalde. Pourquoi à Rotterdam ? Parce qu’il y a urgence, bien sûr, mais surtout parce qu’ils ont trouvé plusieurs esprits et portefeuilles — via le Cinemart — pour les appuyer. Car l’art et la conscientisation font bon ménage sous le ciel néerlandais.
© 2007 Charles-Stéphane Roy