lundi 15 juin 2009

Critique "Sugar"


SUGAR
de Anna Boden et Ryan Fleck
2009
Paru dans la revue Séquences

La gloire dans le détour

Dans l’enclos des films de sport, Sugar se démarque haut la main, reléguant au vestiaire les lieux communs et les sempiternelles odes à l’esprit de corps ou aux négligés. Le second long métrage de fiction du tandem derrière le surestimé Half Nelson ose sortir de ce qui s’annonçait comme une autre captation du simple exploit de gagner sa place au soleil des ligues professionnelles, un pari audacieux pour un genre télégraphié au possible.

Terrain de toutes les controverses, le baseball a perdu les lettres de noblesse de son statut de sport national américain – mais également latino ou asiatique, faut-il encore se le rappeler – en accumulant récemment les cas de déchéance, de tricherie et d’enflures salariales. Mais s’il faut en croire son credo « Ce n’est pas fini tant que ce n’est pas fini », cette discipline ancrée dans les mœurs depuis plus de 150 ans a encore de nombreuses histoires devant elle, si bien qu’on se demande comment celle de Sugar a bien pu demeurer inexplorée au cinéma si longtemps, les joueurs d’Amérique latine constituant certainement plus de la moitié des troupes oeuvrant sous les réflecteurs des stades du baseball majeur américain depuis belle lurette.

Anna Boden et Ryan Fleck, qui avaient observé dès le documentaire Young Rebels (2005) le foisonnement de talents hispanophones – ceux des rappeurs cubains dans ce cas précis – se sont intéressés à la pépinière dominicaine, qui avait alimenté l’alignement des Expos de Montréal durant plusieurs saisons, en créant le personnage de Miguel 'Sugar' Santos à même les expériences de plusieurs adolescents nourrissant l’espoir de quitter à tout jamais les bas-fonds de San Pedro De Macorís en s’imposant auprès des recruteurs de la Ligue majeure de baseball (MLB) et ainsi faire partie du rêve américain.

Santos, un jeune lanceur au bras d’acier, ne parle pas l’anglais et ignore tout du mode de vie aux Etats-Unis, comme la plupart des autres prospects dominicains. Bien qu’on nous fasse comprendre rapidement que sa morale irréprochable pourrait le conduire à de lucratifs contrats professionnels chez l’Oncle Sam, il est difficile de juger de ses ambitions intimes, tant cet introverti semble étouffer sa passion sous une rigide discipline d’entraînement.

La suite ne clarifie guère les choses ; étant repéré par des scouts de la MLB puis invité à intégrer des camps de recrues en Arizona puis en Iowa, Santos s’intègre mal au sein de sa famille d’accueil et dans son nouvel environnement, pourtant idéal pour faire éclore son talent. Le dernier tiers de Sugar, qu’il est difficile de révéler sans nuire à l’impact du film, emprunte une tangente imprévisible, par laquelle Santos compromet sa carrière et laisse le hasard dicter son destin plutôt que les statistiques et les championnats.

L’authenticité de Sugar est certainement son meilleur atout ; de pouvoir compter sur l’expertise de l’ex-Expos Jose Rijo devant et derrière la caméra est en soi un gage du sérieux de cette entreprise, loin des artifices de la majorité des autres films de balle. Boden et Fleck démontrent également une certaine perspicacité dramatique à tisser des liens entre les modestes conditions de vie des Dominicains et l’humilité des ruraux peuplant le Midwest américain, dont la ferveur pour le baseball n’a d’égale que leur foi dans les idéaux chrétiens.

Le film n’évite toutefois pas certains clichés et abuse par moments de la candeur du personnage principal pour accentuer le fossé culturel entre Santos et son milieu d’adoption, comme en témoignent les scènes de bisbille interraciale, de bigoterie juvénile et la tentation de stéroïdes anabolisants, sans doute dans un souci de cadrer aussi large que possible sur les tentations et les revers de l’adulation pouvant contaminer les plus brillants espoirs évoluant dans un encadrement physique et moral aussi strict que ceux des écoles militaires.

Sugar est l’un de ces cas où le jeu solide des acteurs et la volonté des réalisateurs de sortir des arcanes d’un genre sont plombés par la caractérisation schématique – voire fataliste – des personnages et de leur milieu. Prenant pourtant parti de l’efficacité du documentaire sociologique et de la popularité d’une pratique indissociable du ciment communautaire américain, Boden et Fleck n’ont pu éviter non plus les pièges du cinéma indépendant pan-hollywoodien, qui consiste à laisser les hiérarchies culturelles dicter le récit sans jamais les remettre en question, originalité ou pas.


© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Sin Nombre"


SIN NOMBRE
de Cary Fukunaga
2009
Paru dans la revue Séquences

La cavale des rails


Cary Fukunaga, qui signe avec Sin Nombre son premier long métrage, est né de parents japonais et suédois. Son film traite pourtant d’une réalité toute autre, celle des immigrants illégaux d’Amérique latine, tout en abordant par la bande la problématique des gangs profitant de ces exodes de fortune pour imposer leur loi le long du Golfe du Mexique.

Cet aspect pourrait alimenter un film entier à lui seul ; en effet, les Mara Salvatrucha sévissent selon un axe élargi englobant le Salvador, le Honduras, le Guatemala et le Nicaragua, ayant érigé un véritable cartel panaméricain de trafic humain, de guerre ouverte avec les forces de l’ordre et d’assassinats dans toutes les couches de la société d’Amérique centrale.

Comme plusieurs autres cinéastes latino de sa génération - à l’instar de Alex Rivera (Sleepdealer), Fukunaga a su tirer profit des nombreux programmes de développement disponibles aux Etats-Unis à l’égard des réalisateurs des communautés culturelles afro-américains, chicanos, autochtones et asiatiques, comme ceux dispensés par le Sundance Lab, avant de tourner sa caméra vers des enjeux situés à l’extérieur du territoire yankee.

Ce qui débute comme un autre de ces contes urbains violents et simplistes se mue en chasse à l’homme crédible et tragique comme peu de cinéastes indépendants américains parviennent à accomplir, rappelant par moment Maria Full of Grace de Joshua Marston. Ce n’est donc guère surprenant si le film s’est facilement distingué au Festival de Sundance l’an dernier, jurant avec le vague à l’âme désincarné et l’humour noir de circonstance de nombre des contemporains indies de Fukunaga.

Il faut voir ces trains pouvant transporter jusqu’à 700 voyageurs ‘clandestins’ – impossible de les manquer tant ils débordent des wagons – agglutinés de peine et de misère sur les toits, quitte à se faire flageller par les branches des arbres aux abords de la voie ferrée durant leur trajet. L’image frappe immédiatement, tout comme la fatalité par laquelle la plupart d’entre eux seront frappés, alors qu’on nous répète que seulement une poignée d’entre eux parviendra à traverser vivants le Rio Grande.

