jeudi 5 juillet 2007

Critique "Kinsey"

Kinsey
de Bill Condon
2005
Paru dans la revue Séquences


Docteur Folamour, ou comment nous avons appris à ne plus nous en faire et à apprécier le sexe


Avant la parution des travaux du docteur Alfred C. Kinsey (1894-1956), l’Amérique vivait une sexualité puritaine qui interdisait l’homosexualité et les relations extra-conjugales tout en condamnant la masturbation. En d’autres termes, le gouvernement se basait sur une conception religieuse de l’amour physique issue de son malaise face au plaisir et à la différence. On parle bien ici des années 1950. Puis vint Sexual Behavior In The Human Male en 1948 et sa contrepartie Sexual Behavior In The Human Female cinq ans plus tard (comme quoi la sexualité féminine passait encore en deuxième), de véritables bombes éthiques en Occident qui redéfinirent sur une base quantitative les mœurs sexuelles de Monsieur et Madame tout-le-monde.


À l’aide d’un lobbying astucieux, Kinsey échafauda ses théories avec la bénédiction du Fonds Rockefeller, duquel les gestionnaires constatèrent a posteriori l’ampleur des remous exercés par ces ouvrages. Pendant ce temps, Kinsey devint la coqueluche du monde scientifique international en retournant simplement aux citoyens américain le miroir de leur propre intimité via la masturbation, les attouchements, les comportements homosexuels, les rêves érotiques, le coït hétérosexuel et la bestialité.


Ses recherches démontrèrent, statistiques à l’appui, que le tiers de ses compatriotes seraient bisexuels, que les femmes ont des zones érogènes, que des citoyens de la classe moyenne ne sont pas à l’abri de la zoophilie ou des actes pédophiles, etc. Bref, Kinsey a révélé tout un champ de possibilités de la chambre à coucher aux cercles scientifiques et aux gardiens de la morale, qui ont violemment réfuté les conclusions de ces rapports. 10 ans plus tard, la révolution sexuelle et le féminisme prirent leur envol. Kinsey y aura largement contribué – tout comme la décriminalisation de l’homosexualité – malgré la volonté de s’affranchir de toute prise de position face aux résultats de ses recherches. « Nous recensons et compilons des faits, nous ne sommes pas les juges des comportements que nous décrivons » demeure le leitmotiv de l’institut qui porte aujourd’hui son nom.


Le cinéaste et scénariste Bill Condon (Gods & Monsters) s’est évertué à épouser dans sa biographie les principes d’observation de Kinsey : il rapporte les étapes charnières de sa carrière et de sa vie privée sans parti pris, exposant autant les percées et vertus du rapport que ses failles méthodologiques ; idem pour son portrait étoffé de Kinsey, cet homme de principes qui n’hésite pourtant jamais à bousculer les idées reçues au nom de la science, et ce mari exemplaire pour qui le sentiment amoureux ne serait qu’une simple et banale extension des pulsions biologiques.


À ses côté, sa femme Clara McMillen jouera un rôle déterminant dans l’ouverture d’esprit et le soutien qu’elle manifeste face à son mari et ses expériences, dont elle partagera bien souvent les inconvénients et les souffrances. Mais, à ce propos, pourquoi aucune autre femme n’intervient donc de manière significative dans ce film sur l’égalité des rapports sexuels autrement qu’au poêle ou au pieu ? Par delà leurs témoignages, n’auraient-elles pas contribué autrement aux résultats des travaux de Kinsey ?


Malgré cela, saluons bien haut la performance des principaux interprètes, dont Liam Neeson (qui ressemble à s’y méprendre à Ralph Fiennes), imperturbable dans la peau de ce docteur aux manières impossibles, au discours aride, à la franchise déconcertante et au détachement nécessaires à l’élaboration de son étude. Tandis que Laura Linney joue une fois de plus les épouses conciliantes, que dire de la prestation de Peter Sarsgaard en assistant d’une inquiétante discrétion, un rôle délicat et insaisissable rendu avec force retenue et intensité.


Parmi ses compagnons d’armes, nous retrouvons avec étonnement une pléiade de revenants dans des rôles de soutien : Oliver Platt, Tim Curry, Timothy Hutton et Chris O’Donnell profitent ainsi à plein de cette nouvelle visibilité avec brio, pour notre plus grand plaisir. Ce n’est qu’au final, alors qu’on nous offre en prime une Lynn Redgrave en lesbienne reconnaissante, que l’émotion se manifestera enfin, tandis que son intervieweur, arraché pour une rare fois au sérieux de son intervention, réalisera subitement la portée sociale de ses actions. Dans une contrée où neuf États américains continuent d’interdire légalement la fellation au sein des ménages hétérosexuels, ses ouvrages et leur message, explicite ou non, demeurent d’une acuité inestimable, à l’image des films tel celui-ci sur tous ces missionnaires qui ne se sont jamais contentés d’une seule position.


© 2007 Charles-Stéphane Roy