mardi 29 janvier 2008

Critique "Still Life"

STILL LIFE
de Jia Zhang Ke

2007

Paru dans la revue Séquences


Récipiendaire de dernière minute à la Mostra de Venise en 2006 (le film avait été inséré dans la compétition à quelques jours de la clôture), Still Life est l’aboutissement d’une réflexion et d’un travail esthétique sur les communautés vallonnant le Barrage des Trois Gorges, le chantier pharaonique près de la rivière Yangtze dans la province Shanxi entamée par le documentaire Dong, également présenté (hors compétition) à Venise. Cette précision n’est pas banale, tant les deux films se font de l’œil une et l’autre. Alors que le documentaire place les individus au centre d’un lieu en proie à des mutations irréversibles, la fiction engouffre ses personnages dans leur environnement, qui dicte leurs rapports et fracture leur passé au son des habitants recrutés pour démolir pierre par pierre leur propre village.


Still Life constitue sans doute aussi le prolongement le plus naturel de The World, l’évolution de vivants dans un cadre plus grand que nature où s’épanche l’industrialisation sauvage. Jia Zhang Ke, cinéaste sensible peu porté sur le spectaculaire et l’impudique, manie ici le panoramique pour couvrir à ciel ouvert la perte d’intimité de ses personnages, écartés de leur maison et leur quartier. Ils sont dépeints par une caméra numérique au grain lourd, tachetant l’écran d’humidité, présentant les forêts avoisinantes comme une beauté dépérissante.


Le film suit un homme et une femme dont la route ne se croisera jamais même si elles franchissent les décombres de la même ville. Leur retour dans la région est motivé par une campagne qui ne les nourrit plus comme le souvenir de leurs proches. Un mineur badaud veut revoir la femme qu’il a achetée et leur fille après 16 ans d’absence. La femme, plus distinguée, cherche son mari à son tour. Les voilà revenus sur les ruines de leur échec, perdu dans un décor où le progrès s’impose en détruisant tout sur son passage. Avec quelques touches oniriques, la nature morte de Zhang Ke se mue en un tableau vivant bordé de chansons d’amour, de clins d’œil politiques et d’objets signifiants, tel l’hommage bon enfant aux nouveaux exilés sédentaires d’une contrée nourricière en proie à un avenir poussiéreux.


© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Jardins en automne"

JARDINS EN AUTOMNE
de
Otar Iosseliani
2007

Paru dans la revue Séquences


La (vraie) vie après le pouvoir


Fabuliste d’un autre temps, le cinéaste d’origine géorgienne Otar Iosseliani cultive sa production avec parcimonie. Six ans se sont écoulés depuis Lundi matin, qui le remit sur la carte festivalière après avoir filmé ses contes buissonniers en France sans faire de bruit. Retour à la normale avec Jardins en automne, film sur la fuite heureuse d’un prince redevenu roturier.


Il y a chez Iosseliani un mélange fort attachant de pamphlétaire revendiquant l’apéro et les copains au lieu de ruminer ses idéaux collectifs; le bonhomme est resté attaché sans gêne ni ringardise aux revendications post-soixante-huitardes. L’aplanissement des classes sociales est au cœur de ces Jardins en automne légèrement jaunis, qui doivent autant à la période française de Buñuel, tout en ‘bourgeoiseries’ caustiques, qu’aux insolents détours catastrophiques qu’a fait subir Flaubert à « Bouvard et Pécuchet ».


Plus proche d’esprit du théâtre que de la fiction réaliste, Iosseliani entrave la chute politique de son personnage principal avec des digressions comme autant de libertés prises même avec le film comme entité continue et cohérente. La scène d’ouverture, prologue échevelé où des vieux s’arrachent un cercueil malgré la disparité de leurs acabits, donne le ton à ce qui va suivre, une farce sérieuse soustraite aux modes. Tout en décalages – même certaines répliques sont livrées avec une synchronisation approximative, Jardins en automne dresse dans une ambiance baba-cool un constat pessimiste de la société organisée, où les maîtres ne valent pas mieux que leurs valets, sans pitié pour ses immigrants et, peut-être de manière plus flagrante, où la jeunesse et la classe moyenne n’ont plus droit de cité, quasiment inexistants de cette histoire pourtant inclusive. 45 ans après ses débuts avec Avril, Iosseliani entre dans un âge des ténèbres tout aussi discutable que son contemporain Denys Arcand, l’humour fin en plus.


Dès le générique initial, Jardins en automne étonne par son casting et son rythme. L’écrivain et compositeur Séverin Blanchet, inconnu au bataillon des écrans français, livre une performance ahurissante de bonhomie dans le rôle principal de Vincent, le ministre démissionnaire d’un régime français en guerre contre ses contribuables, qui deviendra bohème-philosophe en retournant simplement sa veste. Dépossédé de sa fortune et largué par sa maîtresse en moins de deux, Vincent retrouve dans le bon vin et les anciennes connaissances une loubardise ravigotante.


Théodière, son successeur à l’Élysée, s’entoure de son côté de bureaucrates et remanie tout le bureau de Vincent pour y installer sa suite et son léopard, symbole de sa nouvelle puissance. Dehors, une nouvelle colère gronde et ce n’est qu’une question de temps avant que Théodière ne soit évincé à son tour du pouvoir.


Entre deux pinards, Vincent se régale de sa nouvelle vie, fraie avec des locataires clandestins, fait du patin à roues alignées, rend visite à sa vieille mère gâteuse, pianote et vivote d’un plumard parfumé à l’autre. Autant, sinon plus souvent qu’autrefois, le monde tourne autour de Vincent, qui ne s’encombre désormais que de mélodies et d’amitiés.


