jeudi 10 mai 2007

Critique "L’arche russe"

L’arche russe
de Alexandre Sokourov
2003
Paru dans la revue Séquences

Élégie du souffle


Après avoir déboulonné les mythes de Hitler et Lénine à travers deux sentences en forme de songe, Alexandre Sokourov pris commande, avant son prochain Père et fils, d’un projet échevelé : souligner le tricentenaire de Saint-Pétersbourg en illustrant l’histoire d’un de ses plus inestimables bijoux, l’Ermitage, l’ancien palais d’hiver de Catherine II devenu aujourd’hui l’un des châteaux-forts de la muséologie moderne les plus courus de la planète.


Tâche spartiate que celle de retracer trois cent ans de soulèvements politiques et d’artefacts culturels en quatre-vingt-seize minutes ! Afin de se compliquer un peu plus l’existence, l’ex-assistant de Andrei Tarkovsky, las du montage traditionnel, décida de filmer sans interruption une séquence fleuve et de ne retoucher en post-production que la lumière et les couleurs. Le cinéaste se lançait dès lors dans une expérience aux allures d’une véritable chasse aux records : premier long métrage de fiction constitué d’une prise unique non montée, plus long plan jamais tourné en SteadyCam, premier film numérique non-comprimé (l’enregistrement de la prise fut réalisée sur un système de disques durs portables à l’aide d’une pile confectionnée spécialement pour l’occasion) ainsi qu’un millier de figurants, trois orchestres et vingt-deux assistants-réalisateurs oeuvrant pour l’une des plus courtes périodes de production de l’Histoire : moins de deux heures !


Quatre mois de préparation, de chorégraphie, de synchronisation des actions et des éclairages sur l’équivalent de trente-trois plateaux adjacents totalisant mille trois cent mètres furent nécessaires afin de capter cette fresque sans équivalent commun. Le résultat, éblouissant, hypnotique et déstabilisateur, constitue de loin le premier chef-d’oeuvre de l’ère numérique ainsi qu’une étape décisive dans la carrière du cinéaste russe.


On inspire : la caméra, pivot du film, revêt le rôle d’un étranger sans âge dialoguant avec un cynique diplomate français lors d’une étrange ballade dans les salles de l’Ermitage et ses balcons. La matrice dramatique se modifie selon le salon visité, son époque, ses humeurs et ses protagonistes. Que ce soit Pierre le Grand poursuivant un général avec son fouet, Catherine II soumise aux tourments que lui procure sa vessie, la famille du dernier tsar prenant tranquillement son dîner tandis que la Révolution d’octobre s’organise non loin d’elle ou les fantômes du siège nazi, chaque figure historique s’offre aux deux voyageurs sous un jour inusité.


Ceux-ci ont tôt fait de confronter leur regard sur les diverses Russie se succédant sous leurs yeux ébahis; entre sarcasme et admiration, l’étranger confie au patriote de bien ambivalentes perceptions sur l’héritage des conquêtes et des régimes. Autour d’eux, l’Ermitage abrite et ressuscite les fleurons de l’aristocratie russe le temps d’un tour de piste culminant avec le Bal royal de 1913 où se déploient des milliers de dignitaires dans un brouhaha savamment organisé. On peut enfin expirer, tout comme Sergueï Dreïden, qui accusa à l’écran un épuisement causé par sa longue performance ! Imaginez maintenant l’état du caméraman...


Bien que L’arche russe soit avant tout une oeuvre de commande, la visite guidée d’un patrimoine et d’une véritable micro-cité, le film rencontre directement la démarche sensible et impressionniste de Sokourov, cet adepte d’odes poétiques — il a déjà signé près d’une dizaine de documentaires “ élégiaques ” — et conserve l’empreinte distinctive du cinéaste : théâtralisation soignée des performances, dramatisation nuancée des éclairages et manipulation au niveau de la bande-son afin de sublimer le réel et, à plus juste titre, l’Histoire. À l’instar de ses trois plus récentes fictions Mère et fils (1996), Moloch (1999) ou Taurus (2000), les rites et le pouvoir témoignent ou annoncent d’eux-mêmes la mort des individus et des règnes, et cette mort renvoie à une part d’humanité mise à jour durant les derniers instants d’une aristocratie de manière quasi décadente.


Le musée, dépositaire de la mémoire d’un peuple, renforce ici cette relation par un subtil jeu de réflexion entre ses objets (tableaux, sculptures), ses sujets ainsi que sa propre histoire en devenant simultanément lieu de création, théâtre et arrière-scène de l’action. D’autant plus qu’en redéfinissant ainsi l’espace de représentation, Sokourov s’approprie une seconde chasse gardée du cinéma, le temps. D’une pièce à l’autre, sans aucune coupe, les voyageurs suivent un périple à la fois linéaire (continu) et épars (multi-temporel). Le temps n’agit plus comme baromètre rythmique de l’action car le montage est désormais effectué in camera, au cours d’un voyage imaginaire dans un lieu réel parmi des personnages à la fois authentiques et décédés !


Cette nouvelle trivialité temporelle vient également exagérer le caractère anecdotique de l’entreprise, cette formule en cascade régie par des situations et des personnages aussi rapidement exposés qu’évacués. Malgré tout, le plus grand exploit de l’Arche russe demeure la démonstration convaincante que le numérique métamorphose déjà le langage cinématographique, bien au-delà de ses strictes percées esthétiques. À défaut de manquer de souffle, on ne peut certes reprocher à Alexandre Sokourov de manquer de vision.


© 2007 Charles-Stéphane Roy