mardi 26 mai 2009

Claudia Llosa au Festival de Berlin 09


59e FESTIVAL DE BERLIN
2009
Paru dans la revue Séquences

Claudia Llosa, ou l’espoir d’un cinéma péruvien

Il ne faudrait pas que la faible tenue de la compétition 2009 ne vienne assombrir le triomphe du film The Milk of Sorrow (La Teta asustada), le récipiendaire inattendu de l’Ours d’Or. En seulement deux longs métrages, Claudia Llosa, âgée d’à peine 32 ans et native de Lima, a réussi le tour de force de livrer une œuvre dense et personnelle tout en étant la première cinéaste du Pérou à rafler les plus grands honneurs à la Berlinale. Séquences a recueilli son témoignage quelques jours avant son triomphe.

On peut compter sur les doigts d’une main les productions conçues et tournées au Pérou ayant marqué l’imaginaire de la gente festivalière, sauf peut-être ceux de Francisco J. Lombardi, récipiendaire en 1990 du Grand Prix des Amériques avec Caídos del cielo, mais dont la production est demeurée confidentielle chez nous. Forte d’un premier long métrage (Madeinusa) remarqué à Rotterdam et ailleurs, Claudia Llosa, fille du grand écrivain péruvien Mario Vargas de Llosa et élevée dans une famille libérale et globetrotter, a rapidement compris que le Pérou ne pourrait exister au cinéma sans l’aide internationale en participant à tous les laboratoires d’écriture possibles (à Los Angeles et Berlin, entre autres), tout en s’assurant la participation de producteurs espagnols enclins à venir tourner dans son pays natal en faisant confiance à la main-d’œuvre locale.

Aussi abouti sur les plans politique, poétique, social, anthropologique et plastique, The Milk of Sorrow pourrait faire le plus grand bien à la fois aux jeunes talents péruviens en manque de visibilité, mais aussi au cinéma au féminin en général, surtout par sa grande maturité artistique et sa farouche volonté d’ancrer son récit dans une réalité défendue avec authenticité. Le mal du lait maternel auquel fait référence le titre du film a suscité plusieurs questions parmi ses premiers spectateurs.

« On a recensé plusieurs cas présumés dans les régions montagneuses exposées à la barbarie du terrorisme durant les années 1980; des études psychologiques ont démontré qu’il s’agissait bien d’un trouble psychosomatique dont étaient atteintes les femmes vivant dans la peur d’être violées ou battues à nouveau, a expliqué Llosa. Le seul nom littéral de ce trouble, le ‘sein effrayé’, est si évocateur qu’il se transmet d’une génération à la suivante, souvent associé à des rites chamaniques. Bien qu’une aide psychanalytique ait été déployée par des ONG pour venir à leur secours et les aider à parler, il reste qu’elles ont besoin davantage d’aide. »

D’une image forte à l’autre, la cinéaste a créé de toutes pièces l’utilisation de la patate enfoncée délibérément au creux du sexe de Fausta afin d’illustrer visuellement la douleur qui la ronge. « Encore ici, la pomme de terre m’est venue à l’esprit après avoir entendu le témoignage d’un ami au sujet d’un cas similaire signalé dans un rapport médical, se rappelle Llosa. Les saignements de Fausta causés par la germination de la patate était d’autant plus emblématique de ses croyances et ses peurs intimes. J’ai toutefois eu à obtenir un avis médical sur la crédibilité de cette situation… Au Pérou, la patate est considérée paradoxalement comme un symbole de fertilité et d’enracinement, un sens que j’ai détourné dans le film pour signaler un traumatisme, une blessure, une sorte de tumeur qu’on veut cacher. »

La réalisatrice entrecroise ce mythe cruel à un rituel bien concret et fort populaire au Pérou, celui des mariages en groupe, un des thèmes récurrents du film. « Cette pratique est authentique et très courante à Lima, assure la cinéaste. D’ailleurs, les figurants des scènes de mariage avaient déjà participé à ce rituel et avaient même revêtu à nouveau leurs habits de cérémonie durant le tournage! »

La production du film s’est déroulée dans plusieurs langues, alors que l’espagnol a cédé sa place au Quechua, un dialecte toujours parlé chez les autochtones péruviens ainsi qu’en Bolivie et dans le nord de la Colombie. « Il est vrai que le Quechua perd du terrain au Pérou, acquiesça la réalisatrice. Sur le plateau, plusieurs types de Quechua étaient néanmoins parlés car les membres de notre équipe locale venaient de différentes régions et se sont même obstinés sur la façon de bien le parler. »

Llosa a enfin eu la main heureuse en découvrant la talentueuse Magaly Solier, qui incarne Fausta, la jeune femme prête à subir une purge incongrue afin d’éloigner le désir des hommes. « Elle a elle-même écrit les chansons du film après plusieurs heures passées assise au piano car elle est une vraie chanteuse, a-t-elle confirmé. Pour une chanteuse, il est naturel d’expulser ses tourments par la voix, et les personnages de Fausta et, avant elle, de sa grand-mère, ont nourri plusieurs chants afin de conjurer leur sort mais aussi de perpétuer leurs souvenirs, aussi douloureux soient-ils. »

© Charles-Stéphane Roy 2009

Bertrand Tavernier au Festival de Berlin 09


59e FESTIVAL DE BERLIN
2009
Paru dans la revue Séquences

Tavernier, la bête lumineuse

Le vétéran Bertrand Tavernier est revenu à Berlin cette année avec In the Electric Mist, l’attendue adaptation du roman éponyme de l’Américain James Lee Burke, vénéré en France comme l’un des plus brillants héritiers du polar classique. Largement ignoré par la critique, le film a aussi laissé de marbre le jury mais invite à redécouvrir un incontournable du cinéma français épris de culture américaine.