Cette approche procure au film une perspective plus porteuse que l’habituel défilé des embûches de chaque groupuscule. Certains veulent fuir des conditions de vie inhumaines pendant que d’autres mettent le cap sur le Nord afin d’échapper à leurs crimes. Mais parmi ces «sans noms» (traduction libre du titre du film) rôdent également les futurs caïds prêts à éliminer leurs proches, pensant ainsi se mériter le respect et surtout la protection du gang. Cette alternative peu recommandable est empruntée ici par Smiley, âgé seulement de 12 ans, qui préfère retourner parmi les tourmenteurs de son meilleur ami Willy, devenu fugitif malgré lui après avoir liquidé le chef de cette même bande durant une embuscade à laquelle il participait.

L’omniprésent cercle de la violence du film est cristallisé tout entier dans ce crescendo parallèle entre la chute du dauphin et l’ascension de son jeune compagnon – rien de bien subtil ou d’inédit ici – mais il reste que cette chronique de la misère extra-frontalière bénéficie d’une exécution fringante et plus dégourdie que l’introduction pouvait laisser présager. Le jeu naturel des acteurs, tous non-professionnels, capte aisément notre attention en vissant ce périple rocambolesque et toute cette virilité tonitruante dans la poussière, le sang, la sueur et les ordures sur le chemin de la Terre promise.

Comme plusieurs films latino (et même américains) du genre, les valeurs et la souplesse morale des personnages détermine illico leur destinée, si bien que la facilité à identifier ceux qui parviendront à fouler le sol américain mine considérablement les efforts déployés pour décrasser le genre, acuité sociologique à la clé ou pas. Fukunaga ne déroge pas à cette tendance, qui lui aura néanmoins permis de dégoter son laissez-passer pour le marché américain plus facilement que la plupart des personnages de son film.

Malgré tout, Sin Nombre confirme la renaissance du jeune cinéma mexicain à la fois décomplexé et ayant assimilé en touts points les codes hollywoodiens, démontrant surtout un évident potentiel d’exploitation dans les marchés latinos aux Etats-Unis. Avec la consolidation de cette industrie autour de la nouvelle horde hip formée par Alfonso Cuarón, Alejandro González Iñárritu, Guillermo Arriaga, Guillermo del Toro puis Diego Luna et Gael Garcia Bernal (tous deux crédités en tant que producteurs exécutifs de Sin Nombre), le cinéma populaire au pays de Felipe Calderón semble se porter mieux que jamais, capitalisant sur une expertise manifeste et un regain d’intérêt appréciable pour les thématiques sociales.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Tyson" de James Toback


TYSON
de James Toback
2009
Paru dans la revue Séquences


Un matamore dans les câbles


Iron Mike, maniaque parmi les maniaques? C’est ainsi que plusieurs pouvaient juger l’ex-boxeur Mike Tyson avant la sortie du curieux documentaire que signa son ami James Toback, durant sa propre cure de désintoxication. Sujet d’embarras pour le sport professionnel et figure intimidante pour quiconque osant s’en approcher sans précaution, Tyson s’est lancé dans cette entreprise avec la même candeur qu’on lui a attribué tout au long de ses apparitions publiques, pour se livrer avec son zozotement légendaire à une entreprise discutable, entre le règlement de comptes (avec les journalistes, ses ex-femmes, les parasites l’ayant dépossédé de sa fortune et le milieu de la boxe en général) et la repentance, l’autoglorification et la reconnaissance de sa soif d’absolus (athlétiques et sexuels, notamment).

Après plusieurs années d’absence, le bad boy rangé – il entretient une demi-douzaine de marmots ! – revient ainsi devant les projecteurs qui l’ont hissé autrefois au sommet de sa popularité; Tyson, il faut bien le rappeler, fut le seul boxeur à l’exception de Muhammad Ali à fasciner la presse et le grand public qui ne s’intéresse jamais d’ordinaire à ce sport. Celui qui se considérait plus comme un ‘entertainer’ qu’un athlète professionnel avait déjà l’habitude de troquer le ring pour les plateaux de tournage, avec Toback notamment, mais en jouant surtout son propre rôle lors d’apparitions dans les émissions de télévision telles que Who’s the Boss?, à Crocodile Dundee in Los Angeles et la comédie The Hangover.

La vie et la carrière de Tyson furent tellement médiatisées que le présent témoignage n’apporte ni de nouvelles informations, ni de nouveaux éclairages sur ses exploits comme sur ses méfaits. Ce qu’on ne soupçonnait moins, c’est cette verve qui, à défaut de véhiculer un discours cohérent, est capable d’alimenter sans jamais s’essouffler une succession de dissertations vertigineuses sur la vanité, la détresse, la rage de ‘détruire’ son adversaire au lieu de simplement triompher de lui; et, à l’image de son débit, une peur cruelle de ralentir, de réfléchir ou gloser trop longtemps sur la portée de ses actes, comme si s’arrêter, c’était mourir.

Tyson ne s’arrêtera donc jamais, même si cela signifie perdre famille, amis, argent, respect, santé, morale ou raison. Cet effrayant constat, qui va par-delà le simple sursaut de lucidité, n’excuse ni ses égarements, ni la relative honnêteté de la réalisation de Toback, mais ne constitue pas moins un prétexte valable afin d’avouer une fois pour toutes notre fascination envers ces bêtes de cirque dangereuses et mégalomanes, même longtemps après qu’elles se soient fait passé leur dernier K.O.

© Charles-Stéphane Roy 2009

James Toback au 52e Festival de San Francisco


52e Festival de San Francisco
James Toback et Tyson
2009
Paru dans la revue Séquences

Tourner, ce sport de combat

Né la même année que la sortie de Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock – tourné incidemment aux abords du Golden Gate, San Francisco et son festival de cinéma, le plus vieux d’Amérique du Nord, remettait cette année son Prix Kanbar de scénarisation au vétéran James Toback, l’un des seuls ‘bums’ assumés d’Hollywood au même titre que John Carpenter, Lech Kowalski ou encore Monte Hellman. Toback s’est remémoré le tortueux chemin l’ayant amené à réaliser le documentaire Tyson au sujet du boxeur le plus controversé du 20e siècle. Séquences y était.

Trapu comme un camionneur du Midwest, Toback arbore le noir de la tête au pied, faisant contraste avec son front dégarni et sa petite taille. Avouant son faible pour les fêtards et les fêlés, le scénariste de Bugsy et réalisateur de Pick-up Artist se fait pourtant rare et préfère la présence des chats de gouttière à celle des quartiers huppés de la Côte Ouest.

Ce n’est donc pas par hasard s’il s’est lié d’amitié avec le pugiliste Mike Tyson au milieu des années 1980 avant que celui-ci n’accède à la gloire et la folie. Toback avouera d’entrée de jeu ses problèmes de jeu compulsif (son premier long métrage s’intitulait incidemment The Gambler), sa consommation frénétique de LSD et ses orgies mythiques aux côtés du non moins légendaire footballeur Jim Brown, qu’il enrôla quelques années plus tard dans Fingers.