Si peut douter de l’acuité du message de Iosseliani, il est clair qu’ils sont rares ceux qui filment encore la réalité de leur génération de cette manière, hormis peut-être Manoel de Oliveira. La douceur des plans et les chorégraphies essoufflées conservent ce charme archaïque absent des considérations des jeunes cinéastes, vendus à un réel tout en antagonismes. Ici, même les rivaux sont cordiaux et s’offrent à boire. Hors du tralala urbain et des orgueils fatalistes, le cinéaste sublime les malheurs de sa galerie par d’inattendus remèdes, élevant au passage le cabotinage au rang d’art. Comment pourrait-il en être autrement avec un auteur qui, devant composer avec l’absence de sa comédienne-mamie fétiche, propose à Michel Piccoli de revêtir chignon et jupon, et jouer à peine maquillé la vieille mère de Vincent?


Au-delà de ses expiations comiques, le vagabondage lascif du politicien déchu est à la fois une revanche sur l’ordre et les iniquités établies, et un dernier appel en faveur du hasard, de l’ouverture sur son prochain. Au premier coup d’œil, Iosseliani instaure plus que tout autre cinéaste une dynamique entre les êtres et les objets, qui révèlent leur classe sociale, leur goût, leur désir de possession. Des animaux aux statues, des guitares aux motos, on se transmet ces témoins silencieux qui, en nombre grandissant, enjambent nos rapports les uns aux autres. Encore ici, le discours accuse l’âge du cinéaste, mais l’entrain de l’ensemble, en ces temps de nihilisme et d’incertitude dans le cinéma européen, confère presque au film une modernité perdue.


© 2008 Charles-Stéphane Roy

Locarno 07: entrevue avec Masahiro Kobayashi

Masahiro Kobayashi le punisseur
2007
Paru dans la revue Séquences


La majorité des critiques présents au Festival de Locarno ont dû s’étouffer en apprenant le palmarès 2007 couronnant The Rebirth. Son réalisateur, Masahiro Kobayashi, était tout aussi surpris : comment une œuvre aussi conceptuelle pouvait-elle faire pareil consensus (positif) auprès du jury?


Kobayashi est méconnu au Québec, aucun des huit films qu’il réalisa entre 1996 et 2006 n’ayant trouvé de distributeur à ce jour, malgré quelques reconnaissances internationales. Fondateur de Monkey Town Productions depuis 1997, il participa à quatre reprises au Festival de Cannes avec Bootleg Film (1999) et Man Walking on Snow (2001) à Un certain regard, puis Koroshi (2000) à la Quinzaine des réalisateurs. Locarno, qui couronna The Rebirth cette année, avait accueilli Amazing Story, un volet de la série « Perfect Education » en 2003.


En dépit de la réception parfois hostile envers Bashing, qui jeta un froid sur la compétition à Cannes en 2005, Kobayashi n’a pas tardé à formuler son nouveau film indésirable. « J’ai débuté l’écriture de Rebirth dès l’automne suivant, un travail qui s’est étiré sur deux années entières, a révélé le cinéaste. Le financement fut long et ardu, tout comme le casting; j’avais d’abord proposé le rôle masculin à un acteur auquel je croyais beaucoup, mais il a refusé devant si peu de dialogues à livrer… Nous avons poursuivit notre chemin prudemment puis un autre acteur est passé mais ne voulait pas remettre sa participation jusqu’à ce que des fonds se libèrent, ce qui est arrivé un an plus tard. Comme je ne comprenais pas ces réticences, j’ai décidé d’incarner Junichi [le père de la victime] moi-même. »


Écrire presque uniquement des silences et des gestes nécessita une méthode de travail inédite chez le réalisateur de Film Noir et Flic. «La première version de Rebirth était très brute, de manière à me permettre de prendre un maximum de décisions durant le tournage à l’usine et au dortoir, explique-t-il. J’écrivais des situations qui se résumaient à des phrases comme ‘Elle travaille à la cuisine’. Ce n’était pas du Hitchcock… Néanmoins, il y avait beaucoup de confusion sur le plateau ! Mais je crois aujourd’hui que toute cette confusion nous a aidé. »


La complexité émotionnelle du film tient entre autres dans l’isolement qu’ont partagé les acteurs avec leurs personnages. « Dans les 40 premières minutes, Noriko et Junichi n’apparaissent ensemble dans aucune scène, c’était un parti pris délibéré, a admis Kobayashi. Toutefois, Makiko Watanabe, l’interprète de la mère de la meurtrière, tenait à être sur le plateau même lors des scènes qui ne concernaient pas son personnage. Il faut apprendre à jouer seul, à interpréter des gestes répétitifs avec imagination. »


Pour Makiko Watanabe, jouer dans un film de Kobayashi fut une expérience à la fois familière et déroutante. « Je connaissais quelques-uns des films que Kobayashi a réalisés, je trouvais qu’il parvenait à capter des ambiances intrigantes, s’est remémoré l’actrice. Le scénario que j’ai reçu après avoir accepté sa proposition de tourner pour lui était cryptique, difficile à imaginer en termes de séquences. Après avoir défilé sur les podiums comme mannequin de mode durant 10 ans, voilà que je me retrouvais dans des espaces réels à jouer constamment le dos courbé, en traînant mon corps d’un endroit à l’autre, les cheveux constamment dans le visage. »


Comme dans Bashing, les personnages de Rebirth vivent difficilement leur solitude, de manière encore plus radicale qu’auparavant. « Depuis toujours, les êtres seuls vivent dans la marginalité, et je me considère que un des leurs, a admis le réalisateur. Pour mon 10e film, je me suis inspiré des gens proches de moi qui m’ont marqué, qui ont entamé une nouvelle vie et qui, je me rends compte, m’ont donné dès ma jeunesse le goût du cinéma. Mais je ne voulais pas faire non plus un film pour la minorité, et la solitude n’est pas le seul thème ; c’est pourquoi les personnes luttent contre cette nature et espèrent une vie meilleure. »


Le malheur passé demeure un poids sur les épaules de Noriko et Junichi, qui doivent trouver le courage d’entrer en contact l’un à l’autre pour s’arracher à leur culpabilité. « La culpabilité broie plusieurs familles chez moi, a observé le Japonais. Lorsqu’un crime survient, on les expose trop souvent à la télévision plutôt que les familles des criminels, et je me suis demandé pourquoi il en était ainsi. Pour retrouver la force de vivre, mes personnages doivent sublimer les mœurs japonaises et apprendre à pardonner par eux-mêmes. »


© 2008 Charles-Stéphane Roy

Les cinémas nationaux, une vue de l’esprit?

