mardi 29 janvier 2008

Les cinémas nationaux, une vue de l’esprit?

Les cinémas nationaux, une vue de l’esprit?
2007

Paru dans la revue Séquences


De façon cyclique, les films nationaux prennent le haut du pavé des box-offices sur la planète. La surproduction récente rendue possible par des financements étatiques accrus et les tournages numériques n’a pourtant pas fait tomber les digues de la distribution, pensée et régie en fonction du potentiel commercial et, de façon plus concrète, du nombre limité d’écrans disponibles. Quel avenir pour la circulation des œuvres locales?


L’établissement de l’ONF à Montréal dans les années 1960 a stimulé une génération de cinéastes à expérimenter le documentaire et faire leur marque avant d’aller travailler dans le privé, ce qui a lancé la première vague de films populaires produits au Québec. Hormis Aurore ou Le survenant, peu de films avaient déplacé auparavant les foules en raison d’un volume de production et de stratégies commerciales peu développés. Avec l’établissement de l’abri fiscal du gouvernement fédéral à l’intention des producteurs, les années 1970 virent le premier boom économique (et social) causé par le grand écran par l’apparition des films regroupés sous l’appellation Maple Syrup Porn : Valérie, 7 fois… par jour et L'amour humain (1970) de Denis Héroux, L’initiation , 2 femmes en or, Les chats-bottés et La pomme, la queue et les pépins de Claude Fournier, Pile ou Face de Roger Fournier, Fleur bleue de Larry Kent puis L’après-ski de Roger Cardinal.


La libération sexuelle et le fleurissement du parc de salles indépendantes aidant, le Québec vécu un âge d’or inattendu, qui allait servir de référence dans les décennies à venir. Mœurs et technologie obligent, le gouvernement cessa de financer ces films ‘osés’ au même moment où Deep Throat de Gerard Damiano cassait la baraque aux Etats-Unis et finalisa la libération du porno dans les salles, quelques mois avant l’arrivée de la vidéo.


Néanmoins, le mal était fait : pour la première fois, les Québécois avaient accès à plusieurs films où les gens s’exprimaient, vivaient et sacrent comme eux. La déconfiture référendaire, conjuguée à l’arrivée des premiers blockbusters américains (Star Wars, Raiders of the Lost Ark), allait toutefois éteindre cette lancée et disséminer les films québécois sur nos écrans. Le même phénomène pouvait s’observer à l’étranger : après plusieurs années de grâce, Fellini, Truffaut, Kurosawa et plusieurs autres peinèrent à trouver des distributeurs à l’étranger, tandis que leurs compatriotes Milos Forman, Roman Polanski, Andrei Konchalovsky ou Bernardo Bertolucci choisirent de poursuivre leur carrière à Hollywood.


LA PANNE SÈCHE

L’équation « moins de salles, moins d’argent, plus de blockbusters américains » doublée d’une récession a miné les cinémas nationaux durant les années 1980, tandis que les loisirs du publics s’américanisaient de plus en plus. Pire encore, la visibilité des cultures locales passa dans le camp de la télévision – au Québec, notamment, avec la première superproduction Lance et compte, les coproductions à la Louisiana de Philippe de Broca, les miniséries hybrides comme Les tisserands du pouvoir et d’innombrables téléromans – tout comme plusieurs cinéastes ayant débuté dans les années 1970, tels Jean-Claude Lord et Claude Fournier. À l’époque des VHS et du Betamax, peu de films québécois s’imposèrent aussi sur les tablettes, prenant du retard sur les catalogues étrangers. Dans les salles, seuls Elvis Gratton de Pierre Falardeau, La guerre des tuques de André Melançon, Le déclin de l'empire américain de Denys Arcand et trois films de Yves Simoneau (Pouvoir intime, Les Fous de Bassan et Dans le ventre du dragon) gagnèrent la faveur du public.


Tout cela changea au tournant de la décennie avec Ding et Dong : le film de Alain Chartrand et surtout Cruising Bar (1989) de Robert Ménard, considérés comme les premiers véritables blockbusters québécois. S’ils ne s’avèrent que des cas isolés, ces films ont néanmoins créé des attentes auprès des institutions, des producteurs, des exploitants de salles et du grand public en termes de rentabilité. Le box-office pris une place prépondérante dans la publicité des films suite à la création dès 1993 du service de compilation des recettes aux guichets Alex Films, devenu Cineac par la suite.