Tavernier n’avait pas pris la caméra et le mégaphone depuis le bien-pensant Holy Lola en 2004, mais à 68 ans, on préfère l’ancien critique plus sélectif, quitte à l’attendre… au détour. L’affiche d’In the Electric Mist avait tout pour faire oublier cette absence : Tommy Lee Jones et John Goodman, tous deux résidants aux bordures des bayous louisianais, avaient la gueule et le vécu de l’emploi pour incarner les irascibles Dave Robicheaux et Julie 'Baby Feet' Balboni ; ajoutez à ce duo Peter Sarsgaard, Mary Steenburgen, Ned Beatty, John Sayles et le guitariste Buddy Guy dans de petits rôles et l’ensemble a tout l’air du billet vers la gloire américaine, 20 ans après que Tavernier ait sillonné le territoire cajun avec Mississippi Blues et 'Round Midnight.

Hélas, le film déballe tous les défauts de la coproduction malheureuse – ici entre les Etats-Unis et la France – surtout au niveau du montage, des dérives artistiques et de la tension du récit, ce qui a tôt fait de saccager le réel capital d’authenticité déployé par Tavernier pour manifester son amour profond envers la culture et les mœurs sudistes.

« J’ai eu une fascination pour Robicheaux dès ses premières apparitions dans les roman de Burke ; en fait, j’aurais pu choisir n’importe quelle de ses nouvelles, mais In the Electric Mist semblait la plus acceptable et nécessaire pour résumer l’esprit et les personnages, a confié Tavernier au Festival de Berlin. Je l’aime parce qu’il se bat contre l’imbécillité et la violence, même s’il est souvent colérique et bourré de contradictions. »

Tavernier a découvert l’œuvre de Burke par Philippe Noiret, quelques temps avant sa mort. Le cinéaste aurait même essayé de lui dédier le film, mais son producteur américain l’aurait déconseillé, évoquant des problèmes légaux. « Noiret était fou de Burke, il avait dévoré son œuvre, s’est-il rappelé. Il disait que c’était le plus grand auteur de polar vivant. »

Se félicitant aussi d’avoir pu repêcher John Goodman, qui habite à trois heures des lieux de tournage, Tavernier a parlé du côté évocateur de la Louisiane pour camper son histoire. «Pour moi, l’environnement définit le personnage, quand il ne constitue pas lui-même un personnage à part entière, a-t-il repris. C’est aussi pour cette raison que la plupart des rôles secondaires ont été confiés à des non-professionnels, qui étaient de toute façon un peu tous théâtraux à leur manière. » Pour sa part, le directeur photo Bruno de Keyzer a dû passer plusieurs jours à trouver avec le réalisateur les bons lieux de tournage, notamment à cause de la lumière constamment capricieuse dans ce coin des Etats-Unis.

Le cinéaste a pu compter sur Burke lui-même pour compléter le scénario du film, ce dernier n’hésitant pas à modifier des dialogues ou réécrire certaines scènes entières. Tommy Lee Jones, avec qui Tavernier a avoué avoir connu quelques prises de bec durant le tournage, a toutefois contribué à sa manière au scénario en y allant de suggestions. « J’aime collaborer avec des acteurs s’impliquant dans chaque scène, et Jones fut l’un de ceux-là. Il peut évoquer le passé de son personnage avec un seul mot, une seule intonation. »

Avouant avoir pris à son tour certaines libertés avec le roman de James Lee Burke, Tavernier a tenu à rendre compte dans son film de l’état actuel de la Louisiane suite aux ravages de l’ouragan Katrina. « Le fait d’avoir fait référence à Katrina n’était pas un geste purement politique, mais témoignait surtout d’une réalité à laquelle nous avons eu à faire face durant le tournage, expliqua le réalisateur. J’ai rencontré des nonnes qui s’activaient à reconstruire une église, cela définissait autant l’état actuel de cette région, que le caractère propre de cette communauté, habituée à se relever après avoir vécu plusieurs drames. De plus, il m’apparaissait intéressant de faire en sorte que le personnage de Balboni ait escroqué l’aide fédérale à Katrina au lieu de s’occuper de cinémas pornos comme c’était le cas dans le livre. Le fait est authentique, car plusieurs dizaines de millions de dollars ont disparu durant la tragédie. » Goodman, de son côté, a avoué devoir composer avec l’après-Katrina depuis maintenant trois ans : « Cela fait partie de nos vie, et ce sera le cas pour les années à venir. »

© Charles-Stéphane Roy 2009

Killer Films aux RVCQ 09


RENDEZ-VOUS DU CINÉMA QUÉBÉCOIS
2009
Paru dans la revue Séquences

Christine Vachon, reine des indépendants américains

Par un heureux concours de circonstances, les Rendez-vous du cinéma québécois ont accueilli la productrice américaine Christine Vachon, responsable des débuts de Todd Haynes, Todd Solondz, Larry Clark, Kimberley Pierce, Mary Harron, Mark Romanek, Ethan Hawke, John Cameron Mitchell, Rose Troche et Tom Kalin, tout en ayant remis sur les rails les vieux routiers John Waters et Robert Altman. Vachon animait une leçon de cinéma particulièrement pertinente et dynamique sur l’état de la production états-unienne hors des grands studios hollywoodiens au sein de sa boîte Killer Films.

LES DÉBUTS
« J’ai démarré dans ce métier au milieu des années 1980 à New York. L’époque était très stimulante, surtout à Manhattan, où Jim Jarmush et Spike Lee faisaient leurs débuts. On sentait qu’une révolution était en train de naître.