Lancé à Cannes en 2008, Tyson ramène Toback sur le devant de la scène malgré un procédé documentaire télévisuel, quelques effets tentant d’inculquer une spiritualité hasardeuse au boxeur maintes fois incarcéré et une tendance douteuse à excuser ses comportements erratiques par son exploitation et sa naïveté.

« J’ai rencontré Tyson lorsqu’il était dans la jeune vingtaine, aux tout débuts de son entraînement, s’est remémoré Toback. J’aime aller à la découverte des autres, surtout ceux qui n’ont pas peur d’exploiter diverses facettes de leur personnalité. Le LSD m’avait permis de m’ouvrir sur d’autres pans de mon caractère, et c’est ainsi que j’ai appris que mon autre « Je » est, croyez-le ou non, un athlète noir. Je suis complètement fasciné par eux, autant au football qu’au basketball que sur un ring de boxe. J’ai également une affection naturelle pour les paranoïaques; le personnage que joue James Caan dans The Gambler fait partie de cette catégorie, tout comme Jim Brown. »

À ce titre, Toback a également raconté la genèse de Fingers, dont il avait rédigé entièrement le scénario dans un avion durant un vol, et comment il parvint à convaincre Jim Brown de recréer la fameuse scène de violence sexuelle avec deux femmes tirée de ses propres aventures, qui lui avait valu de surcroît un séjour au pénitencier. Les multiples liens entre Brown et Tyson sautent aux yeux.

« Jim Brown nous avait présentés l’un et l’autre en 1985, puis il s’est invité chez United Artists sur le plateau de Pick-up Artist (1987) pour rencontrer Robert Downey Jr, et c’est ainsi que je lui ai offert un rôle 12 ans plus tard aux côtés de Downey Jr. – qui venait également de sortir de désintoxication – dans Black and White, durant lequel Tyson raconte avec conviction la difficulté de se faire fouiller entièrement en prison. Cette scène précise m’a incité à consacrer tout un film à son sujet. Mais comme sa vie a connu d’étranges détours entre le ring et la prison, le projet fut reporté à plusieurs reprises. J’ai dû le sortir de son centre de désintoxication durant à peine cinq jours pour pouvoir réaliser le film; je n’ai pris aucun risque et nous avons tourné le documentaire chez lui et dans les environs, puis j’ai complété le montage durant une année entière.»

Certains ont dénoncé dans Tyson l’amitié en filigrane entre le cinéaste et son sujet, mais il est fort à parier en revanche que personne d’autre n’aurait eu pareil accès aux confidences du boxeur reconnu pourtant pour son absence d’inhibition. « Vous savez, Werner Herzog avait offert pas mal d’argent à Tyson pour qu’il se livre à sa caméra et ensuite faire un portrait de lui, mais Mike est fidèle à ses amis et a refusé par amitié pour moi, sachant qu’il ne retirerait aucun bénéfice pécuniaire de mon documentaire, malgré son titre honorifique de producteur exécutif du film », s’est félicité Toback.

Le cinéaste a avoué qu’hormis Tyson, il aurait souhaité réaliser des documentaires sur Jack Johnson, Jack Dempsey, Sugar Ray Robinson ou encore Rocky Marciano, « d’autres boxeurs prouvant qu’il y a une plus grande proportion de gens intéressants en boxe que dans tous les autres sports confondus ».

© Charles-Stéphane Roy 2009

15 ans de cinéma numérique


IMAGES NUMÉRIQUES 1995-2010
2009
Paru dans la revue Séquences

D’un dogme à l’autre


La révolution numérique telle qu’on la concevait dans les années 1990 avec l’apparition des caméras Mini-DV et de ses successeurs a-t-elle tenue ses promesses? Presque 15 après la bulle Dogme 95 de la fratrie danoise de Lars von Trier, les pixels dominent de plus en plus les écrans, et pourtant, le vocabulaire cinématographique découvre encore timidement les possibilités du médium.

L’arrivée de la Panasonic Genesis, mais surtout celle de la fameuse RED One, avec son capteur de 11,4 mégapixels et sa capacité à capturer jusqu'à 60 images par seconde – plus du double d’un caméscope haute définition haut de gamme, constitue la fin de la genèse du cinéma numérique tel que nous l’avons apprivoisée, malgré les limites technique des formats pré-HD, qui épousaient tout de même l’esthétisme trash propres à la décennie Clinton.

Le documentaire, qui, par ses contraintes budgétaires et formelles propres aux canevas télévisuels, avait bien longtemps auparavant établi la vidéo comme le standard du genre, pour le meilleur et le pire. En fiction, hormis l’utilisation de la vidéo comme insert dramatique – de Jacques et novembre (1984) à Sex, lies and videotapes (1989), la réalité vue à travers la lorgnette de ces appareils mobiles à la qualité discutable fut au centre de quelques œuvres introductives comme les premiers essais de Thomas Vinterberg et Harmony Korine, à l’infâme Blair Witch Project (1999).

LE RETOUR DU HORS CHAMP
Parlant du film de Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, il fallait une sacrée présence d’esprit pour attirer les foules avec un budget présumé de 22 000 $ et une histoire à dormir debout. La clé de ce succès inattendu résida tout simplement dans les limites de ce que le spectateur, pris avec les limites du champ de vision de chaque caméraman, pouvait voir, entendre et surtout décoder son environnement. Idem pour le récent Picnic a.k.a. Hooked a.k.a. Pescuit sportiv (2007) d’Adrian Sitaru, qui pousse ce procédé à l’extrême, alors que le montage ne fait qu’alterner les points de vue des trois personnages principaux, alimentant la méfiance que ceux-ci entretiennent avec les autres, imitant même chaque regard s’égarant de l’action.

FAITES-LE VOUS-MÊME
Les réalisateurs en herbe, ignorés par le financement public ou les producteurs établis, ont tôt fait de passer outre le rendu laborieux de la vidéo pour créer, une situation qui perdure encore aujourd’hui. Faisons fi d’une liste laborieuse et d’oublis incontournables, mais citons tout de même de mémoire El Mariachi de Robert Rodriguez (1992), Clerks. (1994) de Kevin Smith, Visitor Q (2001) de Takashi Miike, et, du côté de chez nous, Jimmywork (2004) de Simon Sauvé, Le bonheur c'est une chanson triste (2004) de François Delisle, Daytona du collectif Amerika Orkestra, Nos vies privées (2007) de Denis Côté ou encore Le cèdre penché (2007) de Rafaël Ouellet. Tournés en équipes réduites, souvent avec des budgets inexistants, ces films dépassent le seuil de l’underground et dénotent souvent plus de sérieux et d’audace que les films dits subventionnés, ce qui ne les a pas empêché de fréquenter les festivals internationaux, eux-mêmes avides de nouvelles images.

