vendredi 20 juillet 2007

Critique "Sizwe Banzi est mort"

Sizwe Banzi est mort
de Peter Brook
2007

Paru dans la revue Séquences


Peter Brook : la vie est une scène sans planches


Le retour de Peter Brook à Montréal fut l’un des principaux événements du calendrier théâtral ce printemps. Durant quatre soir à l’Usine C, le légendaire metteur en scène britannique est venu prodiguer une nouvelle leçon sur le regard, le geste et le texte en adaptant la pièce « Sizwe Banzi est mort » des Sud-Africains Athol Fugard, John Kani et Winston Ntshona. L’occasion constituait une excuse trop évidente pour visiter l’héritage du grand Brook après 60 ans passés à redéfinir notre rapport au jeu et l’espace vide, comme le rappelle le titre de son essai de 1968 (et documentaire du même nom), pierre d’assise d’une méthode aux évolutions déconcertantes. « La tradition en soi, en ces temps de dogmatisme et de révolutions fanatiques, reste une force révolutionnaire qu’on se doit de préserver », a toujours cru celui qui n’a pas hésité à rappeler à l’Occident que l’art de raconter vient également des textes anciens, ceux de George Ivanovitch Gurdjieff ou des dizaines de poèmes sanskrits du « Mahabharata ».


À l’opposé de son compatriote Kenneth Branagh, Brook n’assaisonne pas les classiques à la sauce du jour dans l’attente du consensus des palais, il revigore plutôt le moderne à l’essence même des classiques. Avec clairvoyance et précision, l’auteur anglais ne prêche à aucune chapelle, n’hésite pas à se contredire avec l’âge, privilégie la vérité des mots sur l’autorité des connaissances. Et pourtant, c’est cette simplicité même dans l’approche des monuments qui a souvent condamné sa propre contribution et forgé sa réputation de créateur rigoriste peu réjouissant. Erreur. Ne serait-ce que pour sa contribution au cinéma (10 réalisations à peine, parfois quelques montages et de rares apparitions), Brook, comme Orson Welles ou Peter Greenaway, est devenu un cap qui, jusqu’à la fin des années 1970, fut considéré comme un mont, un mythe vivant, une école en soi.


LE 20E SIÈCLE SELON BROOK

Né en 1925, Brook a traversé nombre de courants et théories sur l’Art théâtral. Il ne faut pas oublier qu’il débute au moment où le surréalisme suffoque, que Antonin Artaud déploie son « théâtre de la cruauté » – duquel le Britannique accusa réception de la dimension de transe – et que l’existentialisme approche de son zénith. Contemporain de Alan Ayckbourn (« Intimate Exchanges » et « Private Fears in Public Places », adaptés au cinéma par Alain Resnais sous les titres Smoking/No Smoking et Coeurs), il verra Harold Pinter éclore et marquer les années 1960.


Brook, inspiré entre temps du choc des idées de Jerzy Grotowski, Bertolt Brecht et Vsevolod Meyerhold, s’inspire de disciplines connexes comme la danse, l’art vocal, le cirque, le cabaret et la représentation à la japonaise lorsqu’il tourne The Beggar's Opera (1963) avec Laurence Olivier et surtout Lord of the Flies, 10 ans plus tard. La presse et les universitaires salueront rapidement sa compréhension des personnages du roman de William Golding sur une trentaine de gamins livrés à eux-mêmes sur une île suite à l’écrasement de leur avion, qui meubla sa direction naturaliste et behaviouriste des acteurs.


Déjà, quatre ans plus tard, Marat/Sade, ou « The Persecution and Assassination of Jean-Paul Marat as Performed by the Inmates of the Asylum of Charenton Under the Direction of the Marquis de Sade », d’après la pièce de Peter Weiss, confirme la voie à suivre, dans le discours – sur les relations entre le groupe et le pouvoir, le sacral et le brutal – comme la méthode, véritable guerre entre le confinement (presque insupportable) des acteurs, l’inclusion du spectateur dans l’espace de jeu et la mise en abîme. Comme si ce n’était pas assez, le film donne à Glenda Jackson sa première chance, montra un Patrick Magee plus inquiétant encore que dans A Clockwork Orange et offrit une des finales les plus stupéfiantes du cinéma britannique.


Son King Lear (1971), plus comprimé mais non moins abouti, témoigne de son passage au Royal Shakespeare Theatre et annonce à la fois son exil parisien pour fonder le Centre international de recherche théâtrale, où il mettra à exécution les théories de son essai « The Empty Space » sur le ‘théâtre immédiat’, l’inclusion des éléments extra-diégétiques d’une production et, ironiquement, sa hantise des formules.


Renouant ponctuellement avec les planches, Brook franchit huit ans plus tard le Rubicon du mysticisme avec Meetings with Remarkable Men, son adaptation d’un pan de l’autobiographie de G. I. Gurdjieff et ses expériences métaphysiques. Bien que lourdement sentencieux, le film présente un casting bigarré où fraient un Terence Stamp peu consentant, des prêcheurs et des danseurs. Cet ordre des choses prépare déjà la table pour The Mahabharata (1989), généralement considéré comme le pinacle de son art, un colossal film-somme où Brook parvient à entrelacer les multiples récits de l’anthologie du même nom et astreindre sa mise en scène de neuf heures en une minisérie de 360 minutes, avec le concours des coscénaristes Jean-Claude Carrière et Marie-Hélène Estienne.


Il ouvrit toutes grandes les vannes de ses penchants pour les castings multiethniques, le mysticisme, l’influence du groupe sur le caractère des personnages sous l’œil précieux du directeur photo William Lubtchansky, partenaire de Godard, Rivette, Doillon, Mocky, Garrel et plusieurs autres. Revenu au cinéma en 2002 avec « The Tragedy of Hamlet », le metteur en scène continue à écrire sur le théâtre et se fait filmer par son fils Simon dans le documentaire biographique « Brook by Brook », coproduit par les frères Dardenne la même année. Maintenant âgé de 82 ans, le prolifique créateur concentre ses énergies à l’opéra et la poursuite d’une représentation de proximité avec le public.


LES TOWNSHIPS, L’IDENTITÉ

Le plus naturellement du monde, Brook a retrouvé dans les déboires des personnages de « Sizwe Banzi est mort » – écrit dans les années 1970 – les fondements mêmes du théâtre immédiat qu’il chérit et transforme depuis plus de 30 ans. Nés dans les ghettos et le désespoir, les récits du théâtre sud-africain ont « une nature bien spécifique, ce qui en a émané dans le passé nous touche tout autant aujourd’hui par l’exactitude de sa magnifique dérision, hélas prémonitoire », selon le metteur en scène.


Habib Dembélé et Pitcho Womba Konga, deux acteurs performeurs, incarnent une demi-douzaine de ces hommes noirs avec comme seul costume la couleur de leur peau, identité collective plus forte que la multitude des expériences passées d’un contrôle policier à l’autre. Avec agilité et souplesse, Habib Dembélé vole le show dès sa première réplique, s’adressant directement au public, seul, après entré en douce sur scène comme si le spectacle avait été annulé. Il prendra tantôt les traits de Styles, ouvrier à la chaîne chez Ford ayant troqué sa salopette pour un sarrau de photographe, puis Buntu, un parvenu, et un clochard par la suite. Le ton est léger, les anecdotes fusent, le jeu physique du félin Dembélé est porteur de charme et d’assurance, sentiment qui sera miné par l’arrivée, près de 30 minutes plus tard – la pièce en compte à peine 45 de plus ! – de Pitcho Womba Konga, un roc aux yeux vitreux et aux pieds lourds, incapable de transcender sa condition, qui le force à quitter son patelin et dérober la carte d’identité d’un cadavre traînant dans la rue pour pouvoir travailler.


Entre deux airs de jazz cool, les deux comédiens enchaînent les situations, les tons et les intentions au milieu d’un lieu étrange, une scène complètement dépossédée de ses coulisses et de ses murs, relevée de rideaux sur les murs, de matériel d’usine ici et là et de quelques accessoires domestiques. La mise en abîme entre le jeu, l’incarnation et l’acte de voir est totale, offrant tout le champ possible aux dialogues limpides et lapidaires des trois auteurs, traduits ici par Marie-Hélène Estienne, fidèle assistante de Brook et de son CICT depuis 1977.


