mardi 26 mai 2009

Claudia Llosa au Festival de Berlin 09


59e FESTIVAL DE BERLIN
2009
Paru dans la revue Séquences

Claudia Llosa, ou l’espoir d’un cinéma péruvien

Il ne faudrait pas que la faible tenue de la compétition 2009 ne vienne assombrir le triomphe du film The Milk of Sorrow (La Teta asustada), le récipiendaire inattendu de l’Ours d’Or. En seulement deux longs métrages, Claudia Llosa, âgée d’à peine 32 ans et native de Lima, a réussi le tour de force de livrer une œuvre dense et personnelle tout en étant la première cinéaste du Pérou à rafler les plus grands honneurs à la Berlinale. Séquences a recueilli son témoignage quelques jours avant son triomphe.

On peut compter sur les doigts d’une main les productions conçues et tournées au Pérou ayant marqué l’imaginaire de la gente festivalière, sauf peut-être ceux de Francisco J. Lombardi, récipiendaire en 1990 du Grand Prix des Amériques avec Caídos del cielo, mais dont la production est demeurée confidentielle chez nous. Forte d’un premier long métrage (Madeinusa) remarqué à Rotterdam et ailleurs, Claudia Llosa, fille du grand écrivain péruvien Mario Vargas de Llosa et élevée dans une famille libérale et globetrotter, a rapidement compris que le Pérou ne pourrait exister au cinéma sans l’aide internationale en participant à tous les laboratoires d’écriture possibles (à Los Angeles et Berlin, entre autres), tout en s’assurant la participation de producteurs espagnols enclins à venir tourner dans son pays natal en faisant confiance à la main-d’œuvre locale.

Aussi abouti sur les plans politique, poétique, social, anthropologique et plastique, The Milk of Sorrow pourrait faire le plus grand bien à la fois aux jeunes talents péruviens en manque de visibilité, mais aussi au cinéma au féminin en général, surtout par sa grande maturité artistique et sa farouche volonté d’ancrer son récit dans une réalité défendue avec authenticité. Le mal du lait maternel auquel fait référence le titre du film a suscité plusieurs questions parmi ses premiers spectateurs.

« On a recensé plusieurs cas présumés dans les régions montagneuses exposées à la barbarie du terrorisme durant les années 1980; des études psychologiques ont démontré qu’il s’agissait bien d’un trouble psychosomatique dont étaient atteintes les femmes vivant dans la peur d’être violées ou battues à nouveau, a expliqué Llosa. Le seul nom littéral de ce trouble, le ‘sein effrayé’, est si évocateur qu’il se transmet d’une génération à la suivante, souvent associé à des rites chamaniques. Bien qu’une aide psychanalytique ait été déployée par des ONG pour venir à leur secours et les aider à parler, il reste qu’elles ont besoin davantage d’aide. »

D’une image forte à l’autre, la cinéaste a créé de toutes pièces l’utilisation de la patate enfoncée délibérément au creux du sexe de Fausta afin d’illustrer visuellement la douleur qui la ronge. « Encore ici, la pomme de terre m’est venue à l’esprit après avoir entendu le témoignage d’un ami au sujet d’un cas similaire signalé dans un rapport médical, se rappelle Llosa. Les saignements de Fausta causés par la germination de la patate était d’autant plus emblématique de ses croyances et ses peurs intimes. J’ai toutefois eu à obtenir un avis médical sur la crédibilité de cette situation… Au Pérou, la patate est considérée paradoxalement comme un symbole de fertilité et d’enracinement, un sens que j’ai détourné dans le film pour signaler un traumatisme, une blessure, une sorte de tumeur qu’on veut cacher. »

La réalisatrice entrecroise ce mythe cruel à un rituel bien concret et fort populaire au Pérou, celui des mariages en groupe, un des thèmes récurrents du film. « Cette pratique est authentique et très courante à Lima, assure la cinéaste. D’ailleurs, les figurants des scènes de mariage avaient déjà participé à ce rituel et avaient même revêtu à nouveau leurs habits de cérémonie durant le tournage! »

La production du film s’est déroulée dans plusieurs langues, alors que l’espagnol a cédé sa place au Quechua, un dialecte toujours parlé chez les autochtones péruviens ainsi qu’en Bolivie et dans le nord de la Colombie. « Il est vrai que le Quechua perd du terrain au Pérou, acquiesça la réalisatrice. Sur le plateau, plusieurs types de Quechua étaient néanmoins parlés car les membres de notre équipe locale venaient de différentes régions et se sont même obstinés sur la façon de bien le parler. »

Llosa a enfin eu la main heureuse en découvrant la talentueuse Magaly Solier, qui incarne Fausta, la jeune femme prête à subir une purge incongrue afin d’éloigner le désir des hommes. « Elle a elle-même écrit les chansons du film après plusieurs heures passées assise au piano car elle est une vraie chanteuse, a-t-elle confirmé. Pour une chanteuse, il est naturel d’expulser ses tourments par la voix, et les personnages de Fausta et, avant elle, de sa grand-mère, ont nourri plusieurs chants afin de conjurer leur sort mais aussi de perpétuer leurs souvenirs, aussi douloureux soient-ils. »

© Charles-Stéphane Roy 2009