mardi 17 juillet 2007

Entrevue avec Carlos Reygadas

Entrevue avec Carlos Reygadas
2005
Paru dans la revue Séquences


Remettre le cartésien dans la volupté


On n’a pas fini d’entendre parler du cinéaste mexicain Carlos Reygadas. Il a bricolé son fascinant Japón de main de maître et tutoyé la grâce des esthètes européens en refusant de s’abroger la culture mexicaine, au cœur même d’une œuvre souscrite à l’intimité de personnages simples et laconiques perdus dans le cinémascope. Séquences a rencontré le cinéaste lors de la première nord-américaine de son second long métrage Battala en el Cielo, générateur de discours sur la Croisette quelques mois plus tôt. La trentaine à peine engagée, Reygadas affiche déjà l’assurance et la cohérence des vieux routiers.


Comment avez-vous approché Marcos Hernandez et Anapola Mushkadiz, vos deux acteurs principaux ? Était-ce difficile de les convaincre de tourner des scènes explicites ou humiliantes ?

- Je connais Marcos depuis vingt ans, il est chauffeur pour mon père au Ministère de la Culture et j’ai gardé une belle relation avec lui. Les autres, je les ai rencontrés sur la rue, je les faisait venir chez moi lors des tests. Pour les scènes intimes, c’est une affaire de confiance. Après discussions, Anna a immédiatement compris son implication dans le film, il n’y avait aucun problème, alors que Marcos était trop sage ! Il m’a avoué comprendre peu de choses de son personnage, mais il m’a dit : « Je te connais, tu es mon ami, je t’aime et je m’en fous, je suivrai tes indications ». Les scènes intimes étaient filmées avec une équipe réduite. Après quatre heures de tournage, Marcos se promenait même tout nu sur le plateau ! La pudeur s’était estompée.


Pensez-vous que les scènes explicites portent ombrage à votre réflexion sur la culpabilité et la manipulation au cœur du film ?

- L’écriture du scénario se fait toujours de façon très instinctive, sans censure, comme si je rêvais, quoi. En même temps, j’enlève tout ce qui ne fait pas de sens. Comme je ne peux pas prévoir la réaction qu’une scène provoquera, il me faut donc faire ce que j’aime le plus ; si on ne pense qu’aux conséquences et à la réception du spectateur, on nie conséquemment notre propre sensibilité, donc je donne le meilleur de ce que je peux.


La sexualité dans votre premier film semblait relever directement de la personnalité des individus ; celle dans le second est abordée avec plus de distance, comme une déclaration esthétique…

- À chaque fois que tu montres le sexe, il y a une raison particulière. Les fellations du prologue et de l’épilogue de mon second film correspondent à un état d’esprit plus qu’à une situation précise, tout le contraire de la scène où Marcos fait l’amour à sa propre femme, pour rendre compte d’une forme de tendresse, même physique, un mari et sa femme. La position de la caméra exprime l’émotion autant, sinon plus que ce que l’on voit à l’écran.


Pourquoi Ana n’a pas de réaction lorsque Marcos lui avoue la mort de l’enfant kidnappé ?

- Elle pense à la façon la plus rapide de se débarrasser de lui, même si elle lui porte une certaine affection. Elle est jeune, mais agit de façon très intelligente, en souhaitant que Marcos ait lui-même se livrer à la police. Avant qu’il ne le fasse, Marcos lui rend visite pour une dernière fois et Ana croit que Marcos ne veut qu’une chose, la baiser. Comme elle est habituée à marchander avec son corps, il est tout naturel pour elle de s’offrir à lui avant sa dénonciation. Cette erreur lui coûtera éventuellement très cher.


Comment s’organise votre mise en scène lorsqu’il y des dialogues ?

- Tout est en fait très organisé, je dirige tout à partir de mon plan de départ, avec les lieux, la durée des plans, etc. Après, ça bouge très peu même si je reste alerte à l’égard des surprises. Mes comédiens n’improvisent jamais, ils n’ont aucune marge de manœuvre ! Tout est tellement chorégraphié, ils suivent des panneaux de couleurs qui leur indiquent les mouvements du corps, quand ils doivent livrer leurs répliques. Tout est affaire de chute, ce qui donne l’impression que les scènes ne sont pas trop mécaniques non plus. C’est l’effet Kouleschov, la signification entre les plans qui est l’essence même du cinéma.


Co-production avec les autres pays

- C’est surtout avec le Mexique et la France ; j’ai travaillé étroitement avec Philippe Bober, qui était vendeur international pour Japón. Il a produit des choses très intéressantes, comme les films de Dagur Kári, Lars von Trier, Roy Andersson, Raoul Peck et Ye Lou. Je ne peux me passer de producteurs étrangers, sinon mon cinéma n’existerait tout simplement pas.


© 2007 Charles-Stéphane Roy