C’est précisément dans ce contraste entre cette dépossession spatiale et matérielle en regard avec le minimum de moyens employés par les comédiens pour passer d’un personnage à l’autre que le texte prend tout son sens, que l’humour devient malaise à mesure que la distance entre le malheur et nous s’estompe. Plus que jamais ici, le théâtre demeure pour Brook un laboratoire où de nouvelles relations physiques naissent entre l’énergie, le mouvement et les interactions entre les comédiens. Même le texte, soustrait de réel climax, offre toute la place au spectateur, non plus strict témoin, car engagé dans une représentation de son propre monde, sa propre cruauté et des repères vitaux que lui procurent la foi en son identité.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "Familia"

Familia
de
Louise Archambault
2006

Paru dans la revue Séquences


Louise Archambault avait fait sensation en 1999 avec le court-métrage « Atomic Saké », bardé de prix, en plus d’officier comme designer sur les costumes d’Un crabe dans la tête, réalisé par son conjoint André Turpin. Pas étonnant que celui-ci lui retourne la pareille en tenant la caméra dans Familia, le premier long d’Archambault. Les festivaliers à Locarno et Toronto lui ont réservé un accueil chaleureux et la chose devrait se reproduire dans les salles québécoises.


Avec humour et tendresse, la cinéaste plonge tête première dans le panier de linge sale d’amies à la filialité quasi-fataliste. Que voulez-vous, elles ne sont pas capables de se blairer, Michèle et Janine, surtout pas lorsque la première, joueuse compulsive, vient occuper les quartiers cossus de la seconde, décoratrice en mal d’amies et de mari, et dont la toute jeune adolescente se plait à la comparer à un certain Führer. Au jeu du couple mal assorti, difficile de faire pire, tant le film fait la part belle aux séquences antagonistes en prenant soin de les achever par un nombre considérable de pardons/minute. Archambault, comme Picard et Vallée, milite pour voir plus de rapprochements à l’écran et entendre des « Je t’aime » comme jamais auparavant, ce qui n’est pas pour déplaire.


Là où il devient plus difficile de chérir Familia, c’est étonnamment dans sa distribution – hormis Paul Savoie et Micheline Lanctôt difficile de croire dans le jeu plaqué des jeunes comédiens, et encore moins dans celui de Sylvie Moreau, qui peine elle-même à nuancer ses interprétations d’un rôle à l’autre – et le rôle explicatif des dialogues, souvent encombrants et peu sentis. Archambault sait toutefois comment s’y prendre pour dynamiser un scénario quelque peu convenu et dénote assez de jugement pour régler sur le mode inclusif un divertissement au féminin.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "Dave Chappelle’s Block Party"

Dave Chappelle’s Block Party
de Michel Gondry
2006

Paru dans la revue Séquences


Que Michel Gondry s’associe avec des musiciens, cela va presque de soi. Qu’il le fasse avec un humoriste, on est déjà plus surpris. Dans le cadre d’un documentaire de surcroît, on n’est plus loin de l’étonnement béat. Chassons nos préconceptions contre les happenings forcés et les spectacles sur grand écran, car Block Party possède tous les atouts pour enrayer la déprime et même rendre le hip hop plus comestible. Au centre de cette entreprise mégalo trône Dave Chappelle, roi de la chaîne payante Comedy Central et humoriste multimillionnaire.


Disséminant ses apparitions publiques et professionnelles depuis son bris de contrat avec les producteurs du « Dave Chappelle’s Show », ce grand Afro-américain aux habits décontractés et à la langue sale voulait monter un événement qui rendrait hommage aux réunions improvisées dans les ghettos entre entertainers de tous horizons durant les années 1970. Le film se fait à la fois la chronique de la préparation du spectacle gratuit du 18 septembre 2004 sur un coin de rue du Bronx, de l’enchaînement des performances et de la fraternisation entre les artistes dans les coulisses érigées à même une garderie adjacente à la scène temporaire.


Avec une bonne humeur contagieuse, Chappelle a visité quelques jours auparavant son bled natal en Ohio en offrant à qui le voulait bien des forfaits tout-compris pour se rendre à New York et assister au spectacle. Il convainc quelques citoyens et la fanfare scolaire de l’endroit avant d’investir le Bronx et se familiariser avec les habitants du coin, dont un couple de vieux excentriques rénovant une église et la directrice d’une garderie multiculturelle. Pour un, Chappelle dénote la rare vertu de mettre son ego et sa notoriété au service des autres, tout comme Gondry, qui utilise toute son astuce esthétique au montage pour honorer les acteurs d’une aventure inattendue et enlevante par moments.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "Cache-cache"

Cache-cache
de Yves Caumon
2006

Paru dans la revue Séquences


Un rêve, un conte, une fantaisie : Cache-cache séduit sans embêter ni rendre bêta. Il n’est ni Amélie Poulain, ni Beetlejuice, mais sait se tenir tout seul, comme un grand. Malgré certaines redondances, le second long métrage de Yves Caumon (Amour d’enfance) rend heureux.


Quelque part à la campagne, une famille emménage dans une ferme abandonnée. Quelques objets disparus plus tard, le petit clan soupçonne une présence extérieure qui connaîtrait parfaitement les lieux. Un fantôme… pas celui qui fait payer les touristes de sa machette, ni l’autre amusé par l’effroi qu’il provoque : ce fantôme-là n’a en tête que le jeu. Naturellement, ce sont Aurore et Arthur, les enfants du couple, qui alertent les autres de sa présence.


Puis à son tour Caroline, la matriarche fière et souriante, lors de la disparition du chien Zazou. Le père, énervé à l’idée d’exercer son métier de dentiste sur de nouvelles caries locales, n’attache pas d’importance au petit branle-bas que subit son ménage. La question devient incontournable : est-ce que Raymond, fils des anciens propriétaires, est décédé ou se cache-t-il au fond du vieux puits dans la cour, celle où il jouait il y a plus de trente ans ?


Le ton de Cache-cache est celui de la comédie. Reléguant aux tiroirs les quiproquos et autres ressorts humoristiques convenus, le scénario de Caumon et d’Emmanuelle Jacob fleure bon les trouvailles visuelles à la manière d’un film muet. Pour une fois que la fantaisie ne verse pas dans la mièvrerie, le film s’apparente néanmoins à une comédie de situations longue durée. La trame progresse toutefois sans jamais avoir à justifier ses (quelques) virages ou venir tout encombrer de discours ou de bons sentiments : les personnages existent pour l’intrigue, et non l’inverse.


Pas de commentaires sur les citadins, les campagnards ne sont pas tous des arriérés, le plaisir se cache tout entier dans les prés. Lucia Sanchez, vue dans Carnages et Sitcom, compose une mère comme en rêverait Ariane Ascaride. Mais, surtout, la photo de la Québécoise Josée Deshaies et la direction artistique de Jacques Bufnoir font des merveilles avec des objets ménagers dont on ne soupçonnait pas la poésie.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "Everything’s Gone Green"

Everything’s Gone Green
de Paul Fox
2007

Paru dans la revue Séquences


Va-t-on voir un film en vertu de sa nationalité ? C’est peut-être le réflexe que nos institutions voudraient nous voir adopter, malgré le fait que le cinéma n’est pas affaire de diversité culturelle, mais bien de diversité d’expression. Voilà exactement où pèche Everything’s Gone Green et son acteur principal Paulo Costanzo, réponses rouges et blanches à Garden State et Zach Braff. Le Canada est-il en retard à ce point sur le cinéma indie américain ?


Paul Fox (The Dark Hours) croyait peut-être avoir touché le gros lot en héritant du premier script original destiné au cinéma de Douglas Coupland, l’auteur (canadien) qui fit entrer le terme « Génération X » dans la culture populaire en 1991. Mauvais timing pour le natif de Colombie-Britannique, alors que l’imagerie slacker propre à cette époque n’évoque plus grand-chose aujourd’hui, sinon l’impression ternie que toute critique de la banlieue se résume à son incontournable galerie de mésadaptés.