Je ne connaissais pas grand-chose à la production, mais mon ambition était de travailler dans le cinéma. J’ai alors débuté en effectuant plusieurs métiers, notamment à titre de coordonnatrice de production, superviseure, assistante monteuse ou assistante à la réalisation sur des films à petits budgets, dont des coproductions. Todd Haynes m’avait approché pour produire son premier long métrage, Poison, qui était plutôt expérimental, même pour l’époque.

J’ai donc appris mon métier sur le tas; souvent, en me remémorant mes débuts, je dis que l’ignorance est la meilleure chose qui peut arriver à quelqu’un qui nourrit une ambition. Avec le temps, je suis cependant toujours convaincu d’une chose : produire n’est jamais simple. Cela reste aussi difficile, mais différemment. »

MON STYLE
« J’essaie de me tenir entre le cinéma hollywoodien et l’expérimental. À mes débuts, on faisait du cinéma queer, le sida était partout et décimait nombre d’artistes, qui vivaient dans l’urgence et voulaient créer à tout prix, sans concession. Aujourd’hui, le cinéma indépendant est devenu pas mal plus classique, chaque studio avait jusqu’à récemment sa filiale dite ‘indépendante’…

Mes expériences sur différents postes m’ont également appris à voir le cinéma, indépendant ou non, comme une vaste mécanique, la rencontre excitante et interdépendante entre le commerce et l’art. S’occuper du montage financier, faire en sorte que tout concorde avec les attentes du réalisateur et les réalités économiques, voilà ce que j’aime de mon métier. Plusieurs me demandent si j’aurais plutôt voulu être réalisatrice et je leur répond que…non. La dynamique de la production me stimule au plus haut point. »

LA CRISE ÉCONOMIQUE ET HOLLYWOOD
« Il faut maintenant être plus flexible et créatif que jamais auparavant, car les studios ne s’impliquent plus vraiment dans le type de cinéma que je produis. Je dois alors me tourner invariablement vers trois sources de financement : les investisseurs de fonds en équité, les préventes à l’étranger et les incitatifs fiscaux qu’offrent certains territoires en autant qu’on tourne chez eux avec des professionnels de l’endroit. Évidemment, la valeur du dollar canadien et les crédits d’impôt chez vous sont très avantageux, heureusement!* Mais il faut avouer que les producteurs américains envient les agences de financement gouvernementales comme au Canada ou en France, qui font en sorte qu’on parvient à faire des films sans avoir à solliciter des fonds privés. Ce serait tout simplement impensable aux Etats-Unis.

Voilà comment j’en suis arrivé à tourner en ce moment en Saskatchewan et au Manitoba Lullaby for a Pi de Benoît Philippon, une coproduction France-Canada, alors que ces provinces ont mis de l’avant des crédits d’impôts très intéressants. Ma double nationalité américaine et française m’a également permis d’embarquer dans le projet.

PAYER POUR FAIRE LA FÊTE
« Habituellement, deux types d’investisseurs sont prêts à mettre leur argent dans la production de films : ceux qui croient toucher éventuellement des profits avec les recettes et les ventes du film à l’étranger, puis ceux qui veulent simplement mettre un pied à Hollywood et s’imaginer aller à la soirée des Oscars avec Uma Thurman… La plupart du temps, je rencontre des gens sérieux, mais somme toute, je cherche surtout des individus qui pensent avec leur cœur plutôt que strictement avec leur portefeuille.

LE PRESTIGE INCONTOURNABLE
« Lorsque j’ai fait Happiness, Todd Solondz avait déjà connu un succès modeste avec son film précédent, Welcome to the Dollhouse, mais ce n’était pas assez pour lui permettre de tourner avec des moyens accrus. J’avais besoin de 6 M$ et les investisseurs m’ont promis cette somme si Patricia Arquette, qui avait la cote à l’époque, garantissait sa participation au film, ce qu’elle avait fait. Mais sa mère est tombée malade et elle fut contrainte de rompre son contrat. Le tournage allait débuter et nous étions soudainement à la recherche d’un acteur et de capitaux une fois de plus. C’est alors que j’ai rendu visite à mes investisseurs du début et leur a demandé combien ils consentaient à me donner si je tournais sans vedettes, soit 2 M$. Todd s’est ajusté et réalisé au final le film qu’il souhaitait.

La même chose s’est produite lors de Boys Don’t Cry, alors que Kimberly Peirce voulait engager Hillary Swank, une pure inconnue à l’époque, mais nos investisseurs tenaient mordicus à engager une vedette établie. L’identité des acteurs est devenue plus importance qu’auparavant et cette tendance n’est pas prête de s’estomper.»

DES RÉALISATEURS PARTENAIRES
« Il y a plusieurs cinéastes avec qui j’ai envie de travailler – Robert Altman était l’un de ceux-là – et Robert Benton, un autre réalisateur que j’admire, fera son prochain film chez Killer. Mais l’important demeure la relation que je peux développer avec eux. Il faut savoir que je vais me battre à leurs côtés et les défendre au-delà de la raison sur des projets qui peuvent prendre plusieurs années à se concrétiser. En fait, le réalisateur doit se sentir concerné comme s’il était coproducteur de son film avec moi. Des fois, ça ne fonctionne pas. Je dois alors dénicher la perle rare ailleurs, souvent sur lecture d’un scénario, car j’aime travailler avec de jeunes réalisateurs au moment de leur premier long métrage. Mais il faut savoir que la jeune génération est souvent plus intéressée par les projets de télésérie que de films, une situation qui me désole. »

LE GRAND CHELEM
« Les festivals de cinéma sont toujours à mes yeux les plus importants rendez-vous du l’année pour trouver du financement ou vendre ses films une fois complétés. Je me limite à Cannes, Berlin, Venise, Sundance et Toronto, bien que SXSW (South by Southwest à Austin, TX) et Telluride soient en phase de croissance. Quoi qu’il en soit, ces plateformes sont incontournables, ne serait-ce que pour l’attrait qu’ils suscitent et la reconnaissance envers notre travail. »