Les cinémas nationaux, une vue de l’esprit?
2007

Paru dans la revue Séquences


De façon cyclique, les films nationaux prennent le haut du pavé des box-offices sur la planète. La surproduction récente rendue possible par des financements étatiques accrus et les tournages numériques n’a pourtant pas fait tomber les digues de la distribution, pensée et régie en fonction du potentiel commercial et, de façon plus concrète, du nombre limité d’écrans disponibles. Quel avenir pour la circulation des œuvres locales?


L’établissement de l’ONF à Montréal dans les années 1960 a stimulé une génération de cinéastes à expérimenter le documentaire et faire leur marque avant d’aller travailler dans le privé, ce qui a lancé la première vague de films populaires produits au Québec. Hormis Aurore ou Le survenant, peu de films avaient déplacé auparavant les foules en raison d’un volume de production et de stratégies commerciales peu développés. Avec l’établissement de l’abri fiscal du gouvernement fédéral à l’intention des producteurs, les années 1970 virent le premier boom économique (et social) causé par le grand écran par l’apparition des films regroupés sous l’appellation Maple Syrup Porn : Valérie, 7 fois… par jour et L'amour humain (1970) de Denis Héroux, L’initiation , 2 femmes en or, Les chats-bottés et La pomme, la queue et les pépins de Claude Fournier, Pile ou Face de Roger Fournier, Fleur bleue de Larry Kent puis L’après-ski de Roger Cardinal.


La libération sexuelle et le fleurissement du parc de salles indépendantes aidant, le Québec vécu un âge d’or inattendu, qui allait servir de référence dans les décennies à venir. Mœurs et technologie obligent, le gouvernement cessa de financer ces films ‘osés’ au même moment où Deep Throat de Gerard Damiano cassait la baraque aux Etats-Unis et finalisa la libération du porno dans les salles, quelques mois avant l’arrivée de la vidéo.


Néanmoins, le mal était fait : pour la première fois, les Québécois avaient accès à plusieurs films où les gens s’exprimaient, vivaient et sacrent comme eux. La déconfiture référendaire, conjuguée à l’arrivée des premiers blockbusters américains (Star Wars, Raiders of the Lost Ark), allait toutefois éteindre cette lancée et disséminer les films québécois sur nos écrans. Le même phénomène pouvait s’observer à l’étranger : après plusieurs années de grâce, Fellini, Truffaut, Kurosawa et plusieurs autres peinèrent à trouver des distributeurs à l’étranger, tandis que leurs compatriotes Milos Forman, Roman Polanski, Andrei Konchalovsky ou Bernardo Bertolucci choisirent de poursuivre leur carrière à Hollywood.


LA PANNE SÈCHE

L’équation « moins de salles, moins d’argent, plus de blockbusters américains » doublée d’une récession a miné les cinémas nationaux durant les années 1980, tandis que les loisirs du publics s’américanisaient de plus en plus. Pire encore, la visibilité des cultures locales passa dans le camp de la télévision – au Québec, notamment, avec la première superproduction Lance et compte, les coproductions à la Louisiana de Philippe de Broca, les miniséries hybrides comme Les tisserands du pouvoir et d’innombrables téléromans – tout comme plusieurs cinéastes ayant débuté dans les années 1970, tels Jean-Claude Lord et Claude Fournier. À l’époque des VHS et du Betamax, peu de films québécois s’imposèrent aussi sur les tablettes, prenant du retard sur les catalogues étrangers. Dans les salles, seuls Elvis Gratton de Pierre Falardeau, La guerre des tuques de André Melançon, Le déclin de l'empire américain de Denys Arcand et trois films de Yves Simoneau (Pouvoir intime, Les Fous de Bassan et Dans le ventre du dragon) gagnèrent la faveur du public.


Tout cela changea au tournant de la décennie avec Ding et Dong : le film de Alain Chartrand et surtout Cruising Bar (1989) de Robert Ménard, considérés comme les premiers véritables blockbusters québécois. S’ils ne s’avèrent que des cas isolés, ces films ont néanmoins créé des attentes auprès des institutions, des producteurs, des exploitants de salles et du grand public en termes de rentabilité. Le box-office pris une place prépondérante dans la publicité des films suite à la création dès 1993 du service de compilation des recettes aux guichets Alex Films, devenu Cineac par la suite.


Les années 1990 confirmèrent la consolidation de tous les pans de l’industrie du cinéma, des boîtes de production aux distributeurs, des réseaux de salles aux chaînes de clubs vidéo, ce qui contribua paradoxalement à réduire le temps d’exposition des films, toutes origines confondues, sur les écrans. La consécration des chaînes spécialisées et de la vidéo sur demande n’empêcha pas toutefois une recrudescence de films québécois sur les marquises et la naissance d’une nouvelle génération, en rupture avec le cinéma américain et le cinéma direct (François Girard, Robert Lepage, Michel Langlois, Charles Binamé et surtout Jean-Claude Lauzon, un rescapé du cinéma froid et léché des années 1980), tout en consacrant Pierre Falardeau, devenu un auteur pris au sérieux avec Le steak puis Octobre, et des auteurs issus des minorités culturelles comme Léa Pool, Michka Saal, Paul Tana, Tahani Rached, Patricio Henriquez et Martine Chartrand.


Quoi qu’il en soit, on ne pouvait toujours pas encore parler d’industrie, en terme de financement – rares étaient les films 100 % québécois dépassant des budgets de 2 M$ à cette époque – et de rentabilité. La télévision demeura encore le médium par lequel la culture québécoise entre dans les foyers et atteint souvent des moyennes de près de 3 millions de téléspectateurs, tandis que les films québécois, plus nombreux au cinéma, quittaient généralement les marquises en coup de vent. Il faudra attendre la sortie du premier volet des Boys (1997) de Louis Saïa, jumelée incidemment au déclin momentané de l’industrie hollywoodienne, alors perdue dans les mirages des records du Titanic, pour que l’espoir d’une cinématographie québécoise omniprésente dans les salles ne soit plus une illusion.


