FC3A
2005
Paru dans la revue Séquences
Pablo Trapero est sans contredit le chef de file du nouveau cinéma argentin. Dès sa sortie d’une des nombreuses écoles de cinéma de Buenos Aires, il fonde avec d’autres finissants la société de production Cinematográfica Sargentina afin de réaliser son premier long métrage Mundo Grúa, devenu en 1999 un épiphénomène en Amérique du Sud et dans de nombreux festivals, dont Venise, Rotterdam et La Havane, en plus de jouir d’une sortie commerciale aux Etats-Unis et un peu partout en Europe.
Trapero conjugue de manière réjouissance constat social et comédie populaire et sa contribution devient recherchée pour lancer d’autres talents, dont Lisandro Alonso et La Libertad en 2001, auquel il aura participé à titre de producteur. Après avoir commis El Bonaerense en 2002, portrait faussement candide sur la corruption policière, il renoue avec la comédie de mœurs en enchaînant avec Familia Rodente, son film le plus personnel à ce jour. Road movie familial, le film témoigne d’une grande tendresse envers quatre générations réunies dans une caravane par une matriarche entremetteuse, et vient confirmer la qualité d’écriture d’un cinéaste de cœur et de cran. Nous l’avons rencontré lors de son passage à Québec dans le cadre du 6e Festival de cinéma des 3 Amériques.
Vous avez mis sur pied deux compagnies de production depuis votre sortie de l’Université : Cinematográfica Sargentina et Matanza Cine. En quoi sont-elles distinctes l’une de l’autre ?
- Lorsque j’ai quitté l’Universidad del Cine de Buenos Aires, je me suis retrouvé avec le même problème que connaissent tous les finissants : trouver du financement. J’ai donc pris les moyens avec des collègues pour mettre sur pied Cinematográfica Sargentina, une raison sociale qui légitimait du même coup notre ambition de créer rapidement des films avec peu de moyens. Puis il y eut Mundo Grúa, que nous avons produit pour presque rien avec des non-professionnels et une image grumeleuse en noir et blanc. J’étais simplement content d’avoir pu mettre ce premier long métrage à terme, et voilà que le film connaît un vif succès sur le circuit commercial argentin, puis se fait acheter par des distributeurs nord-américains et européens ! Avec cette soudaine crédibilité et les profits des ventes du film, nous avons produit coup sur coup plusieurs autres projets – des courts, des documentaires et des films d’auteurs – avec des gens comme Adrian Caetano et Enrique Bellande. Matanza Cine fut mis sur pied en 2002 pour élargir notre champ d’action et co-produire avec des investisseurs étrangers, car je n’arrivais pas à obtenir de fonds nationaux pour El Bonaerense, sans compter que la fermeture des banques argentines et la dévaluation du pesos nous handicapaient passablement.
Le cinéma argentin est hip sur le circuit festivalier international et on y attribue son essor à l’impact de votre premier film. Comment expliquez-vous ce récent engouement ?
- Le cinéma argentin possède une riche histoire, mais après la dictature, les films se sont repliés sur le deuil face à cette période trouble. Puis vinrent des cinéastes comme Lucrétia Martel ou Lisandro Alonso – dont j’ai co-produit le premier long métrage – qui ont su marier la tradition sociale avec un cinéma d’auteur européen, si bien qu’ils permirent à l’Argentine de gagner des prix dans des festivals majeurs. Le nombre d’écoles de cinéma à Buenos Aires et la capacité à produire à l’intérieur de budgets limités ont également incité les jeunes à tourner en grand nombre.
Vous n’hésitez donc pas à vous impliquer dans des projets qui ont peu à voir avec vos propres films. La Libertad (2001) est un bon exemple : ce film naturaliste quasi-muet de 75 minutes a tout de même permis de lancer Lisandro Alonso. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce projet ?