* Christine Vachon a tourné dans les Cantons-de-l’Est et à Montréal plusieurs scènes du film I’m Not There de Todd Haynes en 2007, tout en ayant recours aux services du Studio Ex-Centris afin de produire certains d’effets visuels par l'entremise du superviseur des effets spéciaux Louis Morin.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Demain"


DEMAIN
de Maxime Giroux
2009
Paru dans la revue Séquences

Micro-manifeste de la banalité extrême

Sophie, Tellement les rues sont longues, et finalement Demain. Le premier projet de long métrage de Maxime Giroux, l’un des court-métragistes québécois les plus visibles à l’international, est passé à travers plusieurs titres et identités (le casting initial était fort différent de celui qu’on retrouve à l’écran) avant d’adopter sa forme finale. Des attentes irréalistes ont précédé une sortie finalement fort discrète et une reconnaissance quasi inexistante à l’étranger. Comment expliquer ce revirement?

Le refus notoire de Maxime Giroux de composer avec les goûts du jour du cinéma commercial s’inscrit directement dans cette aspiration générationnelle animant ses contemporains Denis Côté, Rafaël Ouellet, Stéphane Lafleur et Yves-Christian Fournier, un trait esthétique pourtant excavé, peaufiné et adopté en masse à l’étranger depuis les premiers films des frères Dardenne il y a maintenant… une quinzaine d’année, prouvant à nouveau le décalage du cinéma québécois avec les tendances internationales (pointues ou non).

Demain dépasse pourtant plus le simple prolongement de ce courant d’hyper-réalisme; de par sa volonté d’écarter toute attente dramatique, le film peut être vu comme l’aboutissement de ce cinéma volontairement non-commercial borné au présent, aux arcs narratifs complètement relâchés, et dont le souci se limite à la construction des scènes au détriment de leur contenu même.

Demain dévoile malgré tout plusieurs talents. Celui d’abord d’Eugénie Beaudry, qui incarne avec beaucoup de naturel le personnage principal, une toute jeune fille vivotant entre son père diabétique et un nouvel amoureux tantôt placide, tantôt caractériel. Le film repose tout entier sur ses épaules et son étonnante absence d’expression, en dépit d’une vie sans relief, ni d’ambition particulière. Pourtant, on s’accroche d’emblée à ses errances, son incapacité à provoquer quoi que ce soit, son vide secret, ne serait-ce que par son incapacité à regarder derrière elle.

L’autre talent manifeste est celui de la directrice photo Sara Mishara, devenue la cadreuse référence du réalisme social, de l’ordinaire élégant. Complice et créatrice à part entière aux côtés des jeunes loups Lafleur et Fournier – son regard fut réquisitionné récemment par Bernard Émond sur son prochain film Les fins dernières, sa contribution tend plutôt à tirer ici vers le haut cet ensemble de scènes si dépouillées qu’elles frôlent sans cesse la désincarnation absolue.

Il ne faut toutefois pas se laisser leurrer par l’aridité de la démarche; même s’il semble envisager ce chemin de croix selon un imperturbable vœu de simplicité, Maxime Giroux demeure, et de loin, l’intérêt principal de son propre film. Aucune comparaison avec ses jeunes contemporains ne tient la route : Giroux est, quitte à se nuire lui-même, dans une classe à part, quand bien même son essai pourrait compromettre la suite des choses. Qu’on soit d’accord ou non avec sa vision de ce que devrait être une histoire au cinéma, le cinéaste manifeste un indéniable savoir-faire et, ironiquement dans ce cas-ci, un réel attachement envers ses personnages, une lacune contagieuse chez ses verts pairs, plus portés sur l’audace formelle ou narrative.

Or, bien que le type de cinéma que pratique Giroux requiert habituellement un certain seuil d’exhibition psychologique, l’un des nombreux interdits de Demain est justement l’absence de causalité émotive chez les personnages, qui semblent pourtant tous atteints d’un manque de perspective face à leurs comportements interpersonnels. Giroux et son coscénariste Alexandre Laferrière – qui a signé la plupart des courts du réalisateur – ont plutôt opté pour des interstices dramatiques, laissant du même coup en plan le spectateur, qu’on force à colmater l’abysse intérieur des personnages du film.

Un pareil agenda ne pouvait qu’afficher rapidement ses limites et l’inévitable prédictibilité de sa conclusion; ici, Sophie finit par imposer son implosion au laxiste Jérôme. Aucune rédemption ou réhabilitation n’est possible, l’ouverture vers la famille ou l’amour ne peut mener qu’à la désintégration. On aurait pu croire que Giroux allait calquer son héroïne sur ces saintes martyres qu’affectionne maladivement Lars von Trier; si Sophie n’est jamais réellement victime de la détresse des hommes, elle se vautre de plus en plus profondément dans un désoeuvrement compulsif, quitte à devenir parfaitement invisible.

Le postulat, déconcertant à première vue, s’ajoute pourtant à une curieuse adéquation entre l’hésitation idéologique (nihilisme ou jansénisme?) et la maturité formelle. La proposition n’est pas sans promesses, mais aussi singulière soit-elle, l’expérimentation que constitue Demain ne peut qu’aboutir à un cul-de-sac quand même.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Tulpan"


TULPAN
de Sergei Dvortsevoy
2009
Paru dans la revue Séquences

L’élue des steppes

Ancien ingénieur radio chez Aeroflot passé documentariste chouchou des programmateurs de festivals, Sergei Dvortsevoy livre un premier film de fiction dépaysant à l’humour contagieux, conçu dans l’immensité poétique des steppes d’Asie centrale.

