mercredi 7 janvier 2009

Critique "Shultes"


SHULTES
de Bakur Bakuradze
Paru dans la revue Séquences
2008

Silence d’aplomb

Le renouveau des cinémas d’Europe de l’Est a aussi atteint la Russie avec une jeune génération d’auteurs plus proches de l’approche allemande ou scandinave que celle des vieux routiers comme Lounguine ou Sokurov, tout aussi allergiques aux hollywoodismes à la Timur Bekmambetov, le Guillermo del Toro kazakhe. Déjà en 2003, Andrei Zvyagintsev et The Return (Vozvrashcheniye) signalaient la naissance d’une trève entre ces pôles, soulignée par un Lion d’or vénitien. Shultes, de son côté, ne mange pas du tout de ce pain-là.

Shultes, d’une certaine manière, est l’anti-M. Lazarescu du film de Cristi Puiu, et pourtant son complément. Il illustre sans scrupules l’effondrement moral d’une société, le purgatoire d’une certaine classe moyenne, en mettant au pilori ce type d’individus dont raffolent les nouveaux cinéastes roumains, ces solitaires aux existences en sourdine, petits-enfants du totalitarisme incapables d’idéaux.

Lancé en mai 2008 à la Quinzaine des Réalisateurs, Shultes s’inscrit en ligne droite dans un cinéma épris de nihilisme, à la limite de la pauvreté psychologique, lové dans une conception émotive du plan-séquence et abonnés aux personnages étroits, dépouillés de toute vie intérieure. Shultes n’est pas un anti-héro, c’est un anti-personnage, une figure rhétorique poussive comme ce cinéma récent a l’habitude de nous déballer. Qu’il soit amnésique n’est donc pas le fruit du hasard, voilà même une planche de salut inespérée pour le scénariste et réalisateur géorgien Bakur Bakuradze d’amplifier le mur du silence qu’il souhaite enclaver entre le film et le spectateur.

On assiste à l’essor d’une pathologie, la cleptomanie, chez le personnage-titre, un pickpocket loquace et peu démonstratif meublant ses journées entre un minuscule trois pièces qu’il partage avec sa mère mourante, son complice de 10 ans et son frère cadet inscrit à l’armée. Au fil de sa routine buissonnière, on apprend qu’il a subit un grave accident de la route, qu’il était auparavant un athlète de haut niveau… sans savoir si son inclinaison pour le vol faisait déjà partie de lui. Une caméra vidéo volée à une jeune Franco-russe fait résonner tardivement en lui une empathie enfouie, peut-être irrécupérable, d’autant plus qu’une tragédie y est rattachée.

Bakuradze présente en réalité une Russie ni amplifiée, ni complètement anéantie. Son récit pourrait même se dérouler dans une contrée voisine, tellement son ancrage social est anecdotique. Voilà le spécimen même du film conçu pour les festivals et les publics étrangers, qui lui reconnaîtront assez de mimétismes européens pour succomber à son mutisme et son simplisme solennels.

Impossible chez Shultes d’occulter néanmoins l’évidente allégorie avec un pays estropié sur l’échec du socialisme, ses liens troubles avec son passé récent, et le sort réservé aux jeunes, aux disciplinés et aux vertueux. Peut-on autant pardonner au personnage principal son absence d’altruisme et ses présumés mensonges du moment qu’on est mis au parfum de sa toute aussi présumée droiture d’antan?

La manière qu’a Bakuradze de suivre Shultes, caméra à l’épaule, prisonnier de plans fixes punitifs, sans égard envers la souffrance inhérente envers son vide émotionnel, le rend d’autant plus apathique, voire niais face à ses limites, ou simplement caricatural, son stoïcisme intégral faisant de lui le stéréotype radical du Russe aux traits impénétrables.

L’autre évidence du film tient dans sa parenté manifeste avec le film que Robert Bresson consacra cinquante ans plus tôt au vol à la tire et à l'esbroufe, évoquant son âpreté, son approche byzantine et son penchant pour le geste sur la parole. Mais tandis que la culpabilité tenait lieu d’amorce morale chez l’auteur de Pickpocket, les personnages de Bakuradze épousent leurs propres remords ou faiblesses au lieu de les transcender, fonçant inévitablement vers un mur sans croire qu’ils pourront l’éviter d’une manière ou d’une autre.

Cela dit, Shultes capitalise largement sur l’interprétation brute de ses deux protagonistes principaux, un chauffeur de taxi et le pensionnaire d’un orphelinat de Moscou; le réel qu’ils personnifient tranche avec les portraits de mafia, de prostituées juvéniles et de nouveaux riches comme la Russie en a – trop souvent – le secret. En cette année du centenaire du cinéma russe, Bakuradze, diplômé de la célèbre école de cinéma VIGK, sert un premier film mécanique, plus marquée par les réalités économiques que le cinéma post-soviétique, un peu trop sûr de ses effets, sans dérapages ni coloris notoires.

© 2008 Charles-Stéphane Roy