jeudi 8 janvier 2009

NFL Films: 46 ans de fièvre du dimanche après-midi


Paru dans la revue Séquences
2008

Les dieux du stade

Avec l’automne revient la grande tradition américaine du football de la NFL. Véritable religion chez nos voisins du Sud, chaque saison culmine sur la présentation de la finale du Super Bowl, l’un des événements les plus regardés dans le monde. Afin d’assurer la pérennité des dynasties de ses franchises et l’héritage de ses nombreuses vedettes, la compagnie NFL Films a cumulé depuis plus de 45 ans un fonds d’archive inégalé dans le sport professionnel, en plus d’avoir contribué à révolutionner à plusieurs égards la télévision aux Etats-Unis.

Fondé en 1962 par Ed Sabol, un vendeur de manteaux de Philadelphie âgé de 48 ans, Blair Motion Pictures devint NFL Films deux ans plus tard après que Sabol eut joué le tout pour le tout pour obtenir les droits exclusifs de captation du 1er Super Bowl. Deux ans plus tard, la compagnie est la première à capter les propos d’un entraîneur-chef et de ses joueurs durant une partie à l’aide de microphones miniatures. L’ambition de Sabol était simple et strictement motivée par son amour inconditionnel de ce sport : montrer le football sur pellicule comme si c’était un drame hollywoodiens. « Nous sommes des historiens, des raconteurs, des fabricants de mythes », reconnaîtra-t-il plus tard.

Faut-il le souligner, l’ambition visionnaire de la ligue de football à contrôler et glorifier son image pour mieux la revendre à toutes les chaînes diffusant des parties ou des comptes-rendu était un coup de génie en soi, damant au passage le pion aux autres ligues professionnelles. Les innovations allaient s’enchaîner rapidement alors que NFL Films développe son style inédit dans le sport télévisé, récupérant les méthodes du cinéma direct – Sabol était un admirateur de D.A. Pennebecker – pour dynamiser ses captations en laissant toute la place au son direct et au montage multicaméra.

En plus d’avoir inventé les bloopers, les reprises en angles inversés et le long métrage sportif entièrement tourné en Cinémascope (100 Yards Universe, 1995), NFL Films a aussi lancé la carrière d’illustres artisans tels que le narrateur baryton John Facenda – surnommé « The Voice of God » par ses fidèles – et le compositeur Sam Spence, reconnu pour son style inimitable emprunté aux marches militaires et aux orchestrations inspirantes à la Aaron Copland. Ceux-ci collaboreront à plus de 700 films originaux en près de 30 ans. D’autres illustres invités comme Roy Scheider, James Coburn, Gary Busey et même Orson Welles ont prêté ponctuellement leur voix aux productions de l’entreprise.

LE STYLE
Plus qu’une simple boîte de service désignée pour promouvoir une discipline et archiver des exploits, NFL Films a élevé le documentaire sportif au rang d’œuvre à part entière. Mieux encore, la signature de la compagnie (surnommée « Tight on the Spiral », en référence au mouvement du ballon lancé par le quart-arrière), mélange de 16mm granuleux, de super-ralentis, de proximité avec l’action et de musique originale grandiloquente, a contribué largement à mythifier le football au rang des grands événements de la vie sociale américaine, nourrissant nombre de légendes au passage.

Utilisant à fond les métaphores entre ce sport et les guerres de tranchées, l’entreprise de Sabol a rapidement compris qu’en tirant profit des conditions météorologiques dramatiques durant certaines parties, de l’esprit familial et religieux régnant dans chaque clan, du culte des uniformes et de la personnification de chaque stade, le football supplanterait aisément le baseball comme le sport national favori des Américains, une prédiction qui n’a pas tardé à se concrétiser une dizaine d’années après ses premiers tours de manivelle. Dans leur film Autumn Ritual (1986), certains observateurs comme Allen Ginsberg ou Philip Glass n’hésitent pas à souligner les emprunts de l’équipe de Sabol au ballet, à l’opéra et au télé évangélisme dans la stylisation de ce sport.

LA MÉTHODE
Encore aujourd’hui, la méthode NFL Films a été copiée par nombre d’équipes de télévision affectées à divers sports, dont certaines institutions comme "Hockey Night in Canada". À chaque partie du calendrier, la boîte mandate deux directeurs photo pour capter les moindres faits des joueurs, leur laissant une liberté peu commune dans leurs choix artistiques – aucun réalisateur ne supervise leur travail – et plus de 12 000 pieds de pellicule à leur disposition.

Pas moins de 28 directeurs photos sont en service lors du Super Bowl. 1 000 milles de pellicules sont ainsi imprimées annuellement, faisant de NFL Films le client le plus lucratif de Kodak, devant même les studios hollywoodiens! Et on ne parle même pas des incalculables drames sportifs filmés à la manière des Sabol…

Au-delà des considérations empiriques, NFL Films a maintenu son devoir de s’intéresser autant aux jeux sur le terrain qu’aux réactions des entraîneurs, des joueurs et même du public à l’aide de trames sonores élaborées avec des micros grands comme la moitié d’un 10 cents et d’un transmetteur de huit onces posés sur les épaulettes des joueurs ou sur le chandail de l’entraîneur et des arbitres, une technique a lui valu 13 des 82 Prix Emmy récoltés au fil des saisons.