Ryan, sans copine et sans le sou, pourrait consacrer ses temps libres à mépriser son vieux frère consumériste et ses parents en mal de concours, mais décide de vivre à plein sa vie de jeune adulte désabusé en se farcissant un emploi ridicule, un patron à la formule facile et le petit ami magouilleur de Ming, qu’il flirte paresseusement. Il n’est qu’un autre héritier de Ferris Bueller, panache en moins.


Passent encore les répliques tombant à plat et la mise en scène mal assumée : toute la personnalité du film tient dans sa quincaillerie à faire rougir Sheila Copps composée d’une bande sonore toute canadienne (Black Mountain, Sloan), de drapeaux à feuille d’érable, de communautés asiatiques insérés pour leur seul apport caricatural et d’innombrables plans d’ensemble de la région de Vancouver. Canada 4, cinéma 0.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Atlas du cinéma 2007 - Québec

QUÉBEC
Atlas du cinéma

2007
Paru dans les Cahiers du Cinéma


Nouvelles figures comptables


Il était difficile, voire impossible, de répéter l’exceptionnelle tenue du cinéma québécois de 2005 l’année suivante. Du taux record de 18,2 %, la part de marché de la production provinciale a fondu à 11,7 % par la présence d’une seule locomotive et de quelques wagons dégarnis.


La relative popularité des films québécois des dernières années a engendré une escalade des budgets culminant l’an dernier sur un mécontentement à propos des largesses du programme de soutien gouvernemental. Si 2005 fut l’année d’une saga entre les festivals montréalais, on retiendra de 2006 la crise de financement qui divisa producteurs-vedettes et réalisateurs soucieux d’une attribution plus démocratique des soutiens de l’État. Un fonds discrétionnaire provincial de 10 M$ vint calmer les esprits et assurer in extremis au cinéma québécois une présence significative sur les écrans locaux.


Les films métissés tinrent le haut du pavé en 2006, Bon Cop Bad Cop en tête. Modèle réduit des duos antagonistes américains, le film bilingue de Érik Canuel, tirant profit des clichés entretenus entre Québécois et Anglo-Canadiens, a enregistré plus de 12 M$ au terme de sa sortie pancanadienne, battant un record national vieux de 1982.


Bon Cop Bad Cop constitue l’aboutissement de la récente politique de performance mise sur pied par l’investisseur culturel Téléfilm Canada, dont la mesure maîtresse des ‘enveloppes à la performance’ profite principalement à une demi-douzaine de sociétés québécoises, capables de démarrer des projets refusés dans les volets réguliers de Téléfilm grâce à ces boni cumulés. Ce fut le cas de Roméo et Juliette de Yves Desgagnés, financé par l’incontournable Denise Robert et devenu un demi-succès de distribution à défaut de convaincre les fans de Jeanne Moreau, perdue dans un décor publicisé pour la génération MP3.


Car 2006 signala aussi le retour des castings internationaux sur les affiches québécoises. Coproduit avec la Belgique, Congorama de Philippe Falardeau s’est démarqué de la production annuelle par son ton ludique et ses savoureuses performances d’acteurs – Olivier Gourmet en tête – malgré un récit d’une trébuchante complexité. De son côté, l’acteur français Michel Muller n’a pu dégager Guide de la petite vengeance des excès d’une production formatée pour reproduire le succès de La grande séduction, malgré la réunion des principaux artisans de la réussite multimillionnaire de 2003 et un budget outrageusement confortable.


S’abreuvant aux frères Coen, Sur la trace d'Igor Rizzi, le premier film crâne et ultra-référencé du cinéaste d’origine française Noël Mitrani, força l’admiration parmi la critique. Repéré par Venise et Toronto, ce film autoproduit avec une poignée de redevances placées sur un compte en épargne rendit hommage à l’hiver québécois avec un humour décalé tout en permettant à Laurent Lucas, qui partage son loyer entre Montréal et Paris, de consolider sa présence dans le nouveau cinéma indépendant québécois.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "The Three Burials of Melquiades Estrada"

The Three Burials of Melquiades Estrada
de
Tommy Lee Jones
2006

Paru dans la revue Séquences


Je pars à cheval avec Tommy Lee


Tommy Lee Jones a le visage buriné d’un cowboy, l’accent nasillard et la patate chaude du parler cowboy, la nonchalance et l’autorité d’un cowboy. O.K., l’homme vient du Texas et pourrait se substituer à n’importe quel ranger du coin sans jurer avec le décor et la profession : le gaillard était destiné à chausser les éperons au cinéma un jour ou l’autre. À son passe-temps de comédien (Jones gère aussi un ranch), l’ancien coloc d’Al Gore porte également le chapeau de cinéaste dans The Three Burials of Melquiades Estrada (3BME), sa première réalisation pour le grand écran (The Good Old Boys, son crédit initial derrière la caméra dix ans plus tôt, était une production télé). Après avoir perdu le bonhomme dans d’innombrables films au succès relatif, le guerrier a hérité des meilleures conditions possibles pour sortir de son repos.


3BME ressemble à un western, goûte le western mais donne beaucoup plus que ce que le genre a à offrir. Oublions pour un instant que le drame se passe près du Rio Grande, oublions aussi qu’une ballade à cheval et qu’une fusillade font partie de l’itinéraire : le film baigne tout entier dans une atmosphère de funérailles et d’un temps révolu, LES sources inaltérables où s’abreuvent les plus grandes œuvres du genre. Plutôt que de verser dans la nostalgie ou le bête revival, 3BME incarne un western nouveau genre, conscient de ses mythes comme de ses tics, libre et oxygénant dans ses limites, même si son propos chevauche de près celui de The Border (1982) du grand Tony Richardson.


Récit à la linéarité chambardée, 3BME raconte un pas en avant, deux en arrière, le chemin de croix d’un vieux cowboy voulant respecter la promesse de son ami défunt. Le Melquiades Estrada du titre est l’un des milliers de travailleurs clandestins qui ont fui l’aridité du chômage mexicain dans l’espoir de gagner quelques dollars américains sans devoir saluer les douaniers. Rapidement, on apprend que les citoyens texans tolèrent plus cette main-d’œuvre bon marché que les patrouilleurs frontaliers. Estrada travaillait depuis quelques temps à l’ombre d’un rancher de Van Horn, dans l’Ouest de l’État, où il s’est lié d’amitié avec Pete (Lee Jones), vieux jobber célibataire porté sur la bouteille et les femmes mûres.


Pete se lie d’amitié avec Melquiades, il aime sa franchise et a intégré sa culture. Lorsque son cadavre est retrouvé en bordure d’un enclos de vaches près de la frontière abattu par un patrouilleur frontalier, Pete voit rouge et se met en tête de trouver le coupable. Mike arrive de Cincinnati avec sa jeune épouse, il vient de dénicher un emploi au Texas et emménage dans une maison mobile. Incapable de sensibilité, Mike surveille la frontière en portant fièrement et sans questions son badge des forces de l’ordre nationale. Comme rien n’est plus difficile que de distinguer un latino d’un immigrant illégal mexicain, Mike tire sur tout ce qui bouge dans le bout du no man’s land dont il assume la rétention. Ce jour-là, Melquiades a bougé, Mike a tiré, Pete a pleuré. La rumeur donne Mike comme coupable, Pete ira vérifier de visu et kidnapper le ranger, qui avoue le crime par négligence. Pete veut plus et force son compagnon d’infortune à l’accompagner dans le village où vivait Melquiades, suivant sa demande à être enterré près de sa femme et de ses enfants. Mais se pourrait-il qu’il y ait erreur sur la destination?