Apprécié par le plus grand nombre, démonisé par la critique, la franchise Les Boys (1997 à 2005) marque un tournant dans la manière de produire et mettre en marché les films québécois. Profitant de la tendance naissante mettant coude à coude distributeurs et producteurs, Christal et Melenny ont conclu des partenariats de visibilité avec des chaînes de restaurant et des marques populaires tout en dépensant des sommes record en publicité. Calquée sur la recette américaine, la stratégie de sortie, inédite à l’époque, consista à envahir le plus d’écrans possibles en province dès la première semaine. La formule, fort lucrative, forca les institutions à revoir leur mode de financement et récompenser les propriétaires des films vedettes en leur allouant des montants discrétionnaires pour continuer à faire tourner la roue. Dès lors, une manne de films québécois profitera de l’effet-Boys dans des conditions plus favorables à leur commercialisation. D’objets exotiques à œuvres patrimoniales, de devoir culturel à curiosité estivante, le film québécois se débarrassait une fois pour toutes de ses complexes et devenait ‘in’.


2002-2003 reste une période charnière avec les succès combinés de Un homme et son péché, La grande séduction et Les invasions barbares, qui culminera avec l’Oscar du film étranger. Parallèlement, les films français peinent à percer nos salles à cause de la nouvelle longévité des titres d’ici dans les complexes.


Le phénomène est généralisé : partout sur la planète, les films locaux gagnent en visibilité à la maison et rejoignent les cinéphiles informés via le DVD multizone. Coréens, Italiens, Anglais, Allemands, Espagnols et Sud-Américains eurent à nouveau la cote avec de multiples histoires authentiques ancrées dans une réalité universelle. Les cinématographies plus jeunes n’ont plus rien à envier aux grandes traditions nord-américaines, européennes ou asiatiques. Les revers de la mondialisation redonnent du tonus aux récits de proximité et incitent les cinéphiles à consommer des produits locaux tout en gardant l’œil sur la situation internationale grâce aux longs métrages documentaires, qui contribuent à redynamiser le box-office.


LA COHABITATION

L’ère des blockbusters ne semble pas révolue et les fictions télévisuelles rivalisent d’imagination avec le grand écran, mais qu’importe; une nouvelle donne, d’apparence plus équitable et diversifiée, s’installe dans les cinémas. Documentaires, films d’action, animations innovatrices et cinéma 3D se relaient pour regagner l’attention des consommateurs de web et de jeux vidéo. La vidéo sur demande par Internet et les enregistreurs numériques personnels contribueront à leur manière à maintenir l’intérêt bien réel et étendre les tentacules d’une machine de production de mieux en mieux rodée. Le projet Éléphant, site anthologique où sera possible le visionnement de la majorité des films produits au Québec, devient le chaînon manquant d’une cinématographie anémique faute de valorisation de son patrimoine.


Et les histoires, dans tout ça? Plusieurs ont soulevé l’érosion de l’imaginaire ou de la spécificité québécoise à l’écran, qui aplanirait l’originalité des auteurs. Est-ce la rançon du succès? À la ‘télévisualisation’ des images de fiction, C.R.A.Z.Y., La neuvaine, Gaz Bar Blues et Congorama ont peut-être défriché la voie à suivre, celle d’un cinéma grand public ancré dans sa réalité, amoureux de ses personnages et fier de son identité.


© 2008 Charles-Stéphane Roy

Locarno 07: compétition internationale

60e Festival de Locarno
2007
Paru dans la revue Séquences


Petites perles, fonds vaseux et courants froids


Les riverains du Lac Majeur mêlent depuis plus de 60 ans paillettes et expérimentations à chaque été lors du Festival de Locarno, premier événement cinéma en Suisse. Qualifié de « plus grand des petits festivals » sur le circuit, la manifestation dirigée pour une 2e édition par Frédéric Maire doit composer avec des atouts météo inversement ingrats à sa case horaire; s’il fait la joie des festivaliers tentés par une baignade entre deux projections nocturnes sur la Piazza Grande, place publique pouvant accueillir environ 6 000 cinéphiles (à 20 CHF par tête de pipe, encore faut-il le préciser), Locarno voit sa programmation minée par l’effet étau causé par Cannes, conclu deux mois auparavant, et Venise, qui démarre deux semaines plus tard.


Le dilemme locarnien réside également dans son désir de glamour propre aux cités balnéaires, sa volonté d’offrir la seule vitrine d’importance au cinéma suisse aux délégués étrangers et son appétit pour les primeurs. L’agencement de ces ambitions doit sa part à la disponibilité des films, éternel talon d’Achille des événements de cette taille. Le capital de sympathie joue donc pour beaucoup dans le ralliement des grands maîtres, dont les anciens lauréats, qu’on avait invité en Suisse prendre part à « Retour à Locarno », une initiative soulignant les films ayant fait marque au fil des ans et établi le festival comme un tremplin pour des signatures devenues incontournables, comme celles de Mike Leigh, Gaston Kaboré, Fredi M. Murer, Marco Bellocchio, Claude Chabrol, Raúl Ruiz et Hou Hsiao-hsien, dont on a remis un Léopard d’honneur cette année.


La Piazza Grande, au cœur des activités helvétiques, témoigne de la démocratisation du festival; libéré des salles, les célébrations ponctuant l’événement sont tenues à la belle étoile pour le grand public, plutôt que devant le parterre blasé d’un cercle VIP. Les citoyens viennent donc en grand nombre y faire la fête, attirés par les têtes d’affiche et les avant-premières nationales de films porteurs, contrairement aux fonds de tiroir des projections en plein air à la Place des Arts lors du FFM.