LA RÈGLE DU ‘JE’
La vidéo a servi tout autant les égocentriques de tout acabit, car rien n’est plus personnel qu’une bonne caméra retournée vers soi-même. Tarnation (2003) de Jonathan Caouette est un éloquent exemple ; à la patchwork pan-technologique filmés depuis l’âge de 8 ans, le film s’appuie sur une quantité anarchique de matériel personnel pour attester de la personnalité fuyante du réalisateur, une démarche similaire à celles empruntées dans les tout aussi pertubants Capturing the Friedmans de Andrew Jarecki (avec embrouille judiciaire à la clé), sorti incidemment la même année que Tarnation, et Grizzly Man (2005) de Werner Herzog, mythomanie en prime.

LE RÉEL ET LA RATE
L’utilisation de la vidéo en fiction a perfectionné, dans un registre moins expérimental, deux genres suspects et souvent puérils, le ‘documenteur’ et le documentaire-expérience. En effet, quoi de mieux qu’une bonne dose de caméra à l’épaule pour déceler l’humour le plus inattendu, dans un style consensuel quasi indiscernable du petit écran. Encore là, l’Amérique a fait autorité sur le genre, gracieuseté des pitreries pseudo-journalistiques de Michael Moore, surtout depuis Farenheit 9/11 (2004), des exploits scatologiques de Jackass: The Movie (2002) de Jeff Tremaine, du rêve américain revu par My Date with Drew (2004) de Jon Gunn, Brian Herzlinger et Brett Winn, et des enquêtes foldingues de Religulous (2008) de Larry Charles, également auteur de Borat (2006).

LE TEMPS RETROUVÉ
Fini les périodes de tournages restreintes, des limites de captation en raison de la longueur des bobines et le coût prohibitionniste de la pellicule, tandis que le pixel redonna aux cinéastes le luxe de filmer quand bon leur semble, avec des plans d’une durée inimaginable il y a à peine quelques années. Alexandre Sokurov l’a très bien compris avec L’Arche russe (2002), considéré à juste titre comme le premier chef-d’œuvre du cinéma numérique ; son plan de 99 minutes lui a mérité le titre de premier long métrage n’ayant pas nécessité de montage, une quasi hérésie au pays de Vertov et d’Eisenstein. Au-delà de sa stricte performance, le film saisit l’opportunité du tournage sans pellicule – la durée de la batterie de la caméra devient à partir d’ici le nouvel obstacle à repousser – pour proposer une expérience inédite de la continuité des plans, qui plus est, un heureux amalgame d’époques au gré des pièces de l’Hermitage.

Wang Bing a pu à son tour filmer entre 1999 et 2001 la lente désintégration d’un secteur industriel chinois reculé dans le triptyque formant À l’Ouest des rails (2003), une œuvre documentaire totalisant plus de 9 heures. Le réalisateur a récemment doublé la mise avec The Journey of Crude Oil (2008), un film-installation de plus de 14 heures, bien que son intention première était de produire une œuvre de 70 heures ! Rapprochant encore plus le cinéma et l’art contemporain, son compatriote Yang Fudong l’a imité, en fiction du moins, avec l’anthologie de cinq longs métrages Seven Intellectuals in Bamboo Forest (2003-2007), qui, prisés à Venise et Sundance, furent conçus pour être regardés dans l’ordre ou le désordre.

IMAGES VOLÉES
Il ne faudrait pas non plus négliger l’apport de la vidéo numérique dans la politisation des images, l’équation entre une technologie légère, presque clandestine, et un contexte international particulier – voir l’incalculable nombre de films démonisant Georges W. Bush. C’est ainsi que Michael Moore a réussi à tourner des scènes indiscrètes ou carrément à l’insu de ses interlocuteurs, ou, dans un but hautement plus recommandable, Hugo Latulippe et François Prévost ont pu capter la quête non-officielle de Kalsang Dolma de laisser ses compatriotes s’exprimer librement devant la caméra, un geste hautement répréhensible, au sujet de l’occupation chinoise en territoire tibétain dans Ce qu’il reste de nous (2004). D’autres comme Lou Ye (Nuit d'ivresse printanière, 2009) ont pu traiter ouvertement de l’homosexualité en plein bastion communiste, et encore, de manière plus saisissante encore, noter les revers de l’exploitation de la perche du Nil autour du Lac Victoria dans le documentaire d'horreur Le cauchemar de Darwin (2004) de l’Autrichien Huber Sauper.

PLANS GROS
Le cinéma numérique voit maintenant large, et à raison, faisant déjà éclater une nouvelle dextérité à Hollywood, d’Attack of the Clones (2002) de Georges Lucas et Spy Kids 2 de Robert Rodriguez – les premiers blockbusters tournés en HD, jusqu’au prochain Avatar (2009) de James Cameron, qui intègrera l’expérience de la haute définition au jeu vidéo et à la stéréoscopie (3D), et au regain de vie du format IMAX depuis qu’il reformate les canons américains pour les écrans géants. Reste à savoir si le débat du numérique sera encore l’affaire de révolution ou simplement de résolution…

© Charles-Stéphane Roy 2009

mardi 26 mai 2009

Claudia Llosa au Festival de Berlin 09


59e FESTIVAL DE BERLIN
2009
Paru dans la revue Séquences

Claudia Llosa, ou l’espoir d’un cinéma péruvien

Il ne faudrait pas que la faible tenue de la compétition 2009 ne vienne assombrir le triomphe du film The Milk of Sorrow (La Teta asustada), le récipiendaire inattendu de l’Ours d’Or. En seulement deux longs métrages, Claudia Llosa, âgée d’à peine 32 ans et native de Lima, a réussi le tour de force de livrer une œuvre dense et personnelle tout en étant la première cinéaste du Pérou à rafler les plus grands honneurs à la Berlinale. Séquences a recueilli son témoignage quelques jours avant son triomphe.

On peut compter sur les doigts d’une main les productions conçues et tournées au Pérou ayant marqué l’imaginaire de la gente festivalière, sauf peut-être ceux de Francisco J. Lombardi, récipiendaire en 1990 du Grand Prix des Amériques avec Caídos del cielo, mais dont la production est demeurée confidentielle chez nous. Forte d’un premier long métrage (Madeinusa) remarqué à Rotterdam et ailleurs, Claudia Llosa, fille du grand écrivain péruvien Mario Vargas de Llosa et élevée dans une famille libérale et globetrotter, a rapidement compris que le Pérou ne pourrait exister au cinéma sans l’aide internationale en participant à tous les laboratoires d’écriture possibles (à Los Angeles et Berlin, entre autres), tout en s’assurant la participation de producteurs espagnols enclins à venir tourner dans son pays natal en faisant confiance à la main-d’œuvre locale.