La surprise qu’a constituée Tulpan sur le circuit international n’a d’égale que la fraîcheur et l’humanité de sa démarche, suffisamment affranchie de l’austérité et de l’exotisme tapageur présumées devant ce type de coproduction Est-Ouest, rappelant une réussite méconnue, le bien senti Desert Dream de Zhang Lu. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que Dvortsevoy, une authentique créature conçue et sevrée par les festivals, a pu avoir le champ libre après avoir accumulé une quantité phénoménale de prix de par le monde. Dans Tulpan, la vie simple d’une famille d’éleveurs de moutons se transforme en vivoir d’expériences humaines (et animales) restituées avec l’acuité du documentariste et la perspicacité du conteur, celui capable de transformer le pittoresque en féerique. On en oublie vite la caricature exagérément navrante du Kazakhstan de Borat, aussi désopilante fut-elle.

Si les steppes kazakhes évoquent les westerns, Dvortsevoy s’en tient à une étude de mœurs chez les membres d’un clan tout sauf triste, toujours sur le point d’éclater… mais où peut-on se sauver lorsqu’on habite au milieu de nulle part? Reste une vie organisée selon les besoins essentiels, l’éducation des enfants et l’élevage des moutons, au milieu de nulle part (le film fut tourné dans une région appelée Betpak située dans le sud du Kazakhstan, à 500 kms du plus proche village…), dans ces contrées où le ciel occupe à vue d’œil plus d’espace que le sol.

Dans ce bout du monde, les humains ne semblent pas valoir plus que les bêtes, les femmes que les hommes, les enfants que leurs aînés. Et pourtant, la famille d’Asa, qui revient vivre parmi les siens à la fin de son service militaire dans la marine, s’en remet constamment aux coutumes pour survivre, ce qui occasionne plusieurs prises de bec et des changements de ton parfois déconcertants.

Asa voudrait bien se marier et fonder une famille, mais Tulpan, son inapprochable promise, le repousse à cause de ses oreilles trop décollées, ce qui vaut à notre pan récemment décoré de gênantes rapprochements avec le Prince Charles, dont on ressort une photo à la moindre occasion de le tourner en ridicule. Mais cela ne fait pas tout entier un film, et Dvortsevoy s’empresse d’animer la troupe de visiteurs impromptus, comme un exubérant chanteur en jeep et des chameaux récalcitrants. Ceux-ci semblent exécuter leur numéro sous un chapiteau à ciel ouvert, avec comme seuls spectateurs leurs hôtes, eux-mêmes prisonniers d’un oasis précaire qu’il serait mal vu de ne pas partager avec ces voyageurs.

Bien que Tulpan ne se réfugie dans aucun autre drame que les espoirs déçus de cette bande de joyeux lurons aux traits sévères, le cinéaste a la bienveillance et un doigté certain pour éviter d’allonger la sauce avec un quelconque recours à des effets carte postale, préférant le cinéma aux bonnes intentions. La caméra, toujours à l’affût, traduit souvent la beauté dans l’inattendu, comme la tignasse mystérieuse de Tulpan – qu’on ne verra qu’à une seule occasion, de dos – ou bien ces plans larges d’un ciel violacé chaud et menaçant, le temps d’un orage électrique saisissant.

Fan de Vigo, Antonioni et Forman, Dvortsevoy a réalisé son premier long métrage de fiction par dépit, épuisé par la recherche de financement par les chaînes de télévision durant ses années de documentariste. Tulpan, on le remarque rapidement, témoigne d’une soif de liberté et d’authenticité peu communes. Le film dégage surtout une énergie et une forme de gratitude envers la spontanéité de ses sujets, jusqu’à montrer leurs travers avec compassion et se permettre de tourner en ridicule l’image de l’exilé rural retournant parmi les siens avec l’attitude du civilisé triomphant.

Disposant de certains privilèges propres aux documentaristes comme la durée du tournage (une année complète), le cinéaste a pu de cette façon compléter la scène clé de la naissance d’une brebis après plusieurs semaines passées à étudier la réaction des femelles engrossées face aux humains durant pareille situation, tout comme une autre scène impliquant la mort d’un agneau. Dans les deux cas, l’acteur présent n’avait jamais eu à composer avec un tel événement auparavant, mais la préparation, l’intuition et l’exécution de Dvortsevoy a permis de conserver autant de moments oxygénants de cinéma.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Never Apologize"


NEVER APOLOGIZE
de Mike Kaplan
2009
Paru dans la revue Séquences

La scène hommage

Voilà déjà 15 ans que le réalisateur Lindsay Anderson a cassé sa pipe. Avec lui est disparu tout un pan de l’histoire du cinéma britannique, de la critique de films et de la mise en scène dans le plus pur sens du terme. L’acteur Malcolm McDowell, un fidèle de la filmographie du fils de Bangalore, a rendu hommage à son maître spirituel lors d’un spectacle solo.

Never Apologize faisait partie de ces récents spectacles nouveau genre, entre la performance, le conte et la biographie, n’hésitant pas à illustrer le propos par des archives télévisuelles ou cinématographiques, nivelant ainsi les décalages temporels en utilisant de manière accrue le pouvoir elliptique de la scène, à l’instar du 700 Sunday de Billy Crystal.

McDowell, qui a joué sous la férule d’Anderson à quatre reprises (la trilogie Mick Travis ainsi que la reprise de Look Back in Anger de 1980), s’est inspiré de divers livres rédigés par le cinéaste anglais, mais surtout de leur amitié soutenue au fil des années, pour livrer le spectacle en question, dont le titre est tiré d’une réplique d’un film de John Ford, l’idole avouée d’Anderson, qui en fit l’objet d’un essai.