Locarno avait légèrement réorganisé ses sections cette année, laissant encore plus de latitude à son directeur, qui, après deux ans, fait de plus en plus sentir sa présence. La compétition vidéo a cédé sa place à la compétition Cinéastes du présent, abolissant du même coup une ségrégation obsolète des formats. Ici et ailleurs, empruntée au titre d’un film de Jean-Luc Godard, personnifie une section hors-concours peu convaincante, dont faisait partie à juste titre «La capture» de Carole Laure. Le cinéma expérimental, l’une des mamelles réclamées du festival, se déploie quant à lui dans la section Play Foward, tandis que la cellule suisse de la Fipresci organisait à nouveau la Semaine de la critique, dédiée au documentaire d’auteur.


La sélection globale de Locarno fut le fruit de compromis artistiques entre des comédies grand public, des premières œuvres faussement provocantes et quelques noms établis refusés aux grands rendez-vous annuels. Il aura fallu six jours pour que la compétition officielle démarre réellement, minée auparavant par des essais sans queue ni tête (l’imbuvable Sliptream de Anthony Hopkins en tête, à ne pas voir l’estomac vide), du néo-réalisme simpliste (La maison jaune de l’Algérien Amor Hakkar) et de longs vidéoclips peu recommandables venus d’Espagne, d’Autriche et d’Italie. Aucun film suisse à l’horizon.


Le premier coup de cœur vint de Capitaine Achab du Français Philippe Ramos, improbable reconstitution déracinée du « Moby Dick » de Melville tourné en français en Suède. Découpé en chapitres, le film détourne l’attention du roman vers l’enfance puis le destin tragique du personnage-titre, interprété par un Denis Lavant amputé et rancunier à l’os. La présence du chanteur Katerine, de Dominique Blanc, Jacques Bonnaffé et Jean-François Stévenin a contribué à rendre vivant ce Nantucket de toc et ces scènes fractionnées par des dispositifs ingénieusement cinématographiques.


La voie lactée (Tejút), gagnant de la compétition Cinéastes du présent, annonça une radicalisation dans l’art du Hongrois Benedek Fliegauf, remarqué pour son étonnant Dealer au FFM en 2004. Composé en tableaux, le film se réclame autant de la musique ambiant que des compositions mortifères de Roy Andersson. Le coup de poing vint enfin de Loren Cass du jeune Américain Chris Fuller (aucun lien avec Sam), sorte de vision à l’européenne de la déchéance d’adolescents à St. Petersburg en Floride. Malgré quelques effets faciles, la retenue inédite qu’affiche Fuller et sa propension à jouer sur les codes du genre posèrent le film à la fois en réaction et en filiation avec les frasques de Larry Clark et distribua aux festivaliers les rares baffes de cette 60e édition.


© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Eastern Promises"

EASTERN PROMISES
de
David Cronenberg
2007

Paru dans la revue Séquences


Bovins Stroganov sur Tamise


David Cronenberg, même loin des hommes-mouches, des télénymphomanes et des psycho-explosifs, n’arrive pas à faire dans la dentelle. Depuis 10 ans, Depraved Dave trouve l’horreur dans la chair même de ses semblables, et ça fait toujours aussi mal. Eastern Promises, constat social à la clé, est avant tout une nouvelle histoire de violence.


Sollicité de toutes parts depuis que A History of Violence signala sa sortie du placard stylistique – le maître de l’horreur psychologique passait alors à l’Ouest du B-movie psychologique, le cinéaste opta sans prévenir pour le scénario de Steven Knight, fort en similitudes avec Dirty Pretty Things, que ce dernier signa pour Stephen Frears. Pour la première fois de sa carrière, Cronenberg mis le pied à l’extérieur du Canada pour l’entièreté d’un tournage, vu l’anglicisme du récit de Knight, costaude sarabande sur la mafia russe opérant à partir de Londres.


Tombé sous le charme de Viggo Mortensen sur le tournage précédent, Cronenberg fit appel à nouveau à l’acteur-peintre dans son nouveau film, autre première pour un cinéaste autant réputé pour ses ruptures avec les castings que les genres. L’offre était trop belle pour Mortensen, dans la peau d’un personnage secondaire mis constamment à l’avant-plan. Son Nicolai, chauffeur d’un restaurateur russe aux activités louches, l’acteur l’a façonné comme une brute dont les limites de son langage et l’étendue de ses tatouages deviennent rapidement ses marques de commerce.


Nicolai est confronté à Anna, une infirmière ayant recueilli le bébé d’une prostituée ukrainienne illégale décédée sur sa civière. Sans protéger ses arrières, Anna n’hésite pas à confronter Semyon, patriarche bienveillant dont le regard tait d’atroces culpabilités, et son fils Kirill, bras droit écervelé, pour retrouver la famille de la victime.


Anna n’est bien entendu que le cheval de Troie d’une exploration de l’horreur des filles de l’Est à la virginité monnayable, véritables marchandises d’expatriés profitant des largesses et de la gourmandise occidentales. Si le malaise de la situation est palpable, Cronenberg s’en tient malheureusement à l’exposition schématique d’une réalité jamais loin des stéréotypes d’actualité dans ce qui s’avère être un faux pas bien intentionné. Toute l’ambiguïté d’un récit traditionnel comme A History of Violence est ici délayé dans le recours simpliste au sordide et à la compassion a posteriori, champs / contrechamps ténus d’une histoire d’horreur et d’un fait social qui auraient mérité d’être épanchés au-delà des chicanes de ruelles.


Une fois l’impression immédiate de nouveauté dissipée, on se rend vite compte qu’on nage en plein bassin cronenbergien : emphase sur les bas-fonds de la virilité, rôles féminins blondinets et presque anecdotiques, culte des morphologies, sexualité déviante – la prostituée mineure devenue enceinte du patriarche, corps à corps esthétisants : si le propos change, le cinéaste demeure… jusqu’à ces effets de faux-semblants renvoyant à d’autres chapitres de sa carrière, tel la ressemblance entre Naomi Watts et Maria Bello, les briques blanches d’une ruelle s’apparant au tunnel de Dead Zone, le clan russe proche des sociétés secrètes de Videodrome, les repères britanniques ressortis du décor de Spider, les espaces médicaux empruntant à Dead Ringers.


