mercredi 4 juillet 2007

Les "élégies" de Alexandre Sokourov

Le cycle élégiaque de Alexandre Sokourov
2005
Paru dans la revue Séquences


Les rêveries d’un guide solitaire


Il faudra peut-être se faire à l’idée qu’on ne pourra se sevrer des tableaux vivants du cinéaste russe Alexandre Sokourov qu’à petites doses, de manière forcément incomplète, tant son œuvre redoute la majorité des distributeurs ou est carrément boudée par une large proportion de critiques qui voient là d’authentiques objets « anti-cinématographiques »*.


Des initiatives comme celles du FIFA, qui inséra cette année dans sa programmation plusieurs essais documentaires, deviennent de vrais événements et permettent de découvrir un corpus souterrain inédit, pierre de rosette des envolées romantiques du chantre impressionniste de Saint-Pétersbourg en fiction. Il faut voir ces expérimentations en forme d’élégies – littéralement « poésie mélancolique » – comme des œuvres à part entière autant que des esquisses préliminaires au sens où l’entendent les théoriciens de la littérature génétique, pour qui les avant-textes (brouillons, versions raturées) font partie intégrale d’une œuvre.


Il serait plus précis encore de parler de ces films en tant qu’églogues, extensions plus bucoliques idéalisant la nature, la beauté, l’art, l’exil, la mort et le poids du temps. Tout Sokorouv gravite autour de cette allégorisation poussée du monde, énoncée visuellement par l’utilisation de filtres ou de flous puis circonscrite narrativement par l’omniprésente voix d’outre-tombe du cinéaste. Alors que la fiction lui permet de sublimer l’Histoire universelle (surtout dans son cycle sur l’autocratie), l’élégie devient une plateforme servant à valoriser des figures évanouies du patrimoine russe, que Sokourov produit souvent sans l’aide des institutions ou de la fidèle LenFilms, qui le parraine depuis sa sortie des bancs de la VGIK en 1978.


Rien de nouveau pour celui que Tarkovski prît d’affection dès ses débuts, lui offrant même un poste d’assistant dans les années 1980, faveur retournée par Sokourov lorsqu’il réalisa plus tard un documentaire sur les derniers mois de la vie du maître. Ce film, ainsi que ceux consacrés au violoncelliste Dmitri Shostakovich (Sonata for Viola) et au ténor Fyodor Chaliapin (Elegija / Elegy), réhabilite la mémoire de monuments expatriés, qui contribuèrent tous à incarner l’esprit russe à leur manière, de par leur distance et leur liberté face à la mère-patrie.


En se réappropriant leurs œuvres par une esthétique charnelle, voire fusionnelle, Sokourov n’est plus simplement conservateur de mémoire, son regard sur l’art des autres devient essence, clé et mystère à la fois. Pénétrante fusion où la culture et l’art se nourrissent mutuellement par souci de pérennité, de transmission, puis celui de sublimer l’objet en l’affranchissant à son époque.


La vie intérieure d’un mot ou d’un tableau se matérialise ainsi sous l’œil évanescent de Sokourov, qui reconfigure l’objet hors de l’Histoire, comme dans l’étrange Dolce (1999), où un cadre vertical transforme le deuil de la veuve de Toshio Shimao, un kamikaze devenu écrivain célèbre, en photographie vivante, marquant la coexistence du passé et du présent. Afin de ne pas laisser l’absence du défunt prendre toute la place, Miho dialogue à voix haute avec lui pendant que la caméra provoque un rapprochement avec sa fille Maha, qui est devenue muette et a cessé de grandir à la mort de son père. La mise en scène dépouillée laisse toute la place aux mantras de la veuve, aux photos, à la douleur faite image.


La parole est également au centre des Dialogues With Solzhenitsyn (1998), suite et variation de la démarche entreprise sur Uzel/The Knot, à la différence qu’elle synthétise le présent de la pensée du célèbre écrivain qui universalisa le terme « goulag ». De retour d’un exil américain, Soljenitsyne accueille le cinéaste dans sa demeure recluse en discutant de la place de la création comme héritage culturel. Défense et illustration de l’évolution de la langue russe où il est inévitablement question de pensée vivante et de philosophie, ce film-entrevue fait contraste avec la traditionnelle méthode Sokourov, celui-ci préférant aborder le présent de manière effacée, réaliste et épurée.


Étonnant retour aux sources pour celui qui, avec Hubert Robert: A Fortunate Life (1996) et surtout Elegiia Dorogi/Élégie de la traversée (2001) – où Sokourov retrouve dans les musées de Saint-Pétersbourg et de Rotterdam les idéaux d’une Europe en harmonie avec l’intelligentsia russe – avait atteint un savant équilibre entre lyrisme, songe et méditation sur le temps, annonçant même de manière informelle son fabuleux Russkiy kovcheg/L’Arche russe l’année suivante. En fait, Sokourov capte Soljenitsyne comme il témoigna jadis du travail de son mentor Andrei Tarkovski dans l’inestimable Moskovskaya Elegia/Élégie de Moscou (1987), portrayant l’artiste au travail, ses matériaux et outils, son champ de bataille créatif, ses alliés et sa relation avec son environnement immédiat. L’art, une fois de plus, s’avère être l’arme de toutes les libertés contre le silence, la censure et l’oubli.


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* À la sortie de Mère et fils en 1997, le critique américain Roger Ebert avait refusé d’écrire quoi que ce soit sur le film, préférant reléguer la tâche à un surnuméraire qui avait affirmé dans son résumé que « la nature morte n’a pas sa place au cinéma ».


© 2007 Charles-Stéphane Roy