- Les affinités personnelles avec le cinéaste sont primordiales : nous allons tout de même travailler deux ans ensemble ! Lisandro m’avait contacté et j’ai apprécié son approche de la mise en scène, dépouillée au possible. Il y avait là un réel défi de cinéma, et Lisandro connaissait bien son sujet. Même si la proposition semblait difficile, je savais que je film ne coûterait pas tellement cher à produire, donc j’ai accepté. Même chose avec Raúl Perrone, avec qui j’ai travaillé sur son film La Mecha (2003). Perrone est presque ermite, il n’avait pas travaillé depuis quelques temps, mais j’ai toujours respecté ce qu’il avait fait. On s’est rencontré et j’ai tout de suite voulu travailler avec lui.
Avec le succès que votre boîte connaît, vous devez crouler sous les sollicitations…
- Disons qu’on vient souvent me voir ! Mais il n’y a pas que moi en Argentine, il y a aussi la productrice Lita Stantic (La Niña Santa de Lucrétia Martel, Bolivia d’Adrian Caetano, Tan de repente de Diego Lerman … et Fierro, l’été des secrets d’André Melançon !) qui accomplit un boulot phénoménal pour la relève.
El Bonaerense parle de corruption policière dans la région de Buenos Aires. Comment les Argentins ont-ils reçu ce film ?
- J’ai eu beaucoup de difficultés à monter le film et j’ai même dû investir moi-même via ma compagnie. Le sujet était également délicat, donc on ne savait pas trop à quoi s’attendre. Puis le film fut sélectionné à Cannes, et lors de sa sortie commerciale, il s’est classé 4e au box-office ! Près de 300 000 spectateurs l’ont vu en Argentine. Je crois que le ton du film a contribué à son succès ; bien que tout soit fictif, j’ai filmé l’histoire de manière très réaliste, quasi documentaire. Cela correspond tout de même à une fraction de la situation actuelle, qui est bien pire encore que ce qui est montré dans le film.
Cette manière n’est pas étrangère à votre film Naikor, qui utilise les codes du documentaire pour faire le portrait complètement fictif d’un marin ayant connu une vie complètement rocambolesque…
- Je devais initialement parler du mode de vie dans les havres, où j’ai grandis. Ma première idée était de faire une sorte de Popeye ! Le personnage principal n’a pas vécu tout cela, mais durant sa longue absence, des mythes plutôt extravagants à son endroit circulèrent entre ceux qui l’avaient connu. J’ai utilisé cela en poussant plus loin le ridicule de l’affaire. J’ai filmé des personnalités ibériques très connues, qui racontaient absolument n’importe quoi au sujet de ce marin tantôt musicien, tantôt culturiste. On perd malheureusement beaucoup de détails très révélateurs de cette farce dans la traduction anglaise, si bien que certains spectateurs au Festival de Rotterdam ont pensé que le film était complètement véridique ! Et comme tous les témoignages sont d’ordre factuels, plusieurs n’y ont vu que du feu. J’aime récupérer en ce sens le meilleur des genres et les intégrer les uns aux autres.
Votre plus récent film Familia Rodante a fait un tabac en Argentine et continue de remporter des prix à l’étranger. On sent un retour aux sources, un esprit tragicomique convivial dans l’esprit de Mundo Grúa. Le naturel des scènes est-il le résultat d’improvisations ou simplement d’une fidélité à votre scénario, tiré de vos propres souvenirs de cavales intergénérationnelles ?
- Le personnage central de la grand-mère est joué par Graciana Chironi, la même actrice qui incarnait la mère du chômeur dans Mundo Grúa. Les deux films illustrent effectivement des familles qui peinent à s’entraider alors que leurs propres interrelations évoluent et s’individualisent. Les enfants de Familia Rodante acceptent de faire ce voyage pour l’aînée, je ne pense pas qu’ils se seraient revus autrement. Ce n’est pas le constat nostalgique d’une autre époque, car ce qui m’intéressait, c’étaient les péripéties du voyage lui-même. Encore ici, tout est fictif, même si tout relève d’expériences personnelles, ce qui permet d’injecter plus de naturel à l’histoire. J’ai vécu cela plus jeune, mais le film n’est pas autobiographique pour autant, par simple respect pour mes proches.
© 2007 Charles-Stéphane Roy