de Carlos Reygadas
2007
Paru dans la revue Séquences
Sur la Terre comme au ciel
On avait poussé des Ho ! et des Ha ! face à Japón, des Bof ! et des Bah ! devant Battala en el Cielo ; Stellet Licht, 3e messe du Mexicain Carlos Reygadas, ne pouvait pas passer inaperçue et devait confirmer laquelle des tangentes empruntées dans ses deux premiers films contenait la marque du cinéaste : le dépouillement nihiliste ou le sexe expiatoire ? Jouant sur ces attentes précises, Reygadas plonge plus avant encore dans le solennel et la rédemption, étirant sa métaphysique en cinémascope jusqu’à créer un puissant et paradoxal effet de rationalisme sublimé.
Après les intellectuels et les politiciens, voilà que ce rejeton d’avocat éclaire sa caméra des visages résignés des communautés mennonites vivant au Nord du Mexique, alors que leur quotidien austère résiste aux bains de lumière quotidiens rejaillissant sur les plaines désertiques d’une contrée rarement explorée par le cinéma tex-mex. Dans ces sillons biscornus se désole un couple de chrétiens protestants peu loquace, dont le mari, fermier bien rangé, tait son éloignement progressif au fil de son amour grandissant pour une autre femme.
Incapable de se soustraire à son attirance envers Marianne, Johan partage son secret avec son épouse Esther, envers laquelle il continue de nourrir une affection de proximité et d’entretien. Mais la mère de leurs six enfants, le cœur en abîme, ne peut que s’abandonner au chagrin qui, tel un virus, la terrassera subitement. Tout aussi imprévue sera sa résurrection par la seule présence de Marianne à ses funérailles.
Entre un lever et un coucher de soleil/rideau grandioses, le regard que pose Reygadas sur ces pieux silencieux est évidemment celui d’un rigoriste athée, convaincu de pouvoir expliquer la foi de ses personnages par leur simple dévouement amoureux, comme si une croyance, quelle qu’en soit la confession, pouvait être réduite sous son strict aspect sacrificiel.
Nul doute que la symétrie obsessive des plans de Reygadas était toute indiquée pour encadrer les mœurs affables des Mennonites, si bien que le cinéaste arrive ici à un équilibre, une balance illuminatrice, à la fois pinacle de sa démarche à ce jour, et principal irritant de sa propension à magnifier la moindre transition ou le plus banal accessoire. La question demeure encore plus vive ici qu’auparavant dans le cinéma du Mexicain : comment faire véritablement vivre et respirer l’obligatoire intimité d’un drame lorsque l’esprit prime sur la chair ?
Premier film tourné en Plautdietsch, un dialecte germanique aux accents de néerlandais médiéval et de flamand, Lumière silencieuse témoigne avant tout de la foi de Reygadas envers l’ordre – sentimental, communautaire, géomorphique, dynamique – et l’âpreté du quotidien tel que l’a perfectionné Carl Dreyer, auquel le Mexicain semble s’être approprié et le ton, et les teintes, ainsi que l’intensité morale propre à Robert Bresson, dont les signes sont également manifestes.
Le Prix du Jury à Cannes 2007 serait toutefois demeuré hors de portée de Reygadas s’il n’avait pas truffé cette longue homélie de ses uniques tournis visuels, de quelques incongruités – la diffusion intégrale de la chanson « Les bonbons » de Jacques Brel – et d’un casting amateur fort avenant, mené par le tandem typé du père et du fils Wall, qui auraient pu trouver chez Bergman nombre de rôles à leur image, et surtout par le duo féminin Elizabeth Fehr et Miriam Toews, qui, à l’instar des deux premiers essais du cinéaste, révèlent la bonhomie des chefs de famille face à la résignation battante de leur partenaire.
Ne manière plus évidente encore, Reygadas se veut le cinéaste de ce qui n’est pas : l’invisible et l’indicible occupent tout le champ – et le hors-champ, suggéré par l’obstination de la caméra à passer de l’action à ses lignes de côté sans crier gare – comme si la création, celle de Dieu et des hommes, reprenait son souffle et son droit de cité, le temps d’un travelling lentissime sur des arbres, un panoramique autour d’un champ enneigé ou un plan large d’une autoroute inondée par une pluie diluvienne. Si tout est autant calculé jusqu’à dilater les soupirs, Reygadas, en limitant l’espace mental de ses personnages à leur environnement immédiat, peaufine comme nul autre un théâtre filmé nouveau genre, une tragédie où le temps et le lieu font plus office d’action que l’action elle-même.
S’il flirte avec la virtuosité, le cinéma de Reygadas souffre une fois de plus du poids de cette insistance envers des plans sursignifiants et des calques de personnages dont l’écho thématique, peu importe la justesse ou la cohérence, résonne encore plus fort que leur humanité.
© 2008 Charles-Stéphane Roy