À son tour, la version cinématographique de la pièce, qui tient plus de la captation que d’une quelconque réinterprétation, ou de respatialisation – comme il est question des planches – du spectacle, est entièrement une affaire de famille, alors que le réalisateur, Mike Kaplan, produisit The Whales of August, le dernier film d’Anderson, et assista incidemment sur plusieurs années Stanley Kubrick, qui, comme tout le monde le sait, cimenta le potentiel international de McDowell sur A Clockwork Orange.

Quel intérêt peut-il y avoir à filmer un spectacle en général ? Pour le souvenir de la performance en soi, mais aussi quelquefois du contenu. À ce titre, Never Apologize fait figure de petite encyclopédie personnelle, un hommage à chérir en raison de la présence de McDowell dans l’une de ses meilleures ‘interprétations’ à vie. Comme si le fait de revisiter son mentor, ne serait-ce qu’en pensée, avait amélioré de facto son jeu. Mais le profane de l’œuvre d’Anderson pourrait aussi y trouver son compte tout autant que les comédiens ou les cinéphiles, à la vue de cette somme d’anecdotes, de citations et d’imitations tellement éducatives sur l’art de jouer, de mettre en scène ou seulement d’influencer la vie d’un jeune rebelle avide de connaissances jusqu’à faire éclater tout son talent.

McDowell démarre son intervention au moment même où Anderson entre dans sa vie en se faisant passer pour un autre entre deux représentations d’une pièce au Royal Court Theatre de Londres, que le cinéaste codirigea à la fin des années 1960 suite à son premier cycle de création au cinéma. Rapidement, Anderson embauche McDowell pour incarner Mick Travis, l’élève contestataire dans le brûlot … If, qui démarra véritablement leurs carrières respectives en gagnant la Palme d’or cannoise.

Inspiré par cette soudaine visibilité, McDowell propose à Anderson de poursuivre leur collaboration en mettant en scène un film tiré de ses propres expériences de vendeur itinérant de café vécues dans sa jeunesse. Peu convaincu, Anderson lui assigne David Sherwin, le scénariste d’… If, pour peaufiner le script d’Ô Lucky Man, qui ramena le tandem à Cannes puis se fit remarquer aux Prix BAFTA et aux Prix Golden Globes.

Leurs chemins ne se croiseront plus durant quelques années, le temps que McDowell connaisse ses premiers égarements au grand écran pendant qu’Anderson consolide ses acquis dans le milieu du théâtre et réalise quelques captations de ses pièces pour la télévision.

Leur dernière escale commune au cinéma survient avec Britannia Hospital en 1982, avec une 3e apparition en compétition sur la Croisette. Longtemps marié à l’actrice Mary Steenbergen (qu’il a rencontré sur le plateau de Time After Time en 1979), McDowell la met en contact avec Anderson, qui, après avoir réalisé des vidéos pour le groupe Wham! et George Michael, l’engagera sept ans plus tard sur The Whales of August aux côtés des monstres sacrés Bette Davis, Lillian Gish et Vincent Price, auxquels sera pourtant préférée Ann Sothern aux Oscars.

Dans un sens, Lindsay Anderson aura été le pendant protestataire de son contemporain Ken Russell, qui emprunta une trajectoire similaire au fil de sa carrière, jusqu’à réaliser un faux documentaire sur leur propre carrière. Ce qui seyait parfaitement à l’esprit candide et volontaire de McDowell, le pupille idéal dont rêve tout agitateur.

Par le jeu, l’imitation de ses vedettes et la lecture de divers journaux intimes, l’interprète d’Alex de Large raconte l’histoire de leurs affinités, reprenant à son tour l’hommage qu’Anderson avait conçu avec son art à lui (l’écriture) sur son prédécesseur Ford. Sans l’excuser, l’acteur le montre sous tous ses angles – même jusque dans ses défauts – avec une générosité rare et manifeste à sa manière toute son admiration et sa gratitude envers cette insoupçonnable figure paternelle, doublée d’un poète méconnu.

© 2009 Charles-Stéphane Roy

59e FESTIVAL DE BERLIN – Hors compétition


59e FESTIVAL DE BERLIN
2009
Paru dans la revue Séquences

Le Québec fut plutôt discret lors du dernier Festival de Berlin. Malgré tout, C’est pas moi, je le jure! de Philippe Falardeau s’en est tiré avec deux prix dans une section parallèle, tandis que le documentaire fleuve L’encerclement de Richard Brouillette capta l’attention des critiques. C’est pourtant dans ces volets périphériques que les véritables découvertes s’opèrent.

Forum et Panorama sont les deux sections les plus recherchées pour quiconque souhaite repérer les talents en émergence à Berlin. La sélection 2009 de ces programmations alternatives ne fut pas souvent à la hauteur des attentes, bien que quelques titres soient parvenus à capter l’attention de la critique, des programmateurs de festivals et des acheteurs internationaux. Certains noms connus comme Catherine Breillat, Julie Delpy, Michael Winterbottom, Tom DiCillo et Hans-Christian Schmid étaient de la partie, mais n’ont pas généré l’intérêt que leur statut d’auteurs exportables permettait d’anticiper.

La Danoise Lone Scherfig (Italien pour débutants) est revenue au Royaume-Uni tourner une fois de plus dans la langue de Peter Brook, sept ans après le mitigé Wilbur Wants to Kill Himself, afin d’adapter un roman populaire cautionné par le recherché Nick Hornby (About a Boy, High Fidelity). Misant sur un casting d’enfer – le redoutable Peter Sarsgaard, l’impayable Alfred Molina, la discrète Emma Thompson et surtout l’éblouissante Carey Mulligan, à surveiller – Scherfig opta pour la sage lecture d’une affaire de mœurs débridée des années 1960 qui risquera d’alarmer encore plusieurs parents, surtout en Amérique, malgré le désamorçage calculé des éléments controversés par une direction d’acteur assurée et un traitement de bon goût.