Aussi abouti sur les plans politique, poétique, social, anthropologique et plastique, The Milk of Sorrow pourrait faire le plus grand bien à la fois aux jeunes talents péruviens en manque de visibilité, mais aussi au cinéma au féminin en général, surtout par sa grande maturité artistique et sa farouche volonté d’ancrer son récit dans une réalité défendue avec authenticité. Le mal du lait maternel auquel fait référence le titre du film a suscité plusieurs questions parmi ses premiers spectateurs.

« On a recensé plusieurs cas présumés dans les régions montagneuses exposées à la barbarie du terrorisme durant les années 1980; des études psychologiques ont démontré qu’il s’agissait bien d’un trouble psychosomatique dont étaient atteintes les femmes vivant dans la peur d’être violées ou battues à nouveau, a expliqué Llosa. Le seul nom littéral de ce trouble, le ‘sein effrayé’, est si évocateur qu’il se transmet d’une génération à la suivante, souvent associé à des rites chamaniques. Bien qu’une aide psychanalytique ait été déployée par des ONG pour venir à leur secours et les aider à parler, il reste qu’elles ont besoin davantage d’aide. »

D’une image forte à l’autre, la cinéaste a créé de toutes pièces l’utilisation de la patate enfoncée délibérément au creux du sexe de Fausta afin d’illustrer visuellement la douleur qui la ronge. « Encore ici, la pomme de terre m’est venue à l’esprit après avoir entendu le témoignage d’un ami au sujet d’un cas similaire signalé dans un rapport médical, se rappelle Llosa. Les saignements de Fausta causés par la germination de la patate était d’autant plus emblématique de ses croyances et ses peurs intimes. J’ai toutefois eu à obtenir un avis médical sur la crédibilité de cette situation… Au Pérou, la patate est considérée paradoxalement comme un symbole de fertilité et d’enracinement, un sens que j’ai détourné dans le film pour signaler un traumatisme, une blessure, une sorte de tumeur qu’on veut cacher. »

La réalisatrice entrecroise ce mythe cruel à un rituel bien concret et fort populaire au Pérou, celui des mariages en groupe, un des thèmes récurrents du film. « Cette pratique est authentique et très courante à Lima, assure la cinéaste. D’ailleurs, les figurants des scènes de mariage avaient déjà participé à ce rituel et avaient même revêtu à nouveau leurs habits de cérémonie durant le tournage! »

La production du film s’est déroulée dans plusieurs langues, alors que l’espagnol a cédé sa place au Quechua, un dialecte toujours parlé chez les autochtones péruviens ainsi qu’en Bolivie et dans le nord de la Colombie. « Il est vrai que le Quechua perd du terrain au Pérou, acquiesça la réalisatrice. Sur le plateau, plusieurs types de Quechua étaient néanmoins parlés car les membres de notre équipe locale venaient de différentes régions et se sont même obstinés sur la façon de bien le parler. »

Llosa a enfin eu la main heureuse en découvrant la talentueuse Magaly Solier, qui incarne Fausta, la jeune femme prête à subir une purge incongrue afin d’éloigner le désir des hommes. « Elle a elle-même écrit les chansons du film après plusieurs heures passées assise au piano car elle est une vraie chanteuse, a-t-elle confirmé. Pour une chanteuse, il est naturel d’expulser ses tourments par la voix, et les personnages de Fausta et, avant elle, de sa grand-mère, ont nourri plusieurs chants afin de conjurer leur sort mais aussi de perpétuer leurs souvenirs, aussi douloureux soient-ils. »

© Charles-Stéphane Roy 2009

Bertrand Tavernier au Festival de Berlin 09


59e FESTIVAL DE BERLIN
2009
Paru dans la revue Séquences

Tavernier, la bête lumineuse

Le vétéran Bertrand Tavernier est revenu à Berlin cette année avec In the Electric Mist, l’attendue adaptation du roman éponyme de l’Américain James Lee Burke, vénéré en France comme l’un des plus brillants héritiers du polar classique. Largement ignoré par la critique, le film a aussi laissé de marbre le jury mais invite à redécouvrir un incontournable du cinéma français épris de culture américaine.

Tavernier n’avait pas pris la caméra et le mégaphone depuis le bien-pensant Holy Lola en 2004, mais à 68 ans, on préfère l’ancien critique plus sélectif, quitte à l’attendre… au détour. L’affiche d’In the Electric Mist avait tout pour faire oublier cette absence : Tommy Lee Jones et John Goodman, tous deux résidants aux bordures des bayous louisianais, avaient la gueule et le vécu de l’emploi pour incarner les irascibles Dave Robicheaux et Julie 'Baby Feet' Balboni ; ajoutez à ce duo Peter Sarsgaard, Mary Steenburgen, Ned Beatty, John Sayles et le guitariste Buddy Guy dans de petits rôles et l’ensemble a tout l’air du billet vers la gloire américaine, 20 ans après que Tavernier ait sillonné le territoire cajun avec Mississippi Blues et 'Round Midnight.

Hélas, le film déballe tous les défauts de la coproduction malheureuse – ici entre les Etats-Unis et la France – surtout au niveau du montage, des dérives artistiques et de la tension du récit, ce qui a tôt fait de saccager le réel capital d’authenticité déployé par Tavernier pour manifester son amour profond envers la culture et les mœurs sudistes.

« J’ai eu une fascination pour Robicheaux dès ses premières apparitions dans les roman de Burke ; en fait, j’aurais pu choisir n’importe quelle de ses nouvelles, mais In the Electric Mist semblait la plus acceptable et nécessaire pour résumer l’esprit et les personnages, a confié Tavernier au Festival de Berlin. Je l’aime parce qu’il se bat contre l’imbécillité et la violence, même s’il est souvent colérique et bourré de contradictions. »

Tavernier a découvert l’œuvre de Burke par Philippe Noiret, quelques temps avant sa mort. Le cinéaste aurait même essayé de lui dédier le film, mais son producteur américain l’aurait déconseillé, évoquant des problèmes légaux. « Noiret était fou de Burke, il avait dévoré son œuvre, s’est-il rappelé. Il disait que c’était le plus grand auteur de polar vivant. »

Se félicitant aussi d’avoir pu repêcher John Goodman, qui habite à trois heures des lieux de tournage, Tavernier a parlé du côté évocateur de la Louisiane pour camper son histoire. «Pour moi, l’environnement définit le personnage, quand il ne constitue pas lui-même un personnage à part entière, a-t-il repris. C’est aussi pour cette raison que la plupart des rôles secondaires ont été confiés à des non-professionnels, qui étaient de toute façon un peu tous théâtraux à leur manière. » Pour sa part, le directeur photo Bruno de Keyzer a dû passer plusieurs jours à trouver avec le réalisateur les bons lieux de tournage, notamment à cause de la lumière constamment capricieuse dans ce coin des Etats-Unis.

