mardi 17 juillet 2007

Critique "Le Pont des Arts"

Le Pont des Arts
de Eugene Green
2005
Paru dans la revue Séquences


L’esprit des voix


Le travail aussi discret qu’inusité du cinéaste Eugène Green intrigue par sa vision réformatrice de l’héritage oxymorique baroque. Souscrivant à une vision purificatrice du monde et surtout de l’Art, Green, cet Américain exilé à Paris depuis ses études, prolonge dans ce troisième long métrage une démarche initiée à la création du Théâtre de la Sapience en 1977, vouée autant à moderniser le baroque avec un souci de respect de la manière d’origine qu’à concevoir de nouvelles approches de création centrées sur la performance de l’acteur. Auteur de « La parole baroque » (Éditions Desclée de Brouwer, 2001) et de « Présences, essai sur la nature du cinéma » (Cahiers du cinéma, 2003), Green a pu compter sur le soutien des frères Dardenne pour financer Toutes les nuits (inédit au Québec) et le court « Le nom du feu », qui l’établit sur le circuit festivalier après sa présentation à Locarno.


Pour quelques cinéphiles à la main heureuse, la projection au FFM du Monde vivant en 2003 restera marquée dans leur mémoire : imaginez la rencontre surthéâtralisée entre Aki Kaurismäki, le Lancelot du Lac de Robert Bresson puis The Monty Python’s Holy Grail, durant laquelle se croisent un chien aux rugissements de lion, une sorcière lacanienne et une végétarienne mariée à un ogre. Le ton était donné.


Le Pont des Arts, son troisième film, dissèque un tout autre univers, celui de l’intelligentsia parisienne dominant la vie artistique, monde parallèle et impitoyable dont Green se fait à la fois le disciple et le dénonciateur. Ce Pont des Arts, architecture du XIXe siècle, relie deux Olympes culturels français conçus par le même architecte (Louis Le Vau) : l'Institut, lumineux siège des Académistes, et le Louvre, austère et impérial. Le contraste illustre à lui seul les oppositions propres au baroque : l’Art récupéré par les élites comme une chasse gardée dont seulement quelques érudits seraient en mesure de l’apprécier à sa juste valeur, devrait incidemment servir à transcender le rationnel afin de traduire l’émotion pure.


C’est ainsi que Sarah, choriste soliste sous les ordres de L’Innommable, apôtre intransigeant d’une certaine culture subventionnée, décidera d’éteindre sa voix en se jetant dans la Seine au moment où Pascal, venant tout juste de délaisser ses études en philosophie, allume son poêle au gaz afin de quitter une existence trop rationnelle.


De l’autre côté de la fenêtre, un enregistrement du Lamento della ninfa de Monterverdi chanté par Sarah irradie Pascal au point où fermera le gaz et tombera amoureux de cette inconnue dont il ignore tout, jusqu’à sa mort récente. Histoire d’un amour virtuel que porte un vivant à une morte, le film tente de faire rejaillir de préconceptions pompeuses et nostalgiques la grâce de l’art oratoire, chanté ou déclamé. La voix originelle se doit chez Green de l’emporter sur cette rhétorique désincarnée de vérité intérieure tant louangée par une police culturelle pour qui l’art ne serait devenue qu’une fin (figée et comparative) plutôt qu’un relais vivant.


Satirique à souhait, Le Pont des Arts s’élève pourtant au-dessus de la simple charge anti-establishment. Le cinéma permet à Green de purifier davantage le geste et le langage par une série de plans brefs, simples et essentiels sur les têtes, les mains et les objets. Filmés en champs/contre-champs frontaux et fixes dans un souci radical de neutralité, les dialogues déclamés en appuyant sur toutes les liaisons possibles redonnent à leur tour un sens aux mots, un poids et une présence dont on en avait presque oublié le timbre et la résonance. Aride au premier abord, l’exécution atteint une justesse en adéquation avec son propos, que Green n’hésite pourtant pas à venir châtier d’expressions populaires à l’occasion, ne serait-ce que pour retrouver la part de Sacré au cœur du Profane, et inversement. Les acteurs contribuent pour beaucoup à l’équilibre de cette déstabilisante composition ; d’un côté, autant les retrouvailles d’Olivier Gourmet et de Jérémie Rénier suite à La promesse des frères Dardenne que la métamorphose de Denis Podalydès en ignoble Innommable incarnent outrancièrement les arbitres d’une cour aussi meurtrière que grotesque ; tandis que de l’autre, une Natacha Régnier fragile et sanctifiée bouleversera le spleen d’un Adrien Michaux toujours à deux doigts du Jean-Pierre Léaud de La maman et la putain. Entre la caricature et l’illumination, tous les éléments de Le Pont des Arts convergent finalement vers une troisième voie où la fantaisie pourrait émaner de la cruauté, autant que du respect des lois jaillirait l’inspiration la plus féconde.

© 2007 Charles-Stéphane Roy