LES PROUESSES
9 045 captations de football plus tard, les services de NFL Films ont été réquisitionnés pour les Séries mondiales de baseball, la finale de la Coupe Stanley, le US Open, le Derby du Kentucky, le tournoi de Wimbledon et le Masters de la PGA, parmi d’autres, portant ainsi à 4 000 le nombre d’heures de programmation produite annuellement. Son service d’archives compte pas moins de 100 millions de pieds de pellicule 16mm emmagasinée dans plus de 50 000 boîtes, dont la captation du match Princeton vs. Rutgers, filmée par Thomas Edison lui-même; la première captation avec son synchro datant de 1925 et la première couverture d’une partie en couleur (1934).

L’INFLUENCE
Utilisant du matériel de pointe, les caméramans de NFL Films ont développé plusieurs habiletés que leurs confrères des chaînes de télévision, confinés à des équipements plus statiques, n’ont réussi à imiter qu’après coup. Oliver Stone, qui a lui-même emprunté le style de la maison durant le tournage de son drame sportif Any Given Sunday, affirmait à son tour que NFL Films ne devait pas être sous-estimé. « Il demeure particulièrement difficile de suivre à la caméra un ballon lancé dans les airs sur toute sa course avec la bonne focale. C’est comme tirer sur un animal en mouvement; on doit pouvoir deviner où il s’en ira. En ce qui me concerne, filmer une partie de football est ni plus ni moins une forme d’art. »

PÉNALITÉS
Certains ont pu reprocher à la boîte sa griffe impériale et pompeuse, son manque de perspective vu sa relation privilégiée avec la ligue et les joueurs, sa vision romantique d’un sport considéré comme macho par plusieurs. Depuis Leni Riefenstahl et son Triomphe de la volonté 30 ans avant les débuts de la compagnie américaine, on peut croire qu’effectivement, le sport appelle à l’unité nationale et sa représentation vise autant à consolider son emprise sur les masses qu’à assurer la pérennité financière de ses dirigeants.

« NFL Films est la plus efficace machine de propagande de l’histoire du corporatisme américain », avait même lancé Sports Illustrated, autre institution de la vie sportive professionnelle nord-américaine. Afin de clouer le bec à ses détracteurs, Sabol fils a lancé la série « Football Follies », amalgame de bêtisier, de chutes inutilisées et de narrations loufoques, n’hésitant pas à autoparodier leur propre image.

Le fait demeure que NFL Films a si bien établi sa marque qu’elle arrive à l’imposer depuis quelques années dans d’autres sphères d’activités, comme la publicité, le vidéoclip et le long métrage. Incidemment, Ed Sabol, un ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, a réussi en moins d’un demi-siècle à faire de sa compagnie la productrice du second sujet le plus filmé sur la planète après le conflit 1939-45, tous médiums confondus.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Somebody Up There Likes Me"


SOMEBODY UP THERE LIKES ME
de Robert Wise
Paru dans la revue Séquences
2008

Rocky avant Balboa

20 ans avant que Sylvester Stallone ne vienne redonner au ring ses lettres de noblesse sur grand écran, un autre Rocky, Graziano celui-là, électrisait les foules avec son style nonchalant et sa réputation d’ex-petit voyou. Le film que le grand Robert Wise tira de son autobiographie, même s’il fut marqué par la fatalité, continue de s’imposer comme l’un des meilleurs drames sportifs jamais réalisés.

Somebody Up There Likes Me fut un objet délicat pour Hollywood avant même sa sortie au milieu des années 1950. Tiré d’un roman sur l’ex-champion du monde des poids moyens, le film devait être le nouveau tremplin de James Dean, fraîchement sorti de Giant, avant que celui-ci ne s’enlève la vie au volant de sa voiture. MGM et Wise se sont alors tournés vers le tout jeune Paul Newman, qui avait surtout fait sa marque à la télévision jusque là, pour incarner l’impétueux boxeur.

Pier Angeli et Sal Mineo, proches de Dean, avaient déjà accepté de jouer dans le film avant l’accident mortel de celui-ci, et ont tenté de briser leur contrat pour honorer leur ami, mais la MGM leur força la main et usa de son influence par la suite pour leur faire payer ce soubresaut en faisant d’eux des parias à Hollywood.

Newman se servit de cette visibilité inouïe pour asseoir son rôle mythique de dilettante à grande gueule, sans attache et habitué à se retrouver dans le trouble, un personnage qui connu son apogée dans Hud, Harper, Cool Hand Luke et Butch Cassidy and the Sundance Kid. Graziano, fils d’un chômeur ivrogne et canaille en devenir, était tout indiqué pour lui : évoluant entre la maison de redressement, l’armée et la prison, Graziano, plus habile avec ses poings que son jugement, s’est mis à dos avec une effronterie stupéfiante nombre d’individus plus riches ou puissants que lui avant d’atterrir sur un ring et utiliser à bon escient son jab pour devenir l’héros du peuple.