Le cinéaste a pu compter sur Burke lui-même pour compléter le scénario du film, ce dernier n’hésitant pas à modifier des dialogues ou réécrire certaines scènes entières. Tommy Lee Jones, avec qui Tavernier a avoué avoir connu quelques prises de bec durant le tournage, a toutefois contribué à sa manière au scénario en y allant de suggestions. « J’aime collaborer avec des acteurs s’impliquant dans chaque scène, et Jones fut l’un de ceux-là. Il peut évoquer le passé de son personnage avec un seul mot, une seule intonation. »

Avouant avoir pris à son tour certaines libertés avec le roman de James Lee Burke, Tavernier a tenu à rendre compte dans son film de l’état actuel de la Louisiane suite aux ravages de l’ouragan Katrina. « Le fait d’avoir fait référence à Katrina n’était pas un geste purement politique, mais témoignait surtout d’une réalité à laquelle nous avons eu à faire face durant le tournage, expliqua le réalisateur. J’ai rencontré des nonnes qui s’activaient à reconstruire une église, cela définissait autant l’état actuel de cette région, que le caractère propre de cette communauté, habituée à se relever après avoir vécu plusieurs drames. De plus, il m’apparaissait intéressant de faire en sorte que le personnage de Balboni ait escroqué l’aide fédérale à Katrina au lieu de s’occuper de cinémas pornos comme c’était le cas dans le livre. Le fait est authentique, car plusieurs dizaines de millions de dollars ont disparu durant la tragédie. » Goodman, de son côté, a avoué devoir composer avec l’après-Katrina depuis maintenant trois ans : « Cela fait partie de nos vie, et ce sera le cas pour les années à venir. »

© Charles-Stéphane Roy 2009

Killer Films aux RVCQ 09


RENDEZ-VOUS DU CINÉMA QUÉBÉCOIS
2009
Paru dans la revue Séquences

Christine Vachon, reine des indépendants américains

Par un heureux concours de circonstances, les Rendez-vous du cinéma québécois ont accueilli la productrice américaine Christine Vachon, responsable des débuts de Todd Haynes, Todd Solondz, Larry Clark, Kimberley Pierce, Mary Harron, Mark Romanek, Ethan Hawke, John Cameron Mitchell, Rose Troche et Tom Kalin, tout en ayant remis sur les rails les vieux routiers John Waters et Robert Altman. Vachon animait une leçon de cinéma particulièrement pertinente et dynamique sur l’état de la production états-unienne hors des grands studios hollywoodiens au sein de sa boîte Killer Films.

LES DÉBUTS
« J’ai démarré dans ce métier au milieu des années 1980 à New York. L’époque était très stimulante, surtout à Manhattan, où Jim Jarmush et Spike Lee faisaient leurs débuts. On sentait qu’une révolution était en train de naître.

Je ne connaissais pas grand-chose à la production, mais mon ambition était de travailler dans le cinéma. J’ai alors débuté en effectuant plusieurs métiers, notamment à titre de coordonnatrice de production, superviseure, assistante monteuse ou assistante à la réalisation sur des films à petits budgets, dont des coproductions. Todd Haynes m’avait approché pour produire son premier long métrage, Poison, qui était plutôt expérimental, même pour l’époque.

J’ai donc appris mon métier sur le tas; souvent, en me remémorant mes débuts, je dis que l’ignorance est la meilleure chose qui peut arriver à quelqu’un qui nourrit une ambition. Avec le temps, je suis cependant toujours convaincu d’une chose : produire n’est jamais simple. Cela reste aussi difficile, mais différemment. »

MON STYLE
« J’essaie de me tenir entre le cinéma hollywoodien et l’expérimental. À mes débuts, on faisait du cinéma queer, le sida était partout et décimait nombre d’artistes, qui vivaient dans l’urgence et voulaient créer à tout prix, sans concession. Aujourd’hui, le cinéma indépendant est devenu pas mal plus classique, chaque studio avait jusqu’à récemment sa filiale dite ‘indépendante’…

Mes expériences sur différents postes m’ont également appris à voir le cinéma, indépendant ou non, comme une vaste mécanique, la rencontre excitante et interdépendante entre le commerce et l’art. S’occuper du montage financier, faire en sorte que tout concorde avec les attentes du réalisateur et les réalités économiques, voilà ce que j’aime de mon métier. Plusieurs me demandent si j’aurais plutôt voulu être réalisatrice et je leur répond que…non. La dynamique de la production me stimule au plus haut point. »

LA CRISE ÉCONOMIQUE ET HOLLYWOOD
« Il faut maintenant être plus flexible et créatif que jamais auparavant, car les studios ne s’impliquent plus vraiment dans le type de cinéma que je produis. Je dois alors me tourner invariablement vers trois sources de financement : les investisseurs de fonds en équité, les préventes à l’étranger et les incitatifs fiscaux qu’offrent certains territoires en autant qu’on tourne chez eux avec des professionnels de l’endroit. Évidemment, la valeur du dollar canadien et les crédits d’impôt chez vous sont très avantageux, heureusement!* Mais il faut avouer que les producteurs américains envient les agences de financement gouvernementales comme au Canada ou en France, qui font en sorte qu’on parvient à faire des films sans avoir à solliciter des fonds privés. Ce serait tout simplement impensable aux Etats-Unis.

Voilà comment j’en suis arrivé à tourner en ce moment en Saskatchewan et au Manitoba Lullaby for a Pi de Benoît Philippon, une coproduction France-Canada, alors que ces provinces ont mis de l’avant des crédits d’impôts très intéressants. Ma double nationalité américaine et française m’a également permis d’embarquer dans le projet.

PAYER POUR FAIRE LA FÊTE
« Habituellement, deux types d’investisseurs sont prêts à mettre leur argent dans la production de films : ceux qui croient toucher éventuellement des profits avec les recettes et les ventes du film à l’étranger, puis ceux qui veulent simplement mettre un pied à Hollywood et s’imaginer aller à la soirée des Oscars avec Uma Thurman… La plupart du temps, je rencontre des gens sérieux, mais somme toute, je cherche surtout des individus qui pensent avec leur cœur plutôt que strictement avec leur portefeuille.

LE PRESTIGE INCONTOURNABLE
« Lorsque j’ai fait Happiness, Todd Solondz avait déjà connu un succès modeste avec son film précédent, Welcome to the Dollhouse, mais ce n’était pas assez pour lui permettre de tourner avec des moyens accrus. J’avais besoin de 6 M$ et les investisseurs m’ont promis cette somme si Patricia Arquette, qui avait la cote à l’époque, garantissait sa participation au film, ce qu’elle avait fait. Mais sa mère est tombée malade et elle fut contrainte de rompre son contrat. Le tournage allait débuter et nous étions soudainement à la recherche d’un acteur et de capitaux une fois de plus. C’est alors que j’ai rendu visite à mes investisseurs du début et leur a demandé combien ils consentaient à me donner si je tournais sans vedettes, soit 2 M$. Todd s’est ajusté et réalisé au final le film qu’il souhaitait.