Alternant flashbacks et flashfowards, 3BME montre partout les allitérations dramatiques propres à Guillermo Arriaga, dont le 21 Grams pourrait bien en être la matrice. Contrairement à son prédécesseur, le film de T. L. Jones met l’emphase sur l’instinct, les valeurs et le rapport au territoire plus qu’il ne repose sur une quelques gimmick temporelle, ce qui laisse toute la place à l’interprétation et à la réalisation. Et quelle réalisation! Pour un coin de pays jugé infilmable, la caméra de Chris Menges a trouvé des éclairages naturels à couper le souffle, spécialement à la brunante, éblouissante et infinie. Le cadre, simple et inventif, scelle les scènes comme de vraies compositions. Avec l’humour et la tendresse propre aux hommes de peu de mots, 3BME remet en selle le western et donne par le fait même à T. L. Jones son plus beau rôle à ce jour. De la belle besogne de vieux routier.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "Flandres"

Flandres
de
Bruno Dumont
2007

Paru dans la revue Séquences


Bienheureux soient les pauvres de cœur…


Bruno Dumont en terrain connu. La Flandre française, ses vallons trempés et ses nuages presque à portée de main étaient déjà à découvert dans La vie de Jésus et L’humanité. Les flancs venteux de ces paysages affligés abritent toujours le même type de survivants, dont les plus lucides ne sont pas toujours ceux qui prennent le large. Dumont s’incruste comme jamais dans ce bout de pays retiré et observe ceux qui restent, qui endurent et dont la désolation s’extériorise de la manière la plus dépossédée qui soit. Les déserteurs auront beau s’engager dans l’armée, ils ne trouveront au front que carnage et damnation.


Film en deux temps dans deux espaces, Flandres résume peut-être la courte filmographie du cinéaste, qui se fait plus que jamais miroir de l’ordinaire insupportable. Choquant, Bruno Dumont? Voilà un euphémisme bien réducteur. Peut-on vraiment dénaturer l’âpreté de la manière pour adoucir des mœurs régies à la fois par l’isolement et la promiscuité? Taxée de complaisant et nihiliste, son corpus est effectivement taillé dans le même chantier d’une pierre à l’autre, et pour cause : en filmant presque toujours le même coin de pays, Dumont ne filme que de plus près encore la difficulté d’être et d’habiter à la merci de l’oubli.


Peu de personnages dans le cinéma français incarnent autant la géographie et l’économie de leur environnement immédiat que ceux décryptés par la caméra de Bruno Dumont. Flandres résume à sa manière les trois films précédents de Dumont; mi-clocher, mi-désert, son dernier film constitue à la fois l’aboutissement de son esthétique du désoeuvrement rural et l’écueil d’une approche dont on aperçoit déjà les limites.


Le terrain couvert par Flandres correspond moins aux frontières franco-néerlandaises implicites du titre qu’aux états émotionnels partagés par les partants et les revenants dont Barbe et Demester sont ici les funestes correspondants. La jeune et belle Barbe offre son corps à ses voisins comme d’autres leurs talents contre de quoi se payer à peine des clopes. Demester, son ami d’enfance, sorte de Lennie Small du village, tire un dernier coup avec Barbe avant d’être mobilisé entre des tranchées au Moyen-Orient.


Mais Barbe peut aussi bien se taper Blondel, le collègue de régiment de Demester, ou d’autres paysans de Bailleul en l’absence de ses Beaux : sans attentes ni attaches, Barbe subit le temps qui passe et ressent peu de choses. Une fois arrivé dans un désert avec d’autres troupiers, Demester entend les balles et participe à la torture autour de lui. Si Blondel tombe au combat, Demester s’en tire à force de lâcheté. De retour au pays sans tambours ni médailles, le géant dyslexique peine à reprendre contact avec l’existence mortifiée d’une bourgade pourtant bien vivante et à l’abri de la terreur. Peut-on se décharger de sa violence à travers l’ennui?


Passivité est le maître mot de Flandres, au sens d’endurance, d’abandon, de dégradation. Le trio principal, comme Briche, Leclercq ou Mordac, va où le vent veut bien les mener. Aux fermiers de la première partie, Dumont contraste avec les troupeaux de la seconde, ces bataillons déboussolés dès que s’est ouverte trop grande la porte de leur enclos. Forces de la nature, Demestre et ses compagnons beuglent et bougent comme des bêtes, tantôt au repos, tantôt traquées.


À une séquence de viol collectif auquel Demestre ne participe pas, la victime le pointe du doigt comme celui qui n’aura rien fait, ni pour accélérer, ni pour arrêter la brutalité de ses frères d’arme. Plus tard, Demestre massacrera une famille innocente après avoir échappé de justesse à sa propre mort, laissant Bondel derrière lui à une fin tragique. Ce sera le seul acte que Demestre aura commis de son propre chef durant tout le film. On ne saura jamais si le remords et l’impulsion ont habité le gaillard lorsqu’il a joué du couteau. Tuer est peut-être plus facile que survivre.


Dumont, en cinéaste bien de son temps, ne s’encombre d’aucun existentialisme et se contente de circonscrire ses sujets dans un mouvement dont ils ne saisissent ni le pourquoi, ni la portée. Étrangement, une lucidité semble émaner de la pauvreté de ces quotidiens, comme si Blondel et ses compatriotes s’étaient résolus à affronter l’horreur des autres pour occuper autant que possible la morosité de leur jeunesse. Même si la rédemption forcée de Barbe et Demester du final sonne faux, Dumont nous force à croire qu’un choc pourra toujours secouer l’engourdissement et la désillusion.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "Lady Chatterley"

Lady Chatterley
de
Pascale Ferran
2007

Paru dans la revue Séquences


Le sexe est la vertu de l’amour


Il existe peu de récits aussi passe-partout que celui de Lady Chatterley. Cette histoire de passion interdite entre une bourgeoise mal mariée et le garde-chasse de son domaine peut emprunter d’innombrables tangentes, plus ou moins heureuses : le stupre de l’affaire mènera à un porno bien salace, ses rendez-vous secrets alimenteront la plus romantique des idylles, le métissage des classes ferait éclore le plus éclairant des drames sociaux, ses assises industrielles préparent la table pour une éducative peinture des mœurs et des bouleversements historiques, et combien d’autres possibilités encore.


La cinéaste Pascale Ferran a opté pour la voie du centre : charnelle, incarnée, minutieusement charpentée et un brin naturaliste, son adaptation du roman de D.H. Lawrence affiche un classicisme cohérent, de bon goût, qui pourrait facilement passer pour la version définitive de ce monument de la littérature anglaise. Voilà une œuvre bien de son temps, à une époque où les péplums et la dentelle font un retour aussi triomphant qu’inopiné sur les écrans, où la rigueur des formalistes à la mode épouse parfaitement les films ‘en costumes’, où Gabrielle, Marie Antoinette, et maintenant cette Lady Chatterley sont les nouveaux prénoms d’un idéal romantique féminin à la manière des starlettes iconiques des magazine de beauté.


Or il faut voir cette adaptation, exquise de délicatesses et de manières puisse-t-elle être, comme une interprétation étroitement française d’un drame dont les perversions toutes britanniques auraient été sciemment édulcorées. Le Prix Louis-Delluc, qui l’a tardivement consacré (présent à Berlin plusieurs mois après sa sortie en France) est éloquent à cet égard : le travestissement de ce récit outre-Manche en roman de la rose, sans rien enlever des qualités de son incarnation française, esquive l’esprit de l’œuvre originale.


Il est bon se rappeler que D.H. Lawrence, fils de minier et écrivain presque anti-moderne, a écrit Lady Chatterley’s Lover (« l’amant » est absent du titre français) à l’encre noire et sulfureuse, en faisant de la répression de cette épouse délaissée le moteur de son éclosion à l’extérieur du nid marital, alors que Ferran dépeint ni plus ni moins la Dame Chatterley comme un être infantilisé soumise à une vertu accommodante.


Cloîtrée dans son domaine, Constance Chatterley occupe tant bien que mal ses jours loin de Clifford, son mari accaparé par les affaires de sa compagnie d’exploitation minière, bien représentative du premier boom industriel au Royaume-Uni. Confiné à une chaise roulante, Clifford ne peut honorer son épouse d’une descendance. À l’autre bout du domaine, Parkin entretient un refuge et construit des enclos loin de ses patrons. Tardivement, Constance tombe sous le charme de son installation, puis, sans crier gare, des attributs de son garde-chasse. Leur nouvelle intimité est empreinte d’innocence plus que de véritable passion, jusqu’à ce que les amants se mettent à rêver d’un confort durable bien à eux à l’extérieur du domaine.


