jeudi 5 juillet 2007

Critique "Goodbye Dragon Inn"

Goodbye Dragon Inn
de Tsai Ming-liang
2005
Paru dans la revue Séquences


Hors foyer, point de saluts


Pour certains, Tsai Ming-liang représente la crème du cinéma exigeant, un géant de seulement 48 ans à l’avant-garde de cette génération d’auteurs au large de l’industrie occidentale ayant importé un peu de cinéphilie européenne à l’intérieur de leurs propres frontières, sinon un fort bagage philosophique et esthétique de leurs années de formation ou de perfectionnement à Paris, Londres ou Bruxelles.


Pour tous les autres, sûrement encore assommés par le minimaliste de Rebels of the Neon God ou The Hole, le Malais d’origine exaspère, incarnant tous les revers d’un certain cinéma d’auteur indolent qui se complairait dans son aridité dramatique et ses plans lymphatiques. On le sait fou de Truffaut, attiré par Antonioni et assez futé pour déjouer les censeurs qui poussent vers le haut afin de lui faire couper la pellicule sous le pied. En creusant plus loin, on découvre chez le demi-frère spirituel de son cadet Apichatpong Weerasethakul un cinéma de l’attente, où le temps (du) réel reprend ses droits à l’écran.


Dans Goodbye Dragon Inn, Tsai étudie les temps multiples à l’intérieur d’un même espace. Huis-clos nostalgique, le film se déroule presque entièrement à l’intérieur du Fu-Ho Theatre, un vétuste cinéma sur le point de rendre l’âme, lors de la dernière présentation du classique populaire Dragon Inn (1966) du Chinois King Hu. Bien que plusieurs cinéastes aient récemment témoigné leur amour du cinéma, Tsai louange ici l’expérience spectatorielle, celles du quotidien des employés d’un cinéma et de l’intimité, voire du voyeurisme que suscite la fréquentation d’une salle obscure.


Un film, c’est bien sûr une machine à désir, et pénétrer dans l’antre du pop corn consisterais ni plus ni moins à s’abandonner à ce désir, à participer à ce rêve de se rapprocher vers l’autre. Voilà exactement ce qui ce produit chez les spectateurs durant la projection : un touriste japonais voulant échapper à la pluie tente sans succès de séduire ses voisins de banquette pendant que la guichetière boiteuse n’ose aborder le projectionniste qu’elle admire depuis toujours. Et comme nous sommes au cinéma, le silence est de mise – le regard, qui l’emporte presque toujours sur la parole, voyage ainsi entre les spectateurs, l’écran et la salle même.


Les réels dialogues du film se retrouvent à l’écran, si bien que le Dragon Inn de 1966 agit comme une bande-son qui résonne par-dessus les interactions des personnages déambulant dans les toilettes, à la billetterie, au grenier, dans la cabine de projection ou derrière l’écran ; bref, tous ces lieux intermédiaires qui ont tout autant marqué l’imagination du jeune Tsai que ce qui se passait strictement sur l’écran. Si on reconnaissait d’emblée au cinéaste l’habileté à construire des plans-séquences fleuves d’une précision chorégraphique et d’une puissance poétique phénoménales, de raconter une histoire à chaque plan ou d’utiliser le montage comme découpage psychologique de l’évolution de ses personnages, on apprécie depuis Ni neibian jidian/What Time is it There? son sens de l’humour fondé sur un prodigieux sens du timing, de l’attente déjouée et de la composition du cadre où les actions de plusieurs personnages se répondent souvent à l’insu les uns des autres, de dos comme par derrière. Avouons qu’un film esthétiquement stimulant et réjouissant à la fois, ça ne coure pas les festivals !


Pour peu, Tsai aurait pu magnifier le fétichisme de quelconques cinéphiles paumés incapables d’envisager une vie une fois rallumées les lumières de leur salle de cinéma préférée, mais heureusement pour nous, la marquise du Fu-Ho Theatre n’affiche pas Cinema Paradiso. Pour une fois, un film ne rend pas hommage au cinéma, mais plutôt à une salle de cinéma ; à son culte et aux habitudes de ceux qui la fréquentent, dont deux des vedettes originales du film de King Hu présentes à la projection comme pour observer le fantôme de leurs personnages. La séquences maîtresse du film reste sans contredit celle du plan statique du point de vue de l’écran même, fixant la salle désertée sous les néons longtemps après que la guichetière ait terminé son nettoyage de routine. On se surprend alors à être ému par ces murs et ces sièges durant sept minutes de silence en hommage ultime à l’écueil de tant de rêves sonores et animés.


De par sa cohérence formelle inouïe, il devient même difficile de concevoir une suite plus aboutie encore dans l’œuvre subséquente de Tsai Ming-liang. Que l’on apprécie ou non importe peu ; Goodbye Dragon Inn sera peut-être un chef-d’œuvre mal-aimé, mais il n’en demeurera pas moins un chef-d’œuvre quand même.


© 2007 Charles-Stéphane Roy