La même chose s’est produite lors de Boys Don’t Cry, alors que Kimberly Peirce voulait engager Hillary Swank, une pure inconnue à l’époque, mais nos investisseurs tenaient mordicus à engager une vedette établie. L’identité des acteurs est devenue plus importance qu’auparavant et cette tendance n’est pas prête de s’estomper.»

DES RÉALISATEURS PARTENAIRES
« Il y a plusieurs cinéastes avec qui j’ai envie de travailler – Robert Altman était l’un de ceux-là – et Robert Benton, un autre réalisateur que j’admire, fera son prochain film chez Killer. Mais l’important demeure la relation que je peux développer avec eux. Il faut savoir que je vais me battre à leurs côtés et les défendre au-delà de la raison sur des projets qui peuvent prendre plusieurs années à se concrétiser. En fait, le réalisateur doit se sentir concerné comme s’il était coproducteur de son film avec moi. Des fois, ça ne fonctionne pas. Je dois alors dénicher la perle rare ailleurs, souvent sur lecture d’un scénario, car j’aime travailler avec de jeunes réalisateurs au moment de leur premier long métrage. Mais il faut savoir que la jeune génération est souvent plus intéressée par les projets de télésérie que de films, une situation qui me désole. »

LE GRAND CHELEM
« Les festivals de cinéma sont toujours à mes yeux les plus importants rendez-vous du l’année pour trouver du financement ou vendre ses films une fois complétés. Je me limite à Cannes, Berlin, Venise, Sundance et Toronto, bien que SXSW (South by Southwest à Austin, TX) et Telluride soient en phase de croissance. Quoi qu’il en soit, ces plateformes sont incontournables, ne serait-ce que pour l’attrait qu’ils suscitent et la reconnaissance envers notre travail. »

* Christine Vachon a tourné dans les Cantons-de-l’Est et à Montréal plusieurs scènes du film I’m Not There de Todd Haynes en 2007, tout en ayant recours aux services du Studio Ex-Centris afin de produire certains d’effets visuels par l'entremise du superviseur des effets spéciaux Louis Morin.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Demain"


DEMAIN
de Maxime Giroux
2009
Paru dans la revue Séquences

Micro-manifeste de la banalité extrême

Sophie, Tellement les rues sont longues, et finalement Demain. Le premier projet de long métrage de Maxime Giroux, l’un des court-métragistes québécois les plus visibles à l’international, est passé à travers plusieurs titres et identités (le casting initial était fort différent de celui qu’on retrouve à l’écran) avant d’adopter sa forme finale. Des attentes irréalistes ont précédé une sortie finalement fort discrète et une reconnaissance quasi inexistante à l’étranger. Comment expliquer ce revirement?

Le refus notoire de Maxime Giroux de composer avec les goûts du jour du cinéma commercial s’inscrit directement dans cette aspiration générationnelle animant ses contemporains Denis Côté, Rafaël Ouellet, Stéphane Lafleur et Yves-Christian Fournier, un trait esthétique pourtant excavé, peaufiné et adopté en masse à l’étranger depuis les premiers films des frères Dardenne il y a maintenant… une quinzaine d’année, prouvant à nouveau le décalage du cinéma québécois avec les tendances internationales (pointues ou non).

Demain dépasse pourtant plus le simple prolongement de ce courant d’hyper-réalisme; de par sa volonté d’écarter toute attente dramatique, le film peut être vu comme l’aboutissement de ce cinéma volontairement non-commercial borné au présent, aux arcs narratifs complètement relâchés, et dont le souci se limite à la construction des scènes au détriment de leur contenu même.

Demain dévoile malgré tout plusieurs talents. Celui d’abord d’Eugénie Beaudry, qui incarne avec beaucoup de naturel le personnage principal, une toute jeune fille vivotant entre son père diabétique et un nouvel amoureux tantôt placide, tantôt caractériel. Le film repose tout entier sur ses épaules et son étonnante absence d’expression, en dépit d’une vie sans relief, ni d’ambition particulière. Pourtant, on s’accroche d’emblée à ses errances, son incapacité à provoquer quoi que ce soit, son vide secret, ne serait-ce que par son incapacité à regarder derrière elle.

L’autre talent manifeste est celui de la directrice photo Sara Mishara, devenue la cadreuse référence du réalisme social, de l’ordinaire élégant. Complice et créatrice à part entière aux côtés des jeunes loups Lafleur et Fournier – son regard fut réquisitionné récemment par Bernard Émond sur son prochain film Les fins dernières, sa contribution tend plutôt à tirer ici vers le haut cet ensemble de scènes si dépouillées qu’elles frôlent sans cesse la désincarnation absolue.

Il ne faut toutefois pas se laisser leurrer par l’aridité de la démarche; même s’il semble envisager ce chemin de croix selon un imperturbable vœu de simplicité, Maxime Giroux demeure, et de loin, l’intérêt principal de son propre film. Aucune comparaison avec ses jeunes contemporains ne tient la route : Giroux est, quitte à se nuire lui-même, dans une classe à part, quand bien même son essai pourrait compromettre la suite des choses. Qu’on soit d’accord ou non avec sa vision de ce que devrait être une histoire au cinéma, le cinéaste manifeste un indéniable savoir-faire et, ironiquement dans ce cas-ci, un réel attachement envers ses personnages, une lacune contagieuse chez ses verts pairs, plus portés sur l’audace formelle ou narrative.

Or, bien que le type de cinéma que pratique Giroux requiert habituellement un certain seuil d’exhibition psychologique, l’un des nombreux interdits de Demain est justement l’absence de causalité émotive chez les personnages, qui semblent pourtant tous atteints d’un manque de perspective face à leurs comportements interpersonnels. Giroux et son coscénariste Alexandre Laferrière – qui a signé la plupart des courts du réalisateur – ont plutôt opté pour des interstices dramatiques, laissant du même coup en plan le spectateur, qu’on force à colmater l’abysse intérieur des personnages du film.

Un pareil agenda ne pouvait qu’afficher rapidement ses limites et l’inévitable prédictibilité de sa conclusion; ici, Sophie finit par imposer son implosion au laxiste Jérôme. Aucune rédemption ou réhabilitation n’est possible, l’ouverture vers la famille ou l’amour ne peut mener qu’à la désintégration. On aurait pu croire que Giroux allait calquer son héroïne sur ces saintes martyres qu’affectionne maladivement Lars von Trier; si Sophie n’est jamais réellement victime de la détresse des hommes, elle se vautre de plus en plus profondément dans un désoeuvrement compulsif, quitte à devenir parfaitement invisible.

Le postulat, déconcertant à première vue, s’ajoute pourtant à une curieuse adéquation entre l’hésitation idéologique (nihilisme ou jansénisme?) et la maturité formelle. La proposition n’est pas sans promesses, mais aussi singulière soit-elle, l’expérimentation que constitue Demain ne peut qu’aboutir à un cul-de-sac quand même.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Tulpan"


TULPAN
de Sergei Dvortsevoy
2009
Paru dans la revue Séquences

L’élue des steppes

Ancien ingénieur radio chez Aeroflot passé documentariste chouchou des programmateurs de festivals, Sergei Dvortsevoy livre un premier film de fiction dépaysant à l’humour contagieux, conçu dans l’immensité poétique des steppes d’Asie centrale.