Paru en France 30 ans avant sa publication en Angleterre, le roman de Lawrence, qui devait s’intituler Tenderness en premier lieu, diffère en plusieurs points de l’adaptation de Ferran. Exit la grossesse hors mariage de Lady Chatterley, tout comme le langage cru des rapports sexuels : la relation entre Parkin (nommé Oliver Mellors dans le roman) ne se limite qu’à une suite d’éclaircies sentimentales entre deux individus dont on aurait retiré toute conscience et tout remords face à l’interdit de leur union.


Aux « fuck » parsemant les descriptions de Lawrence, la cinéaste maintient une bienséance et une courtoise indéfectibles durant les coïts répétés entre la patronne et son employé. Ferran préfère visiblement le comportement à l’émotion, la dynamique à la politique, le vraisemblable à l’historique, ce qui confère une force intemporelle à son film, accompagné d’une distanciation appliquée somme toute frustrante. Si on devient rapidement familier avec les corps de Constance et Parkin, on ne parviendra jamais à percer leurs pulsions, et encore moins leur âme.


On sort néanmoins de Lady Chatterley comme d’un rêve, avec l’envie d’y replonger rapidement et côtoyer à nouveau Marina Hands, l’interprète du rôle-titre, sa courtoisie et sa séduisante candeur. Il fait également bon de revoir Hippolyte Girardot au cinéma après une trop longue pause et fréquenter le décor de ces jeux interdits habillé d’une chatoyante lumière par Julien Hirsch, un habitué de Téchiné et Godard.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "In the Darkness of the Night"

In the Darkness of the Night
de Joao Canijo
2005
Paru dans la revue Séquences


Tragédie grecque à la portugaise


Le parcours de In the Darkness of the Night (Noite Escura) peut indiquer la cote d’amour/haine que le second film du Portuguais Joao Canijo a recueilli vers le haut comme le bas des cercles cinéphiles. Après une initiation canon à la section Un certain regard à Cannes en 2004 (!), le film a erré de festivals en festivals et n’a pu bénéficier de sorties commerciales autrement qu’en ses terres et en France. Difficile d’accès, glauque à souhait, maniéré et jusqu’au-boutiste, il n’en demeure pas moins que In the Darkness of the Night fut choisi pour représenter le Portugal aux Oscars 2006.


Aussi hystérique et provocateur que son compatriote Odete de João Pedro Rofrigues, le film de Canijo n’utilise pas moins la grammaire expressive et l’approche confrontante qu’appelait sans doute cette relecture contemporaine du mythe antique de d’Iphigénie, cette jeune fille sacrifiée aux dieux par un père infanticide et aimant. Canijo voulait exposer les échos de cette tragédie au cœur de la pièce d’Euripide dans le Portugal des malfrats modernes, loin des pactes de sang d’antan, où la famille est devenue une monnaie d’échang et où la réputation d’un établissement prévaut sur la dignité filiale.


Au beau milieu de la province portugaise se dresse le repaire de tous les vices, le ‘Nuit noire’, un « bar à hôtesses » géré comme une entreprise intergénérationnelle par les Pinto, une famille tout sauf réglo. Tandis que le père Nelson assure la gérance, la mère met les clients à l’aise et leurs deux filles bossent dans l’ombre. Sonia, la plus jeune, s’est mise en tête de devenir une chanteuse célèbre et tente d’imposer son premier tour de chant à sa sœur aînée, femme amère et possessive qui lui renvoie constamment au visage sa naïveté. Durant une nuit d’hiver, un gang de mafiosi russes débarque au bar et réclame au propriétaire les arriérages de son commerce.


Après avoir égorgé une des hôtesses de l’endroit, les Russes menacent le tenancier de conséquences plus brutales s’il ne leur cède pas les « services » de sa fille cadette, qu’ils souhaitent ramener et exploiter en Russie. Contraint de répondre à leur exigence, Nelson fait miroiter à la promise une entente avec un influent impresario à Lisbonne pour convaincre celle-ci de suivre les Russes. Mais la grande sœur, qui a découvert les problèmes financiers de son père, se porte volontaire pour remplacer Sonia auprès des malfrats (tragédie, qu’on vous disait…). La conclusion sera funeste et sanglante, bien entendu.


D’une certaine manière, on peut rapprocher le malheur et le désoeuvrement moral de In the Darkness of the Night à ceux de L’enfant des Dardenne; dans des style complètement opposés, ces films parlent tous deux de la désintégration quasi-complète de la cellule familiale alors que les pères n’hésitent pas à échanger ou vendre leur progéniture. Le trafic, la prostitution, le jeu sont les nouveaux territoires que partagent les membres d’une famille quitte à trahir en cours de route la fidélité de leurs proches. Quant à l’amour, il ne trouve sa place dans cet univers malsain et désarticulé que derrière les portes closes, s’accompagne toujours d’une bonne dose de chantage et n’existe que pour calmer le jeu entre les disputes et les menaces.


Avec une assurance certaine, Joao Canijo a inséré des éléments modernes en respectant le classicisme de l’architecture grecque : si quelques ellipses contredisent l’unité de temps, celles de lieu et d’action s’entremêlent et se répondent parfaitement avec de longs et agiles plans-séquences qui couvrent le bar à hôtesses de la cave au grenier en privilégiant les coulisses et les salles de storage – malgré ses nombreux recoins, aucune issue et aucun secours ne sont possibles au ‘Nuit noire’, visite complète du directeur photo à l’appui.


D’un néon à l’autre, tout le plateau croule sous les éclats saturés de rose, de rouge et de jaune soulignant le kitsch, la fantaisie et le surréalisme de l’endroit. Sensées charmer les visiteurs, les tonalités tonitruantes du ‘Nuit noire’ hypnotisent les sens et rendent les lieux oppressants. Oui c’est malsain, oui c’est grossier par moment – les tragédies ne le sont-elles pas toutes devenues un peu aujourd’hui? – et l’affirmation esthétique emboîte souvent le pas sur le récit. Contrairement au Tiresias de Bertrand Bonello, In the Darkness of the Night n’hésite pas non plus à s’appuyer sur l’imagerie des mythologies modernes (ici les casino, les gangsters à la Scorcese) pour injecter du sang neuf aux tragédie d’antan. Mais qui se soucie encore d’être grotesque lorsqu’il se débat en enfer?


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Critique "A Killer Life"

A Killer Life
de Catherine Vachon et Austin Bunn

2006
Paru dans la revue Séquences

Le sous-titre de la seconde autobiographie de la Catherine Vachon, « Comment une productrice indépendante a survécu aux ententes et aux désastres au-delà de Hollywood » traduit bien le ton de cet ouvrage ambivalent, déchiré entre le désir d’informer, de divertir et de simplement en mettre plein la vue.


Lesbienne assumée, productrice des films les plus affranchis de l’Âge d’or des années ‘indies’ (1989-1998) aux États-Unis, travailleuse acharnée, Christine Vachon possède une feuille de route faisant la part belle aux réalisateurs débutants les plus prometteurs (Todd Haynes, Kimberley Pierce, Mark Romanek, Mary Harron), aux photographes dilettantes (Larry Clark, Cindy Sherman), aux acteurs-auteurs (John Cameron Mitchell, Ethan Hawke, Tim Blake Nelson) et aux vieux routiers buissonniers (Robert Altman, John Waters).


Complément et prolongement de sa première autobiographie Shooting to Kill parue en 1998 (et co-écrite avec David Edelstein), A Killer Life raconte entre l’anecdote et l’auto-citation le parcours d’une femme de terrain, pour qui convaincre et vendre relève autant de la tâche platement quotidienne ou de l’exploit familier que de la nécessité superstitieuse. Son livre abonde de commentaire sans détours sur les réalités d’une profession ingrate, épuisante et profondément gratifiante.