« Don't worry 'bout a thing » est le leitmotiv que Graziano balance durant tout le film à son entourage, sa mère en premier, convaincu qu’il pourrait vivre plus librement si personne ne se souciait de lui. Agile mais allergique à l’autorité, il partage plusieurs traits avec Jake La Motta, le ‘taureau enragé’ personnifié par Robert de Niro dans le film de Martin Scorsese, dont celui d’avoir survécu aux bas-fonds new-yorkais.

Plus qu’un simple portrait d’une ascension abracadabrante, SUTLM constitue un tableau probant des coulisses du monde de la boxe des années 1940, des réseaux de combats mineurs, des démêlés avec la toute-puissante commission de boxe de la ville et de la compétition entre les scènes de New York et Chicago, tout comme la réalité des quartiers pauvres de la métropole, où les voyous n’avaient pas l’habitude d’engendrer des champions.

Comme dans plusieurs films d’autres genres sortis dans les années 1950, les personnages féminins tiennent aussi des rôles bienveillants avec une franchise désarmante, surtout dans le cas de Norma, la fille rangée qui acceptera de marier Rocky et le soutenir d’une main de fer en dépit du caractère bouillant de son étalon.

Plus de 50 ans après sa sortie, SUTLM surprend encore par la qualité de son exécution, des chorégraphies des pickpockets détroussant leur victime aux scènes de combat, présageant ainsi le West Side Story que réalisera le même Wise cinq ans plus tard. Le crédit revient à part égales à la direction photo éblouissante de Joseph Ruttenberg, donnant à voir les contrastes nocturnes parmi les plus saisissants de la fin de l’ère du noir et blanc. Ruttenberg procurera d’ailleurs au film l’un de ses deux Oscars, l’autre étant attribué aux décorateurs et directeurs artistiques pour la richesse de leur environnement.

Le point culminant du film est sans surprise le combat entre Graziano et Tony Zale, interprété avec prestance par l’intimidant Courtland Shepard, qui réunit durant de longues minutes les meilleurs éléments de la production, dont la prestation endiablée de Newman, la précision des mouvements prodiguée par le conseiller technique Johnny Indrisano, l’isolation dramatique entre les boxeurs et le public par les réflecteurs de l’aréna, et enfin, la direction virile de Wise.

La présence furtive de Robert Loggia et Steve MacQueen, autre phœnix destiné à perdre la vie à cause de la vitesse, procure d’autant plus à SUTLM une aura de projet maudit et mythique à la fois.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Capitaine Achab"


CAPITAINE ACHAB
de Philippe Ramos
Paru dans la revue Séquences
2008

Nantucket revisited

Les coproductions entre la France et la Suède sont rares et toujours intrigantes. Lorsqu’il est question d’une adaptation déglinguée du mythique « Moby Dick » de Melville selon le point de vue du capitaine, on porte d’autant plus attention. Et si le 2e long métrage du Français Philippe Ramos malmène plusieurs chasses gardées au passage, grand bien lui fasse.

Révérée chez les lycéens européens comme un classique de la jeune littérature américaine, le destin du cachalot géant du Massachusetts fait partie de ces aventures plus grandes que nature dont le cinéma (surtout états-unien) a tiré profit comme un puit de pétrole sans fond. Malgré cela, peu de Français ont osé adapter au grand écran les œuvres de l’Oncle Sam, ne serait-ce que par la vertigineuse richesse de leur propre patrimoine.

Après un premier long métrage demeuré confidentiel (Adieu pays, 2003), Philippe Ramos s’est convaincu de pouvoir dompter le monstre yankee à sa manière par l’humour et les fulgurances visuelles. Et ça fonctionne : le décalage culturel se fait tout en douceur, porté par une syntaxe allergique aux épanchements, telle un chapelet de bulles dramatiques s’enchaînant avec juste ce qu’il faut d’entrain et de sobriété. À ce titre, Capitaine Achab a plus à voir avec Jean Vigo, René Clair ou Guy Maddin que la théâtralité historique d’un Éric Rohmer ou les délires à la Michel Gondry.

Inversement proportionnel aux dérapages interculturels dans laquelle l’Américaine Sofia Coppola embourba son Marie-Antoinette, l’appropriation du « Moby Dick » par Ramos s’effectue par refocalisation du récit. Exit Ismaël, le candide personnage central de Melville. Comme son titre l’indique, c’est le capitaine Achab qui mène ici l’action, du berceau jusqu’à son triomphe en mer à la tête de l’équipage du Pequod.

Le film est divisé en cinq parties évoquant le picaresque de l’odyssée d’Achab, de la mort de son père et son insistance à le tenir loin des bateaux de pêche, à sa dérive juvénile sur une rivière et sa rencontre avec des bandits de petit chemin, puis la rancœur qu’éprouvent sa tante et son mari lors de son bref séjour chez eux, son amour pour Anna et sa relation avec Starbuck.

Le passé d’Achab, monté de toute pièce par Ramos, fait l’objet de scènes brèves et évocatrices, où le cinéma reprend ses droits sur la littérature. Avec force détails visuels, ellipses et contrepoints sonores, le cinéaste recrée et s’invente un monde entier, une Amérique française avec des paysages scandinaves plaqués sur une trame sonore alternant entrefilets baroque et complaintes de Mazzy Star, tirant partie de la puissance d’évocation d’éléments épars pour imposer une poésie inédite dans le cinéma narrativement empoté que privilégie la plupart de ses compatriotes.