Autant de raccourcis psychologiques et tragiques ne sauraient toutefois ombrager l’implication de tous les instants des acteurs principaux, recrutés pour leurs archétypes sans équivoques autant que leur énergie carnivore. Mortensen, qui semble chaque fois renaître en présence de Cronenberg, s’en donne à cœur joie dans un rôle difficile, celui du faire-valoir aux intentions troubles et à l’agressivité olympienne, en jouant autant de la carrure que d’un faciès couronné d’une houppe difficile à oublier. Watts, pour sa part, conserve les yeux les plus expressifs de Hollywood pour refléter la peur, sans jamais atteindre les sommets de King Kong ou Mulholland Drive. Armin Mueller-Stahl, l’éternel passif-agressif européen, la joue encore peinard sans se soucier de sa prononciation de plus en plus approximative.


Si Vincent Cassel s’est trompé de film avec son vaudeville chimérique, il fait bon revoir à l’écran Jerzy Skolimowski, acteur occasionnel et réalisateur encore plus rare, empreint ici d’un pathétisme rancunier qui apportera au film l’un de ses seuls traits de lucidité, le réalisme d’un marché impitoyable exercé par ces expatriés bercés à la kalachnikov, peu enclins à mener une affaire au grand jour et capables d’embrasser Mère Russie pour mieux lui voler ses filles.

Critique "Gone Baby Gone"

GONE BABY GONE
de Ben Affleck
2007

Paru dans la revue Séquences


Vedette déchue délaissée par les producteurs, Ben Affleck avait le choix de faire un Nicolas Cage de lui-même et s’empêtrer dans une série de flops ou repenser sa carrière. Scénariste oscarisé pour Good Will Hunting, le wonder kid de Boston est retourné dans son patelin et sa famille pour passer à la réalisation, un choix ravigotant à la lumière de Gone Baby Gone, tiré du roman de Dennis Lehane, scénariste du simiesque Mystic River, avec qui GBG partage le même périmètre, la disparition d’un jeune enfant, des cas d’abus, l’incompréhension du corps policier, et plusieurs souillures viriles.


Casey Affleck et sa bouille d’éternel adolescent était tout indiqués pour prendre les traits de Patrick Kenzie, un privé sous-employé dans la jeune trentaine. Profitant du kidnapping de la fille d’un voisin de Dorchester, un des quartiers les plus malfamés de Boston, Kenzie et sa partenaire Angie offrent avec instance leurs services à la famille élargie de la disparue pour déjouer l’ineptie de la police locale, peu familière avec les relations intestines unissant les petites fratries de la périphérie. En plus des dealers de drogues, des gangs de rue et d’un cercle pédophile, Kenzie doit surtout composer avec la mère de la petite, une junkie instable peu coopérante dont les relations douteuses font rejaillir sur elle de possibles soupçons de complicité.


Le suspense, inévitable, emprunte quelques détours pour bien ménager son mystère, mais Gone Baby Gone, on le découvrira sur le tard, dessine plutôt un terrain presque ésotérique pour un genre avide de coupables : le bien et la morale, même combat ? Cette nuance ombrage chaque lueur de vérité dans l’enquête de Kenzie, qui voit son propre copinage l’inciter à défier les autorités plutôt que d’hériter seul du poids de la justice des autres.


L’éloquence de cette prise de conscience compense pour une réalisation pleine de trous, des performances inconstantes et une répartie par trop lourdement inclusive. Les filles, Amy Ryan et Michelle Monaghan en tête, parviennent enfin à compenser un inexplicable laxisme de direction des acteurs chargés de véhiculer en attitude un monde pourtant dominé manifestement par les rancoeurs masculines.



© 2008 Charles-Stéphane Roy

Harun Farocki au Goethe-Institut de Montréal

Harun Farocki : l’image et son double
2007
Paru dans la revue Séquences


Proclamé le plus connu des artistes allemands obscurs, Harun Farocki impose depuis près de 40 ans une réflexion nécessaire sur le rôle et l’interprétation de toutes les images, des archives aux photos en passant par les films industriels, la peinture et les simulations numériques.


Le Goethe-Institut de Montréal consacrait cet automne une importante et trop rare incursion dans son œuvre où s’interpellent plus de 90 films et collaborations, avec le concours de la Galerie Leonard and Bina Ellen de l’Université Concordia, qui accueillait six installations filmiques regroupées sous le thème « One Image Doesn’t Take the Place of the Previous One ».


Au cœur de cet important travail de défrichage des images contre l’oubli et la dénaturalisation de leur réalité initiale s’imposent d’emblée la représentation du monde à travers les méthodes de reproduction et la mise en contexte de leur fabrication. La démarche est loin d’être banale, bien au contraire, surtout depuis la prolifération et la mise en circulation d’œuvres numériques conçues par la masse, véritable repolarisation des discours officiels.


D’origine tchèque, Farocki enseigne dans plusieurs universités allemandes à la fin des années 1960 avant de devenir éditeur de la revue munichoise Filmkritik et de concevoir des vidéos d’essai sociopolitiques sur le rôle de la technologie dans notre compréhension du monde moderne. Prolifique, Farocki alterne ses interventions devant et derrière la caméra, tantôt acteur chez Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Rapports de classes), puis producteur du cinéaste Aysun Bademsoy ou, récemment, scénariste chez Christian Petzold (Yella, Gespenster, Toter Mann), tout en s’intéressant aux mythe de l’histoire du cinéma (Peter Lorre, acteur maudit en 1984).


Images du monde et inscriptions de la guerre l’établit sur la scène internationale – près de 20 ans après ses débuts ! – comme un des principaux (sinon l’unique) « artiste-archéologue », dont le travail s’inscrit autant dans l’art contemporain que la littérature génétique ou le cinéma théorique tel que le pratique déjà Jean-Luc Godard, l’une de ses influences les plus évidentes. Si Farocki pense l’image comme témoin à la fois d’une réalité, des limites de sa production et de sa signification inscrite dans un contexte donné, la guerre embrasse à elle seule les enjeux pivots de l’œuvre de l’artiste, soit la reproduction, l’information, la politique et la mise à plat des détails.