De son enfance dans les recoins de New York à la lumière d’un père photographe mort prématurément, Vachon ne s’épanchera pas longtemps, préférant s’attarder sur ses pulsions juvéniles de cinéma, ses premiers pas derrière la caméra et de sa rencontre déterminante avec Todd Haynes, qu’elle aidera d’abord par amitié à produire Poison, un succès inattendu sur les écrans marginaux américains. La plume de Vachon confirme une professionnelle pragmatique, réaliste et dévouée, dont les films furent mis au monde en jouant des forceps après plusieurs fausses couches.


La chronologie professionnelle de A Killer Life prend quelques pauses le temps de comptes-rendus détaillés sur des moments décisifs, comme l’appel devant la MPAA contre la cote NC-17 attribuée à Boys Don’t Cry, la course aux rendez-vous à Cannes ou les aléas de la production de Infamous au moment ou Capote, un projet rival sur l’auteur de In Cold Blood, triomphe dans les remises de prix.


Destiné autant aux cinéphiles qu’aux étudiants en production, A Killer Life dénote tantôt un académisme traîne-pieds, plus loin un appel au glamour inattendu, mais possède un sens du drame de dernière minute et du suspense insoutenable tout à fait à propos dans le rappel de ses péripéties les plus épiques et ses négociations de longue haleine. Il serait toutefois hasardeux de considérer cet ouvrage comme une référence pertinente aux apprentis producteurs, ne serait-ce qu’en raison des limites de son universalité (peu de films sont financés par des fonds privés à l’extérieur des États-Unis) et de la péremption de son approche, alors que la pratique se métamorphose rapidement chez la jeune génération d’indépendants.


New York: Simon & Schuster, 2006, 277 pages


© 2007 Charles-Stéphane Roy

"Everybody’s Welles pour tous"

Everybody’s Welles pour tous
de Patrice Dubois et Martin Labrecque
2006
Paru dans la revue Séquences


Welles en anglais sur la scène


En 2003, le comédien et dramaturge Patrice Dubois et son complice Martin Labrecque ont créé pour la compagnie de théâtre Pas à Pas la pièce Everybody’s Welles pour tous, « docudrame théâtral » dans lequel un conférencier timide expliquait à une classe imaginaire son amour pour l’auteur visionnaire de Citizen Kane. À travers une mise en scène multimédia, cet astucieux faux one-man show truffé des répliques de films, de Shakespeare, du contexte politique, de Roosevelt, du MacCarthysme comme de citations de Françoise Sagan et de Jean Cocteau pose des marques et quelques lapins sur une époque, une œuvre et plusieurs anecdotes autour de la vie de Welles. Les fondus au noir ou le carré blanc d’un projecteur de diapositives cadrant une image au milieu de la scène assombrie sont de vraies trouvailles scéniques et relèvent directement du langage cinématographique.


Dubois et Labrecque ont repris la pièce en anglais au mois de mars au théâtre Leanor & Alvin Segal du centre Saidye Bronfman dans une traduction de Maureen LaBonté. Après 80 représentations de Everybody’s Welles pour tous, la pièce rend toujours avec émotion et créativité la couleur du personnage et ses excès. Séquences a rencontré Dubois dans sa loge entre deux représentations.


Quelle est la genèse de ce projet ?

« L’idée est née de ma collaboration avec Martin [Labrecque], qui travaillait comme éclairagiste sur un spectacle dans lequel je jouais. Lors de nos conversations, nous nous sommes vite rendus compte qu’on partageait une passion pour Orson Welles ; moi c’était plus Welles l’acteur et le metteur en scène qui me fascinaient, tandis que pour Martin, c’était le technicien, l’éclairagiste. Incidemment, Welles fut le premier à mettre côte à côte sur un panneau générique le nom d’un réalisateur et celui de son directeur photo Gregg Toland [sur Citizen Kane en 1941]. Cette alliance entre la réalisation et l’éclairage nous a incité à collaborer dans le même esprit.»


La perception anglophone et francophone de l’œuvre de Welles est-elle différente ? L’adaptation de la pièce pour ces deux cultures a-t-elle engendré la même réaction ?

« On avait l’intention dès l’écriture de la version française de la traduire éventuellement en Anglais, on trouvait que le sujet se rapprochait de cette culture. Puis, de manière spontanée, Maureen LaBonté nous a appelé après une représentation pour nous offrir de traduire la pièce en anglais. Ça a nécessité quelques sessions de travail parce qu’il a fallu adapter certains aspects du texte.


Pour ce qui est de l’écoute, les publics francophones et anglophones ne réagissent pas de la même manière durant une représentation de la pièce : les Anglophones se sont plus appropriés son œuvre, ils connaissent sa vie, tout ce qui gravitait autour de lui, le Mercury Theatre, John Haussman, Joseph Cotten – tout ça fait partie de leur culture. Dans ma recherche, j’ai voulu que le show soit imprégné des thèmes et des références à sa vie. Et dans tout cet amalgame de références visuelles et textuelles, le public anglophone saisit et distingue plus naturellement ces citations. »


Welles s’attaquait aux mythes comme Don Quichotte, Hamlet ou Jules César avant d’en devenir un lui-même. Vous êtes-vous sentis dans l’ombre d’un géant ?

«Welles plagiait et s’appropriait constamment des genres, et j’ai pu le faire moi-même de par mon sujet mais aussi par le contexte de la pièce, qui se déroule durant une conférence devant un tableau noir, un panneau et un lutrin. Il fallait ratisser assez large, être très méticuleux dans les détails pour contenter les spécialistes de Welles mais aussi amener toute cette masse d’information ailleurs. C’est un personnage immense, et son mystère ne s’est véritablement propagé qu’à sa mort en 1985.


On a créé le personnage du conférencier parce qu’on le voulait proche de Martin et moi. Il fallait se distancier du monument pour mieux l’aborder. Rebâtir Welles ou l’imiter ne nous intéressait pas. Nous devions trouver une façon de parler de Welles qui soit intéressante pour un public aujourd’hui. En même temps, le personnage cherche à se mettre dans la peau de Welles pour le comprendre, il a revécu les moments-clés de sa vie, a marché dans ses traces. La volonté d’avoir des modèles est plus importante que l’aspect biographique. Et Welles détestait les biographies ! »


Vous esquissez des rapports entre le génie et la notoriété…

« Essayer de saisir l’essence de quelqu’un est difficile, comme dans toute biographie. D’ailleurs, au début de la pièce, on se demande si la biographie dit tout de la vie d’un homme, et surtout si elle dit la vérité… probablement pas. La pièce est très factuelle, mais c’est un peu une ironie : on joue avec les dates, par exemple, parce que ce n’est pas si important que ça. Est-ce que le nom d’un homme a tant d’importance ? Ce n’est qu’un aspect de la réalité d’une existence. »


Truman Capote a déjà dit que « ceux qui ont tout de la vie n’ont d’autre choix que de finir misérables ». Quelle est l’image que Welles a laissée derrière lui : celle du jeune pionnier ou d’un vieil ogre du savoir ?

« Ça dépend du point de vue. En Europe, on le vénère encore, il représente l’avant-garde, le penseur qui participait aux bouleversements de son époque, tandis qu’aux États-Unis, ce serait quelqu’un qui a connu un bref moment de gloire, mais tout le reste de sa carrière est considéré comme mineur. Ils l’ont honoré à la fin de sa vie, mais après l’avoir rejeté durant de nombreuses années. Ce qui est compréhensible, en quelque sorte : Welles vivait plus souvent en Europe, il était présent ses les planches espagnoles et les ondes de radio anglaises, tandis qu’aux États-Unis, il faisait des voix dans The Transformers: The Movie…»


Comment le théâtre de Welles était-il cinématographique ?