Cette particularité stylistique est d’autant plus personnelle que Ramos a supervisé lui-même le montage et la création des décors, seule avenue possible pour s’assurer de ne pas trahir davantage à l’écran le budget estropié de sa saga et son Nantucket de toc.

Les puristes en seront quitte pour une claque, les profanes aussi, tant le résultat est « désarmant de simplicité », comme disent les Anglais. Le pari, tout à fait impressionnant, de raconter l’homme derrière la baleine, le capitaine sous la pêche miraculeuse, en plus de constituer une économie de production, permet de déconstruire la légende pour mieux élaborer, épisode par épisode, le paysage mental d’un homme mieux connu pour son caractère obsessionnel et son physique frappant. L’affrontement marin devient ainsi d’autant plus anecdotique dans le film qu’il était le paroxysme du roman original, un choix cohérent, qui n’empêchera toutefois pas les fans du livre de rester sur leur faim ou tout simplement perplexes.

D’un narrateur à l’autre, l’enfant Achab deviendra un homme à la fierté redoutable, prédateur pour ses proies comme ses proches ; d’une manière assez naturelle et progressive, le capitaine se transforme en ogre des mers assoiffée par le statut de légende qui lui pend au bout du nez.

Denis Lavant était tout indiqué pour incarner ce monstre à la patte émaillée, bien que ce rôle ne soit pas son plus physique pour autant. Par les apparitions toutes étudiées et pourtant évanescentes du reste de la distribution – Jacques Bonnaffé, Dominique Blanc et le chanteur Katerine collent à l’esprit, il devient clair que Ramos a su mettre ses acteurs au service de personnages échappés à leur port linguistique d’origine sans que jamais on ait l’impression d’une relecture hors-contexte.

D’un hommage culotté au roman de Melville (auquel le cinéaste voue un culte avoué), Ramos a surtout fait de Capitaine Achab une ode à l’art de raconter et une invitation à emprunter toutes les libertés voulues pour donner un nouveau souffle à une histoire universelle.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Mister Lonely"


MR. LONELY
de Harmony Korine
Paru dans la revue Séquences
2008

Prenant son titre d’une vieille bluette adolescente de Bobby Vinton (l’interprète de « Blue Velvet »), Mister Lonely prolonge le parcours oblique de l’enfant terrible Harmony Korine, qui, même s’il s’est assagit depuis l’écriture de Kids et la réalisation de Gummo, n’en demeure pas moins l’un des auteurs les plus abscons du cinéma américain.

Presque 10 ans après son dernier long métrage, Korine délaisse les bleds paumés du Midwest pour l’Europe, terre de ses nouveaux producteurs, afin d’y camper la majeure partie de Mister Lonely, un curieux plaidoyer à la différence taillée dans le kitsch et le surnaturel. Son casting bigarré s’écartèle entre Paris, les Highlands écossais et Panama – où les parents du cinéaste ont élu résidence – entre une commune de sosies reclus, un cheptel de moutons atteints du syndrome de la vache folle et une congrégation de nonnes ayant développé le pouvoir de voler sans parachute.

Michael Jackson parle aux objets de sa chambre, des œufs ornés de portraits peints à la main s’animent, les réalisateurs Carax et Herzog s’en donnent à cœur joie comme acteurs, une finale qui rappelle Cobra Verde : Korine ne boude aucun débordement pour maximiser les surprises.

Les deux histoires formant Mister Lonely ne font que se côtoyer comme si chacunes cherchait sa place au soleil, dans les souliers d’une vedette ou derrière la soutane d’une nonne. Bien que les scènes des sœurs volantes sont anthologiques et constituent le cœur émotionnel du récit, celles de la commune, pathétiques et sans grande imagination, rappellent les premiers pas à la marginalité à tout prix du cinéaste.

Droits d’auteur oblige, aucun succès du Roi de la Pop n’a été inclus dans le film, bien que seulement certains titres de ses chansons chapitrent les séquences. Mais on devient plus sosie par culte d’un individu que par amour d’une œuvre… à cet égard, Korine, bien que voulant ouvrir sa démarche à un public et des thèmes plus rassembleurs, accouche à la sauvette d’une morale bien mince sur la célébrité ou la promiscuité, sinon par des métaphores lourdingues. À l’instar de Carax, Korine serait-il après tout l’excroissance exclusive d’un genre et d’une décennie?

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "The Love Guru"


THE LOVE GURU
de Marco Schnabel
Paru dans la revue Séquences
2008

Le Canadien Mike Myers rend hommage à deux de ses influences de jeunesse, les films de Bollywood et les Maple Leafs de Toronto, sa ville natale, dans une comédie trop calquée sur les ressorts humoristiques qui ont fait de la série Austin Powers sa réputation et sa fortune.

Comptant un chanteur (Timberlake) et un animateur (Colbert) parmi sa distribution, The Love Guru ne multiplie pourtant les apartés que pour mettre encore plus en valeur Myers, également coscénariste et coproducteur de ce one-man show qui aurait gagné à laisser davantage de glace à ses colorés coéquipiers.