Un chat un chat, le 4e long métrage de l’actrice Sophie Fillières, a séduit autant qu’il a semblé enragé le public, dans la lignée d’Aïe, son seul film distribué au Québec. Une Chiara Mastroianni revigorée squattait tous les plans de cette fantaisie pas toujours heureuse dans laquelle une écrivaine tente de retrouver l’inspiration malgré une admiratrice un peu trop insistante.

Rythme inégale, répartie qui tombe parfois à plat et autres déformations propres au cinéma français minèrent ce qui aurait pu s’avérer malgré tout une fort agréable balade dans l’imagination de cette véritable cinéaste du champ gauche, à classer autant avec Valeria Bruni-Tedeschi que les premiers Bruno Podalydès.

So Yong Kim a profité de la plateforme allemande pour présenter son second film, Treeless Mountain, mais aussi son premier tourné dans son pays natal, la Corée du Sud. Proche de cœur du Nobody Knows de Kore-eda, le film de So Yong repose entièrement sur deux fillettes de moins de 7 ans, dont la mère disparaît et leur tante alcoolique les laissent vagabonder seules à travers Séoul afin de retrouver la trace de leur père, qu’elles n’ont jamais connu. Coproduction entre la Corée et les Etats-Unis, Treeless Mountain tire profit des souvenirs de la cinéaste comme du jeu spontané de ses jeunes actrices, toutes deux non-professionnelles, et de la proximité de la caméra sur le mode du cinéma-vérité.

Deux films sont néanmoins parvenus à se démarquer véritablement du lot cette année, des œuvres inattendues parmi plusieurs signatures exagérément hermétiques (Land of Scarecrows du Coréen Roh Gyeong-Tae en tête). Figure de proue du renouveau indie émergeant d’Austin, Texas où Richard Linklater semble avoir semé les germes d’un cinéma ‘néo-slacker’ tout aussi radical qu’à ses débuts, Andrew Bujalski a déballé l’inénarrable Beeswax à Berlin quatre ans après avoir consumé sa lune de miel avec les critiques américaines suite à Mutual Appreciation.

Le film, qu’on pourrait facilement confondre avec un exercice étudiant longue durée de par sa facture technique et son casting profil bas, se démarque par une utilisation poussive des transitions, alors que le rythme et l’histoire semblent constamment bousculés par l’avant, mais aussi par son allégeance au mouvement ‘mumblecore’, ou ‘marmonnement extrême’, au sein duquel les membres s’échangent fonctions et responsabilités d’une production à l’autre, créant un cinéma volontairement peu sexy, dont l’hésitation et le déluge de dialogues forment les traits communs.

La véritable surprise survint toutefois d’une autre production américaine, le long métrage documentaire Sweetgrass de Lucien Castaing-Taylor et Ilisa Barbash, mieux connus des galeristes et des départements d’anthropologie que des festivaliers. Inspiré par des vidéos d’art préparatoires au sujet des derniers gardiens de troupeaux de moutons du Midwest, le film témoigne du quotidien d’un élevage faisant route à travers les pâturages et les villages du Montana, dévalant les montagnes d’Absaroka-Beartooth sur près d’une centaine de kilomètres.

Avec des moyens évoquant Pierre Perrault et Albert Maysles, le duo enchaîna des plans époustouflants d’une marée de moutons envahissant l’écran, entrecoupés de moments d’intimités souvent inusités en compagnie des gardiens de troupeaux, qui semblent ici escortés à leur tour par leurs bêtes, perdant quelquefois le contrôle dans des conditions évoquant un Far West toujours vivant. Voilà comment le genre documentaire parvient à accoucher du meilleur western produit depuis 20 ans.

© Charles-Stéphane Roy 2009

59e FESTIVAL DE BERLIN – Compétition


59e FESTIVAL DE BERLIN
2009
Paru dans la revue Séquences

Cette fois, ce fut le Pérou (en dépit des apparences)

À chaque édition, on entend le même discours critique envers la compétition berlinoise : où sont les (vraies) vedettes, où sont les grands auteurs? Face aux mécontents, le directeur artistique Dieter Kosslick se montre impassible et réplique par l’achalandage toujours croissant à son événement. Qu’on soit d’accord ou non avec cette philosophie, il demeure que plusieurs devraient envier Berlin, ne serait-ce que par sa capacité à boucler bon an mal an un événement de première classe en dépit de contraintes hors de son contrôle.

Berlin doit composer avec une case horaire ingrate (coincé entre l’American Film Market et Cannes), un tapis rouge hivernal, des vedettes frileuses et une programmation trouée de solutions de rechange. Ses principaux atouts lui sont néanmoins indéfectibles, tant le marché du film, un incontournable pour préparer Cannes et le reste de l’année, que son fidèle public, son circuit de salles parfaitement adaptées à l’ampleur de la manifestation, son organisation irréprochable et sa fréquentation abordable, pour les Allemands comme les étrangers.

Le talon d’Achille de la Berlinale demeure malgré tout la difficulté de respecter sa ligne éditoriale axée sur les valeurs sociales et politiques, et les propositions de cinéma originales. Cette année encore, les programmateurs ont mis autant d’emphase sur la pétarade à l’américaine The International de l’enfant prodigue Tom Twyker, que le pamphlet schématique London River de Rachid Bouchared.

Les festivaliers ont eu la surprise de remarquer quelques récréations d’intérêt divers parmi les prétendants à l’Ours d’or, tels que le fantaisiste Ricky de François Ozon, un habitué de la Berlinale, ou l’éloquent Chéri de Stephen Frears, une comédie dramatique période Belle Époque dans laquelle Michelle Pfeiffer confirme son éclatant retour dans une production digne de ce nom, aux côtés du jeune Rupert Friend, étonnant dans son rôle de Dandy précoce tiré tout droit d’Oscar Wilde.