« On a eu accès à quelques spectacles filmés ou des pièces qu’il a écrites, certaines photos de production, plans d’éclairage et de décors. Par contre, il est évident qu’on ne pouvait pas deviner l’ambiance dans la salle mais on sait que c’est un grand metteur en scène de théâtre, peut-être plus important sur les planches qu’au grand écran ! Il a monté des pièces jusqu’à 1952, des spectacles à grand déploiement : 100 comédiens ont été dépêchés pour « MacBeth vaudou »…


Il faut aussi savoir que Welles venait du monde de la magie, il avait le sens du spectacle pour capter l’attention comme un troubadour sur la place publique. C’était le concept de show total ; il était chorégraphe et très bon danseur et mettait tous ses talents au service de son art.


Ses mises en scène étaient tout à fait avant-gardistes pour l’époque, il employait des feux d’artifice, des bombes, il mettait le paquet. Lors de la première du « Tour du monde en 80 jours », un critique avait écrit que Welles avait tout mis ce qu’il pouvait sur la scène sauf peut-être un évier ; il n’en fallait pas plus pour que Welles aille recueillir ses applaudissements le lendemain avec un évier dans les mains ! »


Est-ce que la génération actuelle de dramaturges est plus inspirée par les techniques narratives et visuelles du cinéma que celles du répertoire dramaturgique ?

« Il y a eu une vague importante dans la dramaturgie durant les années 1990 pendant laquelle on écrivait des pièces très séquencées. Les Américains et les Irlandais s’inspiraient directement du cinéma, le personnage se cadre lui-même, on écrivait les scènes en images, les dialogues parlés étaient fréquents, comme dans l’œuvre de David Mamet. En Allemagne, c’est resté plus écrit, comme les pièces de Heiner Müller. Mon sentiment est qu’on a besoin de revenir à Shakespeare, Tchekov et tous ceux qui représentent le théâtre dans ce qu’il de plus proche de la rencontre. Peu importe la pièce, le théâtre reste plus actuel dans sa manière de raconter la société à travers sa mise en scène. »


La pièce est forcément très physique et cinématographique. Y aura-t-il une adaptation pour le cinéma ?

« Peut-être un documentaire sur la pièce afin de poursuivre la démarche de la pièce. J’aimerais jouer avec le faux et le vrai et faire quelque chose comme F for Fake, pour demeurer dans une démarche wellesienne. Je n’ai pas envie d’une la captation en direct. »


Le meilleur film de Welles ?

« Touch of Evil, sans aucun doute. Sa maturité d’acteur et de réalisateur y est incroyable. Il travaillait avec des acteurs de formations différentes et il a réussir à unifier tout ça. »


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Exposition "Villes/Cities/Städte"

57e Festival de Berlin
Exposition Villes/Cities/Städte
de Raymond Depardon
2006
Paru dans la revue Séquences


L’urbanisme mouvant


Signe des temps ou retour prévisible, la photographie est réapparue au cinéma ces derniers temps par les voies les plus diverses. Regards croisés de l’éphémère, le cinéma et la photo constituent un couple à la fois naturel et forcé, qui permet néanmoins de réfléchir ponctuellement sur les notions de regard et d’image.


Pas étonnant que la photo réinvestisse l’horizon des cinéastes du documentaire ; au blitz d’images que proposent la télé et le cinéma de fiction, le documentaire tend vers une forme plus étudiée, cadrée, composée et balancée de l’image sans avoir peur de recourir au statique et aux natures mortes pour illustrer son propos. L’archive n’est-elle pas omniprésente dans le documentaire de recherche, son sous-genre le plus populaire, passé à l’appui ?


Les sorties successives de Manufactured Landscapes de la Canadienne Jennifer Baichwal, consacré à l’œuvre argentique d’Edward Burtynsky et sa vision macro-industrielle des changements géomorphologiques, et de L’esprit des lieux de Catherine Martin (à ne pas confondre avec la série documentaire du même nom produite par Vic Pelletier pour TV5 Canada), album vivant de souvenirs collectés à partir des proches d’une main-d’œuvre archaïque photographiée en 1970 par le professionnel Gabor Szilasi dans la région de Charlevoix, osent surtout du film.


C’est précisément de cette manière que le cinéma parvient à se démarquer de son grand frère, par cette distanciation en abîme, permettant de raconter l’histoire dans l’histoire dans l’Histoire, à l’aide d’une quincaillerie riche en archives sonores, picturales ou cinématographiques. Mais le cinéma a encore besoin de la photo. Ne serait-ce parce qu’il est impensable d’imaginer une sortie de film sans recourir à une affiche isolant ou mettant l’accent sur un instant-clé d’un histoire ou l’expression des personnages principaux. Ou bien des traces photographiques d’un film dans une revue spécialisée, un catalogue ou un site web. Si la pellicule permet au film d’exister, la photo lui procure l’immanence nécessaire pour que le film prétendre prendre place dans notre mémoire, sinon dans l’Histoire.


DEPARDON, L’ŒIL AU PAS

Dualité : c’est l’impression la plus forte qui teinta l’exposition Villes/Cities/Städte mise en scène par Raymond Depardon, inaugurée durant la 57e Berlinale en février dernier. Depardon le photographe, le témoin oculaire de l’activité contemporaine, le cinéaste des professions (le juge de 10e chambre : instants d'audience, les cultivateur de la trilogie Profils paysans, les photographe de Reporters), le cofondateur de l’agence Gamma s’offre 12 villes et 300 clichés, à prendre seuls ou en communauté.


Commandée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain et le Museum für Fotografie de la métropole allemande, l’exposition amplifie physiquement la complémentarité entre les deux pratiques, souvent catégorisées injustement comme un art primitif et son prolongement pluridimensionnel. À l’occasion des 20 ans de la Fondation Cartier, le directeur Hervé Chandès demanda en 2004 à Raymond Depardon de réaliser le projet d’une installation sur la vie citadine. Ils identifieront ensemble 12 villes pour illustrer leur démarche. L’année suivante, sept villes firent l’objet d’une première installation à Paris. Puis huit au Musée d’Art contemporain de Tokyo en 2006. Berlin sera enfin la première à présenter les 12 Villes/Cities/Städte.


Pour constituer cette anthologie d’instants urbains, Depardon est passé en modes rapidité et spontanéité. Les seules règles observées lors de sa tournée dans les villes les plus bourdonnantes sur la planète consistaient à restreindre à trois jours son passage sur place, à filmer un seul endroit, à laisser la vidéo tourner sans coupes et à saisir la réalité du moment à la fois par le mouvement et l’immobilisme, s’en remettant ainsi à l’intuition et aux déplacements des passants.


Depardon avouera lui-même: « Pour quelques heures, pour quelques jours, j’étais un habitant, un peu particulier. Je restais étranger, mais j’étais adopté et protégé par la foule. Mon secret, aller vite comme les piétons de ces villes, pour respecter l’itinéraire de leur vie quotidienne. Tout est travelling et plan-séquence dans une ville. »


L’ITINÉRANT GLOBETROTTER

Nous étions conviés lors de cette exposition en deux temps à déambuler entre des espaces concomitants tout en oppositions : d’un côté, une large pièce sombre rappelant un entrepôt aux murs dégarnis, et de l’autre, une antichambre lumineuse aux contours polis.


Dans le noir étaient suspendues 12 toiles-écrans à quelques mètres de distance des murs, à raison de trois écrans par mur. Sur chacun des écrans étaient projetées des bandes vidéo capturant quelques minutes dans la vie d’une mégapole internationale, au coin d’une rue achalandée, suivant la succession des marquises d’une artère commerciale, longeant un viaduc, tournoyant en panoramique autour d’un belvédère où se lovent les touristes. On pouvait ainsi passer d’Addis-Abbeba à Berlin, de Buenos Aires à Dubaï, de Johannesburg au Caire, de Moscou à New York, de Paris à Rio de Janeiro et de Shanghai à Tokyo et remarquer les différents rapports entre la population locale et la caméra de Depardon, parfois à l’écart mais toujours libre de vagabonder où bon lui semble.