Le mauvais goût est le mot d’ordre ici, et la volonté du gourou Pitka d’aider l’équipe de hockey appartenant à son dernier coup de foudre à remporter la Coupe Stanley s’avère plutôt mince pour porter à bout de bras un enchaînement de blagues récurrentes tombant à plat et qui, s’il elles avaient confirmé le statut de vedette de Myers dans les années 1990, accusent aujourd’hui un sérieux coup de vieux à côté de l’audace salace et la constance scénaristique des jeunes loups Apatow, Rogen et compagnie.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

mercredi 7 janvier 2009

Critique "Hamlet 2"


HAMLET 2
de Andrew Fleming
Paru dans la revue Séquences
2008

Le titre veut tout dire. Voici un concept typiquement américain conçu pour faire saliver tout ce que Hollywood compte d’acteurs ironiques et décalés. Dommage pour le distributeur Focus Features, qui déboursa 10 M$ pour acquérir cette comédie au hype indéniable lors du dernier festival de Sundance, mais qui, en bout de ligne, s’est laissé charmé lui-même par ses propres possibilités au point de ne jamais réaliser son plein potentiel comique.

Au-delà de sa prémisse canon – un auteur incompris tente d’éduquer les incultes d’un high school arizonien en les impliquant dans la mise en scène d’une suite au classique de Shakespeare – Hamlet 2 s’égare dès l’exposition de sa trame, ce qui se produit durant les 15 premières minutes du film, pour ne jamais trouver son rythme ni son ton, assis entre la vulgarité et le concept anti-intello.

Andrew Fleming, lui-même auteur de la bluette Nancy Drew, se reprend toutefois lors de la présentation finale de la pièce, un sommet d’irrévérence blasphémant tout ce qui bouge, l’une des rares illuminations d’un film qui, sous la poigne de Matt Stone et Trey Parker, aurait facilement su s’enfoncer davantage dans le mauvais goût qu’une telle ligne directrice commandait.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Burn After Reading"


BURN AFTER READING
de Joel et Ethan Coen
Paru dans la revue Séquences
2008

D’excentrique au goût du jour, le style des frères Coen a été récupéré et même amélioré durant les années 1990 par les indépendants américains, si bien qu’aujourd’hui, on ne s’étonne plus de croiser autant de middlemen aux projets casse-cou dans le cinéma de sous-doués. Les dernières distinctions séparant désormais la démarche du duo de celle de leurs successeurs restent la constance de l’écriture et la déclinaison d’un ton dans des styles traditionnellement inconciliables, du film noir à la comédie cinglée screwball).

Difficile de succéder au sur-Oscarisé No Country for Old Men, si bien qu’on peut voir Burn After Reading comme une (autre) récréation pour le tandem, à classer et à oublier immédiatement avec leurs récents The Ladykillers ou Intolerable Cruelty. Son casting tout étoiles, contrairement à celui réuni pour la franchise des Oceans de Steven Soderbergh, n’arrive pas à faire oublier ici le scénario bâclé et la pauvreté des gags, hommages minceur à ces films des années 1950 dans lesquels tous les personnages étaient atteints d’idiotie aigue.

Son titre même évoque l’époque de la Guerre froide, la paranoïa et l’infiltration du militaire dans nos vies, ce n’est donc pas une coïncidence si on voit l’employée d’un gym se rendre directement à l’ambassade de Russie à Washington lorsqu’elle découvre un CD d’informations confidentielles gravées par la femme adultère d’un employé récemment mis à pied par la CIA. Pour quel motif exerce-t-elle son chantage : pouvoir et fortune ? Les Coen ont opté pour la chirurgie plastique, une de leurs nombreuses trouvailles pour tétaniser davantage leur charabia dramatique.

Insatisfaits d’avoir autant chamboulé leur histoire, les frères ont demandé à leur casting limousine de jouer sans retenue leurs personnages, tous des crétins finis en vadrouille, en venant rapidement à se contenter de leurs tics en lieu d’interprétation. Cette direction discutable fait en sorte qu’on ne se rappellera uniquement de Pitt pour sa houppe et ses danses, Clooney pour sa chaînette dorée, McDormand pour sa coupe au carré et ses pyjamas, etc. Étonnament, la scène la plus efficace se trouve à la toute fin du film, durant un échange confirmant le talent comique inénarrable de J.K. Simmons et l’incapacité des Coen à appliquer la règle première d’une comédie réussie : un timing exemplaire.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Adam’s Wall"


ADAM'S WALL
de Michael MacKenzie
Paru dans la revue Séquences
2008

Les communautés anglophones et/ou juives québécoises au centre de cette comédie dramatique sont dans l’ombre d’un sujet d’autant plus dominant : Montréal. Peu de films francophones auront autant placé la métropole en avant-plan, quitte à venir voler la vedette à leur sujet.

Tel est le cas d’Adam’s Wall, le 2e long métrage de Michael MacKenzie, pour qui The Baroness and the Pig fut une rampe de lancement éclatante à Sundance comme au Gala des Prix Jutra. Le coscénariste du Polygraphe de Robert Lepage, également dramaturge et metteur en scène sur les planches à New York et Toronto, a imagé le récit de Dana Schoel portant sur les déboires amoureux d’un adolescent-chérubin Juif déchiré entre son idylle pour une Libanaise et l’intrusion de son grand-père, un rabbin orthodoxe peu enclin aux fréquentations arabes du quartier.