Berlin tenta à nouveau de nous imposer Annette K. Olesen (Little Soldiers) ou Lukas Moodysson (Mammoth) comme les voix les plus représentatives de l’avant-dernière génération de cinéastes de calibre mondial, même si on serait plus que tenté de leur reprocher leur insistance. Le surestimé Moodysson proposa une parabole massue des effets de la mondialisation sur les familles post-nucléaires en exploitant sans imagination le potentiel international de ses têtes d’affiches Gael García Bernal et Michelle Williams. Sinon, quelques anciennes gloires en panne sèche comme Costa-Gravas, Bertrand Tavernier, Theo Angelopoulos, Andrzej Wajda, Chen Kaige ou Sally Potter ont bien tenté d’injecter un peu de lustre à la compétition, mais en répétant des formules frisant l’auto-parodie.

Il a fallu qu’un peu de sang neuf vienne secouer les puces d’une sélection tirant dangereusement vers le bas pour faire renaître l’espoir que Berlin puisse encore dégoter quelques pépites de cinéma. Depuis Whisky et Acné, on avait appris à ne plus ignorer les productions artisanales parvenant à sortir d’Uruguay. Gigante, le premier long métrage de Adrián Biniez, est fait du même bois que ses compatriotes et maximise les effets comiques à partir d’une trame fort simple et accrocheuse, l’attrait que développe un gardien de supermarché pour une collègue chargée de l’entretien, qu’il observe et apprend à connaître à son insu par les caméras de surveillance. Écartant le sordide d’Alexandra’s Project et l’aliénation des films d’Atom Egoyan, Gigante dissémine quelques rires francs avec un scénario minceur plus habile qu’il ne paraît.

Le jury présidé par Tilda Swinton décerna avec clairvoyance l’Ours d’or à The Milk of Sorrow (La teta asustada) de Claudia Llosa, la première sélection péruvienne de l’histoire du festival, également la plus satisfaisante surprise de la compétition. Déjà sortie de l’ombre avec son premier essai Madeinusa, Llosa, la fille de l’écrivain Mario Vargas de Llosa, raconte avec un symbolisme omniprésent la lutte de Fausta, une jeune péruvienne aux prises avec les symptômes du ‘lait effrayé’, une maladie psychosomatique affligeant les femmes violentées ou abusées durant le terrorisme des années 1980 au Pérou. Vivant dans les bidonvilles en périphérie de Lima, Fausta doit affronter le monde moderne et devenir femme de ménage d’une riche pianiste de la cité afin de pouvoir payer les funérailles de sa mère, dont le cadavre commence à pourrir chez ses cousins.

Il sera question de patate insérée dans le vagin pour décourager les violeurs potentiels, de chants aux paroles évocatrices et de mariages simultanés dans ce film évocateur d’une véritable démarche féminine (et non féministe), d’un œil aiguisé pour les cadres dynamiques et d’un talent de conteuse hors pair. Le festival n’aurait pu trouver meilleur ambassadeur de ses visées avec The Milk of Sorrow, déjà cofinancé par le World Film Fund de la Berlinale lors d’une précédente édition.

© Charles-Stéphane Roy 2009

mercredi 13 mai 2009

52nd San Francisco Film Festival


River People
by He Jianjun
2009
Paru sur le site www.fipresci.org

The Boatman's Call

The blending of fiction and documentaries, such as the exact opposite, is a common tread nowadays. In fact, to leave the traditional edges of both genres intact may even be considered old-fashionned, specially if one storyline isn’t compelling enough to uplift the entire film by itself.

There may be as much fiction than facts in He Jianjun’s masterly shot River People (Shang ren jia), and to try to discern one from the other would be pointless and silly, as they feed up each other pretty nicely throughout the film. Shot over the course of three years around the Yellow River in the Shanxi province, River People abundant use of ‘cinema verite’ gimmicks plunges us into the daily life of The Shan clan, two generations of rural fishermen torn between tradition and modernity.

Living miles away from the city, young Laba enjoy fishing with his cousin Baowa as taugh by his colourful uncle Chuan Laoda, who leads a reclusive life on a boat during the fishing season and runs a restaurant during wintertime. Chuan Laoda forbids Baowa to leave the family business even if his son believes that his future as a fisherman might not be as bright as his father thinks.

Like Laba, we witness the simple yet skillful rituals of those who are still making this lost part of the world much alive despite their humble condition, such as many other films did before. While it shares some of the same up-close observations of other recent ‘endangered rurals’ themed films – such as Yung Chang’s multi-awarded Up the Yangtze and Wang Bing’s West of the TracksRiver People manages to deliver a fresh perspective on this matter by enhancing the characters struggles and indecisions through what seems to be staged situations, fueled by its protagonists’ abilites to improvise from their very own personalities and histories. We are otherwise updated ponctually with oblique insights of the real heritages at stake thanks to Laba’s own narration about the way the family’s expectations matches less and less Baowa’s ambitions.

This whole approach to the story may sound awfully awkward or overwhelming, but He Jianjun, whose Red Beads won the FIPRESCI Award at the 1993 Rotterdam Festival, always keep the balance right between intervention and distance, mostly with a cohesive, complex-less lavishing HD cinematography and stricking framing, pulling a somewhat small scale portrait far beyond the usual intergenerational cleavage effort and turning it into a rich cinematographic experience. Alike Baowa, He Jianjun expands his view of the world outside tradition while staying true to himself by aknowledging, if not amplifying, the resonance of one family’s ties.

© Charles-Stéphane Roy 2009