La lumière de la chambre adjacente encouragea la proximité pour repérer la multitude de détails des 300 photos alignées à la hauteur du regard, traçant un fil visuel reliant les murs de la pièce. En juxtaposant deux séries horizontales de photos prises à des endroits différents, Depardon invitait le visiteur à suivre la bande à la manière d’un livre d’images successives tout en comparant verticalement le sujet de la photo supérieure à celui de la photo inférieure, leur environnement, leur lumière et leur mouvements internes. De dos, à l’arrière-plan, figurants dans un espace inclusif, les individus repérés par la caméra de Depardon investissent un environnement élaboré et modifié sur mesure pour leurs besoins. Ce qui n’empêche pas non plus le photographe de continuer à saisir les anges qui passent et prendre le temps de se faire remarquer par des sujets au repos, qui le gratifieront à l’occasion d’une chaleureuse salutation de la main.


Parisien d’adoption, Depardon photographie ce qui pourrait constituer son voisinage et ses semblables d’un pays à l’autre, avec le regard du cousin, du frère, du témoin et de l’étranger à la fois. Le cinéaste s’est approprié l’achalandage des espaces publics un peu à la manière des touristes armés d’une petite caméra numérique, servant de mémoire de poche d’une visite-éclair. Sauf que Depardon marie l’œil à l’objectif et que la captation est devenue l’objet même de sa présence. Si la ville moderne se confond à peu de choses près avec ses semblables, et si les moyens de l’immortaliser sont devenus de plus en plus standardisés, peut-on en déduire que la subjectivité de l’expérience provisoire du voyage métropolitain n’a d’unique et d’influençable que sa durée ?


À première vue, la partie photographique de Villes/Cities/Städte apparaît plus personnelle que la partie vidéographique. La vidéo immersive comme objet d’exposition, et plus particulièrement dans ce cas-ci, ne donne sa pleine mesure que dans sa totalité et les allers-retours du visiteur entre les 12 écrans, tandis que le mouvement émotionnel né du défilement des 300 photos s’amplifie véritablement que dans l’arrêt sur l’image et le détail de la composition.


SCÈNES DE TROTTOIR

Isolés par leurs besoins et leurs directions, les citadins solitaires des 12 villes forment instinctivement un corps social et une morphologie urbaine englobante. Les films de l’exposition nous renvoient constamment cette idée de clan du geste : une personne entourée n’est plus seule, du moment que ses semblables qui l’entourent exécutent la même action ou la même fonction qu’elle, au service ou au détriment de son itinéraire. L’individu à Tokyo est Tokyo lui-même, tout comme les usagers d’un métro à Berlin incarnent à tout moment la métropole allemande.


En s’interdisant l’intimité de ses sujets, en fixant surtout sa caméra sur les trottoirs, en filmant à ciel ouvert, Depardon a pris le pari de la macro-culture, comme si l’ensemble des maillons ne pouvaient jamais masquer la chaîne, que les rues et les édifices constituaient à la fois le décor et l’avant-plan d’une vision au ras des gratte-ciels. Comme dans ses documentaires, le cinéaste observe dans Villes/Cities/Städte les rouages de la machine – publique, sociale, professionnelle – pour finalement associer ce que nous sommes à ce que nous faisons et au lieu où nous accomplissons notre quotidien. Car bouger, c’est être au monde, alors que s’arrêter permet d’observer ce monde, et donc tendre à être tout court.


© 2007 Charles-Stéphane Roy

Entrevue avec Christian Petzold

57e Festival de Berlin
Entrevue avec Christian Petzold
2006
Paru dans la revue Séquences


On attendait beaucoup de Yella, le 5e film de l’Allemand Christian Petzold, toujours associé à tort ou à travers à une prétendue École de Berlin, incarnant un cinéma assumé, frondeur et accessible. La fierté allemande allait toutefois laisser passer la plupart des récompenses au palmarès de la 57e Berlinale, où Yella était scruté par le jury présidé par Paul Schrader.


Nina Hoss s’est bien s’emparée de l’Ours d’argent de l’interprétation féminine, toujours est-il que Yella, éloge plein écran d’une actrice fragile et insaisissable, dénote un Petzold en surplace. Rarement est-on frappé d’inquiétude ou de sympathie pour le personnage principal, partie en cavale pour fuir un ex-partenaire et amant violent. Toujours à la remorque des événements, Yella ne tarde pas à tomber dans l’engrenage d’un exécutif distant et ambitieux (le toujours solide Devid Striesow), parti sur la route de Hanovre escroquer des clients en attente de financement. Troublée par des fantômes, Yella lutte contre son passé et un accident de voiture qui aurait pu modifier le cours de sa vie. Le dénouement, sensé expliquer le film, tombe à plat par sa prévisibilité. Séquences a relevé les commentaires du réalisateur à la sortie de la première de Yella à Berlin.


L’INSPIRATION

« Une de mes nouvelles préférée, écrite par Rudyard Kipling, racontait comment un soldat condamné à la pendaison parvenait à s’échapper et mener une nouvelle vie avant de s’apercevoir que son cou tenait toujours au bout de la corde avant qu’elle ne se raidisse. Cette vie ‘pas encore vécue’ m’a fasciné, et ce fut le point de départ de Yella. »


LA TONALITÉ

« La saturation des couleurs rappelle avec raison plusieurs films allemands. C’est surtout un effet peu coûteux, qui contribue à évoquer cette impression de perte que ressent Yella. Je cherchais à mettre en contraste les habits rouge vif de mon héroïne avec le vert prononcé du champ où se déroule l’accident. Tandis que le gris et le bleu des édifices métropolitains, on ne peut pas y échapper ! »


LE CONFORT ALLEMAND

« Nous avons tourné le film près de Hanovre, où se déroulaient quelques parties de la Coupe du monde de football l’an dernier, tout le monde était dans un état d’esprit euphorique. La production ressemblait au contrepoids de cette allégresse, alors que l’économie allemande, si elle fait plusieurs heureux, engendre plusieurs banqueroutes et des suicides. La nouvelle Allemagne n’y échappe pas, au même titre que les pays industrialisés. Nous avons cherché à incarner cette rupture de l’ordre ambiant par l’utilisation du son. Les bruits causés par l’accident incarnent bien cette idée : la spontanéité du bruit reste plus longtemps en tête que l’image des éclats de la collision d’une voiture, par exemple. Il fallait que tout soit amplifié. »


LA MUSIQUE

« Dans la plupart de mes films, un air est joué à plusieurs occasions (« Mä » de Tom Zé dans Gespenster, les pièces de Burt Bacharach dans Toter Mann), comme un motif qui revient habiter les lieux dans lesquels évoluent les personnages. Ça fait 10 ans que je collabore avec le compositeur Stefan Will et nous nous poussons mutuellement à incorporer de manière originale la musique dans le film. La musique fut enregistrée avant le film, ce qui nous a permis d’ajuster le ton d’une scène en écoutant les pièces. Lors du tournage de Yella, nous faisions jouer en boucle la pièce « Road To Cairo », une chanson de David Ackles interprétée ici par Julie Driscol, même si elle ne figurait pas dans la scène. Nous avons observé que Nina ne bougeait pas de la même manière en ayant la mélodie en tête. Quant à l’utilisation de la « Sonate à la lune », c’était une évidence, comme un lien qui unit l’intime et le public, alors que la pièce fait partie de notre ‘inconscient hôtelier’, du panthéon de la muzak. ! »


LA NOUVELLE ÉCOLE DE BERLIN

« Elle n’existe tout simplement pas. C’est une pure fabrication des critiques ! Le terme est mal employé, alors qu’il n’indique aucune formation commune, que nous ne partageons aucun standard… Christoph Hochhäusler, Angela Schanelec, Andreas Dresen, Valeska Grisebach, Benjamin Heisenberg, Ulrich Köhler, Matthias Luthardt, Ayse Polat, Maria Speth, Henner Winckler et moi formons tout sauf une Académie. Alors que je n’entretenais que peu de liens avec les autres, je dînais avec Christoph Hochhäusler l’été dernier et j’ai évoqué à la blague l’idée d’un manifeste. Nous avons éclaté de rire ; c’est à ce moment que j’ai réellement commencé à aimé les membres de ce prétendu groupe.»


© 2007 Charles-Stéphane Roy