Si Montréal l’enneigée se fait belle sous la caméra de MacKenzie, on entend aussi en sourdine les grondements du Liban et la crise du printemps 2007 par les recherches de Yasmina pour retrouver sa mère, portée disparue dans un Beyrouth croulant sous les obus.

La construction même du récit, allers-retours entre les tribulations de ces Roméo et Juliette du Mile-End et leurs accaparantes communautés, lui donnent une tournure au détriment du fondement même du film, l’amour naissant entre deux jeunes adultes peu habitués à l’intimité et à l’émancipation hors des synagogues, avec l’intention d’en faire des modèles culturels plutôt que de simples et tangibles individus pour qui l’amour n’a jamais été au centre de leur vie.

Le casting reste toutefois l’irritant majeur d’Adam’s Wall. Malgré la présence au générique de la talentueuse Flavia Bechara, vue dans Le cerf-volant de Randal Chahal Sabbagh (Lion d'Argent du Festival de Venise en 2003), l’attention se bute irrésistiblement sur les fausses tempes blanchies pour faire de Paul Ahmarani un quadragénaire libanais, ou l’interprétation limite de rabbin intransigeant par le vétéran Gabriel Gascon, pourtant adopté depuis longtemps par les productions anglophones – de Black Eyed Dog à Mrs. Parker and the Vicious Circle, mais dépossédé ici de son timbre caverneux si exquis et familier à la faveur d’un doublage deux octaves plus haut. Reste Montréal, dont on redécouvre les atouts derrière cette faune et cette proposition incongrues.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Naissance des pieuvres"


NAISSANCE DES PIEUVRES
de Céline Sciamma
Paru dans la revue Séquences
2008

Hallali pour haliades

Naissance des pieuvres; avec un pareil titre, difficile de croire qu’un film puisse être banal; au pire, prétentieux. Mi Sofia Coppola, mi Esther Williams, le premier long métrage de Céline Sciamma, une scénariste de 27 ans poussée vers la réalisation sous l’impulsion de Xavier Beauvois, l’un des jurés ayant dévoré le scénario de son projet à la Fémis, éclabousse pourtant juste ce qu’il faut le cinéma français au féminin.

Avec trois nominations aux Césars, une sélection à la section Un Certain Regard de Cannes l’an dernier et le Prix Louis Delluc 2007, on pourrait croire aussi que Naissance des pieuvres a tout du premier pas assuré ou du pavé conquérant. Il n’en est rien. On ne connaît pas Céline Sciamma, mais à la lumière de son départ, on la devine pourvue d’une timidité bien domptée, doublée d’un charme maladroit et d’une vision nette de ses envies, tous des traits affublant son trio d’héroïnes, des Sylphides la dégaine entre deux âges, portées par leurs désirs et ramenées sur Terre par le poids d’une puberté incontrôlable. Oui, Naissance des pieuvres est une pure bluette adolescente aérienne, dans la lignée même de Virgin Suicides, Innocence ou, par extension, de Picnic at Hanging Rock, mais capable de se tenir toute seule quand même.

La piscine d’une banlieue anonyme était l’endroit tout indiqué pour faire émerger Marie, Floriane et Anne, une garçonne indécise, une Lolita insouciante et une boulotte déterminée le temps d’un été passé autour de l’équipe de nage synchronisée, qui attire les foules et nourrit l’imagination des fillettes. Ce sport inclassable, qui allie l’endurance, la grâce et une concentration chorale, a le propre, comme le patinage artistique, de faire basculer les jeunes filles en fleur de l’autre côté de l’enfance; le maquillage, le sourire imperturbable et le clinquant des costumes contribuant à faire d’elles, le temps d’une chorégraphie, des geishas en maillot de bain suscitant à la fois l’admiration et un troublant idéal de perfection pansexuelle.

Entre le vestiaire, la piscine et les premiers partys mixtes, Marie, Anne et Floriane se croisent et profitent l’une et l’autre, des fois même avec leur consentement, pour explorer leurs désirs. Marie ne sait pas si elle aime Anne, qui flirte avec François, que désire Floriane. Chacune d’entre elles possède des qualités, des talents dont elles n’hésitent pas à tirer profit, quitte à vivre le rejet ou rejeter elles-mêmes leurs acquis les plus précieux. Pour leur plus grand bénéfice, aucun adulte n’entrave leurs plans, la cinéaste les tenant volontairement à l’écart, ce qui les confronte rapidement à leur propre morale bourgeonnante, et leurs limites. La finale, qui n’en est pas une, semble les faire retomber à la case départ, du moins aux yeux de leur cercle d’amis; si tel est le cas, elles comprennent et acceptent maintenant pourquoi elles ne pourraient pas vivre à la place l’une de l’autre.

Dès les premières séquences, on sent la présence méthodique et sensible de Sciamma, dans le casting comme les environnements, du choix des vêtements aux contrastes des décors. Que ce soit dans le cinéma français ou ailleurs, il est rare d’observer pareille capacité de mise en scène, la vraie, celle qui ne se contente pas de choisir des têtes ou de symétriser des cadres, mais aussi bien d’agencer la composition dynamique des plans; celle qui nous étonne par les jeux de perspective des va-et-vient, des sons et des contrastes de couleurs, et même de la distanciation variable avec le spectateur.