Les années 1990 confirmèrent la consolidation de tous les pans de l’industrie du cinéma, des boîtes de production aux distributeurs, des réseaux de salles aux chaînes de clubs vidéo, ce qui contribua paradoxalement à réduire le temps d’exposition des films, toutes origines confondues, sur les écrans. La consécration des chaînes spécialisées et de la vidéo sur demande n’empêcha pas toutefois une recrudescence de films québécois sur les marquises et la naissance d’une nouvelle génération, en rupture avec le cinéma américain et le cinéma direct (François Girard, Robert Lepage, Michel Langlois, Charles Binamé et surtout Jean-Claude Lauzon, un rescapé du cinéma froid et léché des années 1980), tout en consacrant Pierre Falardeau, devenu un auteur pris au sérieux avec Le steak puis Octobre, et des auteurs issus des minorités culturelles comme Léa Pool, Michka Saal, Paul Tana, Tahani Rached, Patricio Henriquez et Martine Chartrand.


Quoi qu’il en soit, on ne pouvait toujours pas encore parler d’industrie, en terme de financement – rares étaient les films 100 % québécois dépassant des budgets de 2 M$ à cette époque – et de rentabilité. La télévision demeura encore le médium par lequel la culture québécoise entre dans les foyers et atteint souvent des moyennes de près de 3 millions de téléspectateurs, tandis que les films québécois, plus nombreux au cinéma, quittaient généralement les marquises en coup de vent. Il faudra attendre la sortie du premier volet des Boys (1997) de Louis Saïa, jumelée incidemment au déclin momentané de l’industrie hollywoodienne, alors perdue dans les mirages des records du Titanic, pour que l’espoir d’une cinématographie québécoise omniprésente dans les salles ne soit plus une illusion.


Apprécié par le plus grand nombre, démonisé par la critique, la franchise Les Boys (1997 à 2005) marque un tournant dans la manière de produire et mettre en marché les films québécois. Profitant de la tendance naissante mettant coude à coude distributeurs et producteurs, Christal et Melenny ont conclu des partenariats de visibilité avec des chaînes de restaurant et des marques populaires tout en dépensant des sommes record en publicité. Calquée sur la recette américaine, la stratégie de sortie, inédite à l’époque, consista à envahir le plus d’écrans possibles en province dès la première semaine. La formule, fort lucrative, forca les institutions à revoir leur mode de financement et récompenser les propriétaires des films vedettes en leur allouant des montants discrétionnaires pour continuer à faire tourner la roue. Dès lors, une manne de films québécois profitera de l’effet-Boys dans des conditions plus favorables à leur commercialisation. D’objets exotiques à œuvres patrimoniales, de devoir culturel à curiosité estivante, le film québécois se débarrassait une fois pour toutes de ses complexes et devenait ‘in’.


2002-2003 reste une période charnière avec les succès combinés de Un homme et son péché, La grande séduction et Les invasions barbares, qui culminera avec l’Oscar du film étranger. Parallèlement, les films français peinent à percer nos salles à cause de la nouvelle longévité des titres d’ici dans les complexes.


Le phénomène est généralisé : partout sur la planète, les films locaux gagnent en visibilité à la maison et rejoignent les cinéphiles informés via le DVD multizone. Coréens, Italiens, Anglais, Allemands, Espagnols et Sud-Américains eurent à nouveau la cote avec de multiples histoires authentiques ancrées dans une réalité universelle. Les cinématographies plus jeunes n’ont plus rien à envier aux grandes traditions nord-américaines, européennes ou asiatiques. Les revers de la mondialisation redonnent du tonus aux récits de proximité et incitent les cinéphiles à consommer des produits locaux tout en gardant l’œil sur la situation internationale grâce aux longs métrages documentaires, qui contribuent à redynamiser le box-office.


LA COHABITATION

L’ère des blockbusters ne semble pas révolue et les fictions télévisuelles rivalisent d’imagination avec le grand écran, mais qu’importe; une nouvelle donne, d’apparence plus équitable et diversifiée, s’installe dans les cinémas. Documentaires, films d’action, animations innovatrices et cinéma 3D se relaient pour regagner l’attention des consommateurs de web et de jeux vidéo. La vidéo sur demande par Internet et les enregistreurs numériques personnels contribueront à leur manière à maintenir l’intérêt bien réel et étendre les tentacules d’une machine de production de mieux en mieux rodée. Le projet Éléphant, site anthologique où sera possible le visionnement de la majorité des films produits au Québec, devient le chaînon manquant d’une cinématographie anémique faute de valorisation de son patrimoine.


Et les histoires, dans tout ça? Plusieurs ont soulevé l’érosion de l’imaginaire ou de la spécificité québécoise à l’écran, qui aplanirait l’originalité des auteurs. Est-ce la rançon du succès? À la ‘télévisualisation’ des images de fiction, C.R.A.Z.Y., La neuvaine, Gaz Bar Blues et Congorama ont peut-être défriché la voie à suivre, celle d’un cinéma grand public ancré dans sa réalité, amoureux de ses personnages et fier de son identité.


© 2008 Charles-Stéphane Roy