La démarche de Farocki embrasse au fil des années des sujets en apparence dispersés tels que le travail manuel, la prison, la surveillance, les natures mortes, l’architecture des centres d’achats et même le capital de risque. Plus encore que Chris Marker, l’artiste allemand instaure une sémiologie de l’image par des moyens exclusivement cinématographiques, du moins dans la partie de son œuvre conçue pour le cinéma et la télévision. Farocki n’est pas un théoricien à proprement dit ou un conceptualiste à tout écrin, mais plutôt un essayiste passé maître dans l’art de l’observation et la mise à plat d’un riche panorama d’hypothèses de tout horizons, géographique, physique, historique, populaire, etc.


Dans les cercles cinéphiles, l’Allemand fait partie de ces faux documentaristes difficilement classifiables, par lesquels le réel n’est que le point de départ (et parfois d’arrivée) d’échanges parfois déconcertants entre un geste et son existence même. Au pinacle de son empathie envers le public, Farocki peut alterner, la main sur le cœur, des fragments d’archives, quelques simulations primaires par ordinateur, peut-être même une entrevue ; d’autres fois, il ne dialogue que par la succession d’images et de commentaires en intertitres. On est loin de Michael Moore ou du cinéma-vérité !


Pour arriver à ses fins, malgré des besoins de production plutôt rudimentaires (le temps de recherche demeure son principal atout), Farocki tourne également pour la télévision quelques segments intégrés à des émissions culturelles (dont certains épisodes de la version allemande de la série jeunesse Sesame Street) entre deux essais rigoristes. Qu’importe le champ de pratique, le cinéaste estime malgré tout plusieurs de ses collaborations destinées au petit écran, qui l’ont forcé à privilégier les observations essentielles sur l’échafaudage de critiques ou la hiérarchisation des œuvres et des arts, inspiré des préceptes de son compatriote Walter Benjamin, qui considérait chaque reproduction comme authentique et autonome face à l’original, dorénavant libérée du geste de création initial. Farocki précise toutefois cette idée dans une perspective fortement politisée, postulant que la guerre a capitalisé sur l’industrialisation en tant que nouvel eugénisme des formes et des expressions.


QUELQUES ŒUVRES CAPITALES

Vidéogrammes du monde et inscriptions de la guerre (1988) : La photo d’une femme dans un camp d’Auschwitz et une prise de vue aérienne de ce camp inspirent Farocki à décrypter l’histoire non-officielle de la Seconde guerre mondiale par des documents d’archives. Il témoigne de ce qui a été retenu et ignoré, utilisé par les Nazis et rejeté par les Alliés, tout en forgeant une dialectique entre la conception et la destruction, l’isolement d’une réalité (une photo) et sa relation avec un corpus (d’une même guerre, par exemple) pour concevoir plusieurs Histoires possibles. Farocki part de cet entrecroisement pour évoquer à la fois l’histoire de la topographie, de la photogrammétrie et du camouflage aérien, sophistications techniques et extensions de l’ambition nazie à réécrire la réalité à son image. À cela se superposent des vidéos d’un canal artificiel à Hanovre simulant l’effet de ressac pour étudier le mouvement de l’eau et les premières photos d’identité de femmes algériennes sans voiles dans les années 1960. La photographie ne croque plus du réel, elle le répertorie pour mieux que l’humain puisse le reproduire à nouveau.


La sortie de l’usine (1995) : Farocki fait référence ici à La sortie des Usines Lumière à Lyon (1895) des frères Lumière, un des premiers films de l’histoire à avoir été projeté en public, pour aborder les liens entre l’illustration publique et privée. Conçu comme un simple exercice de profondeur de champ, le bout d’essai des Lumières laisse apparaître des ouvriers au moment où ils redeviennent des citoyens, en mettant le pied dans la rue. De masse volontaire, le corps ouvrier s’éparpille et les individualités ressurgissent. Le cinéaste met en exergue des pellicules sur les sorties et entrées de prison et les grèves à partir de sources diverses (films de propagande et vidéos institutionnelles avec des extraits des longs métrages The Killers de Robert Siodmak, Desertir de Vsevolod Pudovkin, Clash by Night de Fritz Lang); à la lumière de ces œuvres apparemment passives se trament peut-être les premiers ancêtres des vidéo de surveillance…


Nature morte (1997) : La reproduction d’objets inanimés, de la nature morte picturale aux objets photographiés à des fins publicitaires, est au cœur de ce documentaire produit pour la télévision. Le potentiel figuratif d’un objet témoigne, selon Farocki, du caractère de celui qui en exécute la reproduction, plus que du « sujet » en tant que tel. L’artiste allemand met côte à côte quelques peintures de la grande période de la nature morte flamande du 17e siècle préfigurant les débuts de l’encyclopédisme, avec la session photo de pubs de bière, de fromage et de montres-bracelets de luxe pour questionner notre fétichisme envers ceux-ci, la fonction que nous leur attribuons (ou dénaturons à l’occasion), leur rapport sacré ou profane au monde en action et leur possible hiérarchie.


Rien sans risque (2004) : Peut-être l’un des films les plus conventionnels de Farocki, cette vidéo de facture documentaire observe presque passivement deux séances de négociations à huis clos entre les représentants d’un entrepreneur et un groupe de capitaux à risques sur un investissement de 750 000 euros. Le langage illustre autant les forces du marché que les leviers de persuasion d’une discussion où l’hypothétique devient tangible, la pression du risque évoluant tour à tour entre les demandeurs et les banquiers. Entremêlé de vidéos de démonstration de l’invention des demandeurs, le film expose la difficulté de quantifier et de calculer, donc de soutenir, l’innovation, industrielle ou non.