On n’en demandait pas tant de la part d’un drame provincial pubertaire, et voilà qu’avec beaucoup de soin et d’acuité, Naissance des pieuvres en fait juste ce qu’il faut, sans épater ni tricher, pour nous hameçonner presque jusqu’au bout de sa traversée, même s’il semble se rendre au final à la rame, avec un relâchement qui étonne plus qu’il ne lasse, vu la constance et le dosage d’un scénario plutôt magnétique jusque là.

Céline Sciamma n’est ni Catherine Breillat, ni Coline Serreau, encore moins Laetitia Masson, et c’est tant mieux. Son cinéma au féminin, même s’il n’a pas encore abordé l’âge de raison, ne revendique rien, sinon la liberté de traiter de la sexualité et de la cruauté comme parties intégrantes de personnages ni victimes, ni incomprises; tout au plus des méduses dont la séduction n’a pas d’âge, prêtes à tout pour nager avec les requins.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "Shultes"


SHULTES
de Bakur Bakuradze
Paru dans la revue Séquences
2008

Silence d’aplomb

Le renouveau des cinémas d’Europe de l’Est a aussi atteint la Russie avec une jeune génération d’auteurs plus proches de l’approche allemande ou scandinave que celle des vieux routiers comme Lounguine ou Sokurov, tout aussi allergiques aux hollywoodismes à la Timur Bekmambetov, le Guillermo del Toro kazakhe. Déjà en 2003, Andrei Zvyagintsev et The Return (Vozvrashcheniye) signalaient la naissance d’une trève entre ces pôles, soulignée par un Lion d’or vénitien. Shultes, de son côté, ne mange pas du tout de ce pain-là.

Shultes, d’une certaine manière, est l’anti-M. Lazarescu du film de Cristi Puiu, et pourtant son complément. Il illustre sans scrupules l’effondrement moral d’une société, le purgatoire d’une certaine classe moyenne, en mettant au pilori ce type d’individus dont raffolent les nouveaux cinéastes roumains, ces solitaires aux existences en sourdine, petits-enfants du totalitarisme incapables d’idéaux.

Lancé en mai 2008 à la Quinzaine des Réalisateurs, Shultes s’inscrit en ligne droite dans un cinéma épris de nihilisme, à la limite de la pauvreté psychologique, lové dans une conception émotive du plan-séquence et abonnés aux personnages étroits, dépouillés de toute vie intérieure. Shultes n’est pas un anti-héro, c’est un anti-personnage, une figure rhétorique poussive comme ce cinéma récent a l’habitude de nous déballer. Qu’il soit amnésique n’est donc pas le fruit du hasard, voilà même une planche de salut inespérée pour le scénariste et réalisateur géorgien Bakur Bakuradze d’amplifier le mur du silence qu’il souhaite enclaver entre le film et le spectateur.

On assiste à l’essor d’une pathologie, la cleptomanie, chez le personnage-titre, un pickpocket loquace et peu démonstratif meublant ses journées entre un minuscule trois pièces qu’il partage avec sa mère mourante, son complice de 10 ans et son frère cadet inscrit à l’armée. Au fil de sa routine buissonnière, on apprend qu’il a subit un grave accident de la route, qu’il était auparavant un athlète de haut niveau… sans savoir si son inclinaison pour le vol faisait déjà partie de lui. Une caméra vidéo volée à une jeune Franco-russe fait résonner tardivement en lui une empathie enfouie, peut-être irrécupérable, d’autant plus qu’une tragédie y est rattachée.

Bakuradze présente en réalité une Russie ni amplifiée, ni complètement anéantie. Son récit pourrait même se dérouler dans une contrée voisine, tellement son ancrage social est anecdotique. Voilà le spécimen même du film conçu pour les festivals et les publics étrangers, qui lui reconnaîtront assez de mimétismes européens pour succomber à son mutisme et son simplisme solennels.

Impossible chez Shultes d’occulter néanmoins l’évidente allégorie avec un pays estropié sur l’échec du socialisme, ses liens troubles avec son passé récent, et le sort réservé aux jeunes, aux disciplinés et aux vertueux. Peut-on autant pardonner au personnage principal son absence d’altruisme et ses présumés mensonges du moment qu’on est mis au parfum de sa toute aussi présumée droiture d’antan?

La manière qu’a Bakuradze de suivre Shultes, caméra à l’épaule, prisonnier de plans fixes punitifs, sans égard envers la souffrance inhérente envers son vide émotionnel, le rend d’autant plus apathique, voire niais face à ses limites, ou simplement caricatural, son stoïcisme intégral faisant de lui le stéréotype radical du Russe aux traits impénétrables.

L’autre évidence du film tient dans sa parenté manifeste avec le film que Robert Bresson consacra cinquante ans plus tôt au vol à la tire et à l'esbroufe, évoquant son âpreté, son approche byzantine et son penchant pour le geste sur la parole. Mais tandis que la culpabilité tenait lieu d’amorce morale chez l’auteur de Pickpocket, les personnages de Bakuradze épousent leurs propres remords ou faiblesses au lieu de les transcender, fonçant inévitablement vers un mur sans croire qu’ils pourront l’éviter d’une manière ou d’une autre.