Répit (2007) : Farocki participe à un projet inusité, un triptyque intitulé Mémoires, qui est en fait une commande du Festival de Jeonju dans le cadre de son Projet numérique annuel démarré en 2001. Inséré entre les fictions Correspondances de Eugène Green et Les chasseurs de lapin de Pedro Costa, Répit s’attarde en 40 minutes et plusieurs clichés à l’étonnant quotidien du camp de concentration de Westerbork, un point de transition néerlandais des déportés en route vers Bergen-Belsen et Auschwitz. À l’image de Vidéogrammes du monde et inscriptions de la guerre, Farocki s’interroge sur la volonté des Nazi à instiguer le Juif-Allemand Rudolf Breslauer à filmer en 16mm la vie à l’intérieur de l’enfer. On y voit les prisonniers troquer le travail pour les planches et sourire à l’occasion. À l’aide d’un seul commentaire inscrit à l’écran entre deux photogrammes, le cinéaste émet des hypothèses sur les raisons qui ont permis que de tels moments se produisent pendant pareille boucherie, et pourquoi ces rares images d’un relatif bonheur n’ont-elles jamais émergées dans l’œil public, habitué aux mines mornes et aux corps empilés. Le cinéaste avance que le refus des plans rapprochés et l’exécution hors-contexte renvoient une image faussement positive d’une réalité meurtrière.


© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Stellet Licht"

Stellet licht
de Carlos Reygadas
2007

P
aru dans la revue Séquences

Sur la Terre comme au ciel


On avait poussé des Ho ! et des Ha ! face à Japón, des Bof ! et des Bah ! devant Battala en el Cielo ; Stellet Licht, 3e messe du Mexicain Carlos Reygadas, ne pouvait pas passer inaperçue et devait confirmer laquelle des tangentes empruntées dans ses deux premiers films contenait la marque du cinéaste : le dépouillement nihiliste ou le sexe expiatoire ? Jouant sur ces attentes précises, Reygadas plonge plus avant encore dans le solennel et la rédemption, étirant sa métaphysique en cinémascope jusqu’à créer un puissant et paradoxal effet de rationalisme sublimé.


Après les intellectuels et les politiciens, voilà que ce rejeton d’avocat éclaire sa caméra des visages résignés des communautés mennonites vivant au Nord du Mexique, alors que leur quotidien austère résiste aux bains de lumière quotidiens rejaillissant sur les plaines désertiques d’une contrée rarement explorée par le cinéma tex-mex. Dans ces sillons biscornus se désole un couple de chrétiens protestants peu loquace, dont le mari, fermier bien rangé, tait son éloignement progressif au fil de son amour grandissant pour une autre femme.


Incapable de se soustraire à son attirance envers Marianne, Johan partage son secret avec son épouse Esther, envers laquelle il continue de nourrir une affection de proximité et d’entretien. Mais la mère de leurs six enfants, le cœur en abîme, ne peut que s’abandonner au chagrin qui, tel un virus, la terrassera subitement. Tout aussi imprévue sera sa résurrection par la seule présence de Marianne à ses funérailles.


Entre un lever et un coucher de soleil/rideau grandioses, le regard que pose Reygadas sur ces pieux silencieux est évidemment celui d’un rigoriste athée, convaincu de pouvoir expliquer la foi de ses personnages par leur simple dévouement amoureux, comme si une croyance, quelle qu’en soit la confession, pouvait être réduite sous son strict aspect sacrificiel.


Nul doute que la symétrie obsessive des plans de Reygadas était toute indiquée pour encadrer les mœurs affables des Mennonites, si bien que le cinéaste arrive ici à un équilibre, une balance illuminatrice, à la fois pinacle de sa démarche à ce jour, et principal irritant de sa propension à magnifier la moindre transition ou le plus banal accessoire. La question demeure encore plus vive ici qu’auparavant dans le cinéma du Mexicain : comment faire véritablement vivre et respirer l’obligatoire intimité d’un drame lorsque l’esprit prime sur la chair ?


Premier film tourné en Plautdietsch, un dialecte germanique aux accents de néerlandais médiéval et de flamand, Lumière silencieuse témoigne avant tout de la foi de Reygadas envers l’ordre – sentimental, communautaire, géomorphique, dynamique – et l’âpreté du quotidien tel que l’a perfectionné Carl Dreyer, auquel le Mexicain semble s’être approprié et le ton, et les teintes, ainsi que l’intensité morale propre à Robert Bresson, dont les signes sont également manifestes.


Le Prix du Jury à Cannes 2007 serait toutefois demeuré hors de portée de Reygadas s’il n’avait pas truffé cette longue homélie de ses uniques tournis visuels, de quelques incongruités – la diffusion intégrale de la chanson « Les bonbons » de Jacques Brel – et d’un casting amateur fort avenant, mené par le tandem typé du père et du fils Wall, qui auraient pu trouver chez Bergman nombre de rôles à leur image, et surtout par le duo féminin Elizabeth Fehr et Miriam Toews, qui, à l’instar des deux premiers essais du cinéaste, révèlent la bonhomie des chefs de famille face à la résignation battante de leur partenaire.


Ne manière plus évidente encore, Reygadas se veut le cinéaste de ce qui n’est pas : l’invisible et l’indicible occupent tout le champ – et le hors-champ, suggéré par l’obstination de la caméra à passer de l’action à ses lignes de côté sans crier gare – comme si la création, celle de Dieu et des hommes, reprenait son souffle et son droit de cité, le temps d’un travelling lentissime sur des arbres, un panoramique autour d’un champ enneigé ou un plan large d’une autoroute inondée par une pluie diluvienne. Si tout est autant calculé jusqu’à dilater les soupirs, Reygadas, en limitant l’espace mental de ses personnages à leur environnement immédiat, peaufine comme nul autre un théâtre filmé nouveau genre, une tragédie où le temps et le lieu font plus office d’action que l’action elle-même.


S’il flirte avec la virtuosité, le cinéma de Reygadas souffre une fois de plus du poids de cette insistance envers des plans sursignifiants et des calques de personnages dont l’écho thématique, peu importe la justesse ou la cohérence, résonne encore plus fort que leur humanité.



© 2008 Charles-Stéphane Roy