Cela dit, Shultes capitalise largement sur l’interprétation brute de ses deux protagonistes principaux, un chauffeur de taxi et le pensionnaire d’un orphelinat de Moscou; le réel qu’ils personnifient tranche avec les portraits de mafia, de prostituées juvéniles et de nouveaux riches comme la Russie en a – trop souvent – le secret. En cette année du centenaire du cinéma russe, Bakuradze, diplômé de la célèbre école de cinéma VIGK, sert un premier film mécanique, plus marquée par les réalités économiques que le cinéma post-soviétique, un peu trop sûr de ses effets, sans dérapages ni coloris notoires.

© 2008 Charles-Stéphane Roy

Critique "My Magic"


My Magic
de Eric Khoo
Paru dans la revue Séquences
2008

Singapour, ma douleur

Bien connu des fervents du FFM, le cinéaste Eric Khoo est réapparu à Montréal fort d’une première sélection en compétition officielle au Festival de Cannes en mai dernier avec son plus récent film, My Magic. Accusant à peine plus de 75 minutes, celui-ci fut tourné en vidéo en neuf jours et aligne des non-professionnels, ce qui est mince et à la fois suffisant pour créer un univers entier.

Le réalisateur de Be With Me (2005) et 12 Storeys (1997) ne s’est pas empêtré avec l’inspiration et les gestations interminables, alors que l’idée de son dernier film lui est apparue en fréquentant le magicien tamoul Bosco Francis, un chevelu à la silhouette bouddhique, nostalgique de son Inde natale après s’être établi à Singapour. Ce déracinement, jumelé au désir de raconter une histoire entre un père et son fils et la dérive au cœur du roman « The Road » de Cormac McCarthy, furent à l’origine de My Magic, récit circoncit entre la fiction, le documentaire, le portrait et le fantastique.

Aussi rares soient les films de Singapour sur nos écrans, aussi proportionnel soit le dépaysement qu’ils nous procurent. Qu’un magicien masochiste soit au centre d’un d’entre eux devient d’autant plus déconcertant, un pitch moins Fantasiesque qu’il ne paraît. C’est le cas de Francis, ancienne gloire des music-halls indiens du temps de son mariage heureux avec son assistante, devenue un obèse alcoolique se traînant jusqu’à plus soif dans les ruelles sombres de Singapour, négligeant l’éducation de son fils Rajr, qui alimente sa culpabilité en le confrontant à l’échec de sa condition.

Serveur dans une boîte de nuit, Francis finit ses soirées en démontrant sa résistance à la douleur aux clients de son patron, question de rentabiliser sa résistance à la souffrance pour payer les études de son fils et regagner son estime. Alors que marcher sur du verre, avaler du feu ou se percer la langue reste un jeu d’enfant pour lui, Francis se résigne à accepter l’étrange marché de gangsters du coin, qui lui promettent d’importantes sommes pour le torturer jusqu’à ce qu’il s’effondre. Ce pacte sordide se termine mal pour Francis, pris à se planquer à l’ombre avec Rajr et lui expédier ses confessions avec ses dernières forces.

En dépit de plusieurs scènes éprouvantes et d’une cinématographie quasi amateur, My Magic possède visiblement plus de tendresse et de cœur que la plupart des romances à grand déploiement. Et pour cause : le projet nécessita l’implication des proches du cinéaste, de la trame sonore composée par son fils de 9 ans, à la recherche de capitaux confiée à sa femme.

Au centre de ce chemin de croix poisseux et fanfaronesque trône Bosco Francis, bête de cirque mi-lutteur, mi-enfant, une force de la nature dont Khoo a su tirer à son avantage toute l’humilité et la fragilité dont il est capable. Tout le film fut d’ailleurs construit sur cette propension à faire émerger l’émotion du grotesque; à preuve, la scène d’ouverture, un malaise de 20 minutes durant lesquelles Francis noie son désarroi avec une douzaine de verres de whisky, un exploit en soi, pathétique au demeurant.

On doute des chances de My Magic de se rendre jusqu’au prochain gala des Oscars, lui qui fut sélectionné par les autorités singapouriennes pour représenter leur nation dans la catégorie du meilleur film de langue étrangère, pour toutes les raisons évoquées en introduction. Bien qu’il conserve toujours la bonne distance pour conserver l’humanité des personnages de ce qui demeure un freak-show, Khoo s’en remet un peu trop à la forme du mélo pour compenser une paresse certaine au niveau des dialogues et du rythme, donnant l’impression d’avoir précipité l’exécution de l’ensemble sur la foi d’une prémisse impayable.

Il serait toutefois dommage de passer à côté d’un film aussi inusité et bon enfant, pleinement conscient de ses défauts, sans hésitation aucune à exposer crûment ses limites pour mieux faire ressortir l’empêtrement émotif des personnages, quitte à fuir ses dettes envers la réalité et basculer dans la fantaisie, le seul refuge possible pour espérer panser les chagrins à la peau dure.

© 2008 Charles-Stéphane Roy