La surprise qu’a constituée Tulpan sur le circuit international n’a d’égale que la fraîcheur et l’humanité de sa démarche, suffisamment affranchie de l’austérité et de l’exotisme tapageur présumées devant ce type de coproduction Est-Ouest, rappelant une réussite méconnue, le bien senti Desert Dream de Zhang Lu. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que Dvortsevoy, une authentique créature conçue et sevrée par les festivals, a pu avoir le champ libre après avoir accumulé une quantité phénoménale de prix de par le monde. Dans Tulpan, la vie simple d’une famille d’éleveurs de moutons se transforme en vivoir d’expériences humaines (et animales) restituées avec l’acuité du documentariste et la perspicacité du conteur, celui capable de transformer le pittoresque en féerique. On en oublie vite la caricature exagérément navrante du Kazakhstan de Borat, aussi désopilante fut-elle.

Si les steppes kazakhes évoquent les westerns, Dvortsevoy s’en tient à une étude de mœurs chez les membres d’un clan tout sauf triste, toujours sur le point d’éclater… mais où peut-on se sauver lorsqu’on habite au milieu de nulle part? Reste une vie organisée selon les besoins essentiels, l’éducation des enfants et l’élevage des moutons, au milieu de nulle part (le film fut tourné dans une région appelée Betpak située dans le sud du Kazakhstan, à 500 kms du plus proche village…), dans ces contrées où le ciel occupe à vue d’œil plus d’espace que le sol.

Dans ce bout du monde, les humains ne semblent pas valoir plus que les bêtes, les femmes que les hommes, les enfants que leurs aînés. Et pourtant, la famille d’Asa, qui revient vivre parmi les siens à la fin de son service militaire dans la marine, s’en remet constamment aux coutumes pour survivre, ce qui occasionne plusieurs prises de bec et des changements de ton parfois déconcertants.

Asa voudrait bien se marier et fonder une famille, mais Tulpan, son inapprochable promise, le repousse à cause de ses oreilles trop décollées, ce qui vaut à notre pan récemment décoré de gênantes rapprochements avec le Prince Charles, dont on ressort une photo à la moindre occasion de le tourner en ridicule. Mais cela ne fait pas tout entier un film, et Dvortsevoy s’empresse d’animer la troupe de visiteurs impromptus, comme un exubérant chanteur en jeep et des chameaux récalcitrants. Ceux-ci semblent exécuter leur numéro sous un chapiteau à ciel ouvert, avec comme seuls spectateurs leurs hôtes, eux-mêmes prisonniers d’un oasis précaire qu’il serait mal vu de ne pas partager avec ces voyageurs.

Bien que Tulpan ne se réfugie dans aucun autre drame que les espoirs déçus de cette bande de joyeux lurons aux traits sévères, le cinéaste a la bienveillance et un doigté certain pour éviter d’allonger la sauce avec un quelconque recours à des effets carte postale, préférant le cinéma aux bonnes intentions. La caméra, toujours à l’affût, traduit souvent la beauté dans l’inattendu, comme la tignasse mystérieuse de Tulpan – qu’on ne verra qu’à une seule occasion, de dos – ou bien ces plans larges d’un ciel violacé chaud et menaçant, le temps d’un orage électrique saisissant.

Fan de Vigo, Antonioni et Forman, Dvortsevoy a réalisé son premier long métrage de fiction par dépit, épuisé par la recherche de financement par les chaînes de télévision durant ses années de documentariste. Tulpan, on le remarque rapidement, témoigne d’une soif de liberté et d’authenticité peu communes. Le film dégage surtout une énergie et une forme de gratitude envers la spontanéité de ses sujets, jusqu’à montrer leurs travers avec compassion et se permettre de tourner en ridicule l’image de l’exilé rural retournant parmi les siens avec l’attitude du civilisé triomphant.

Disposant de certains privilèges propres aux documentaristes comme la durée du tournage (une année complète), le cinéaste a pu de cette façon compléter la scène clé de la naissance d’une brebis après plusieurs semaines passées à étudier la réaction des femelles engrossées face aux humains durant pareille situation, tout comme une autre scène impliquant la mort d’un agneau. Dans les deux cas, l’acteur présent n’avait jamais eu à composer avec un tel événement auparavant, mais la préparation, l’intuition et l’exécution de Dvortsevoy a permis de conserver autant de moments oxygénants de cinéma.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Never Apologize"


NEVER APOLOGIZE
de Mike Kaplan
2009
Paru dans la revue Séquences

La scène hommage

Voilà déjà 15 ans que le réalisateur Lindsay Anderson a cassé sa pipe. Avec lui est disparu tout un pan de l’histoire du cinéma britannique, de la critique de films et de la mise en scène dans le plus pur sens du terme. L’acteur Malcolm McDowell, un fidèle de la filmographie du fils de Bangalore, a rendu hommage à son maître spirituel lors d’un spectacle solo.

Never Apologize faisait partie de ces récents spectacles nouveau genre, entre la performance, le conte et la biographie, n’hésitant pas à illustrer le propos par des archives télévisuelles ou cinématographiques, nivelant ainsi les décalages temporels en utilisant de manière accrue le pouvoir elliptique de la scène, à l’instar du 700 Sunday de Billy Crystal.

McDowell, qui a joué sous la férule d’Anderson à quatre reprises (la trilogie Mick Travis ainsi que la reprise de Look Back in Anger de 1980), s’est inspiré de divers livres rédigés par le cinéaste anglais, mais surtout de leur amitié soutenue au fil des années, pour livrer le spectacle en question, dont le titre est tiré d’une réplique d’un film de John Ford, l’idole avouée d’Anderson, qui en fit l’objet d’un essai.

À son tour, la version cinématographique de la pièce, qui tient plus de la captation que d’une quelconque réinterprétation, ou de respatialisation – comme il est question des planches – du spectacle, est entièrement une affaire de famille, alors que le réalisateur, Mike Kaplan, produisit The Whales of August, le dernier film d’Anderson, et assista incidemment sur plusieurs années Stanley Kubrick, qui, comme tout le monde le sait, cimenta le potentiel international de McDowell sur A Clockwork Orange.

Quel intérêt peut-il y avoir à filmer un spectacle en général ? Pour le souvenir de la performance en soi, mais aussi quelquefois du contenu. À ce titre, Never Apologize fait figure de petite encyclopédie personnelle, un hommage à chérir en raison de la présence de McDowell dans l’une de ses meilleures ‘interprétations’ à vie. Comme si le fait de revisiter son mentor, ne serait-ce qu’en pensée, avait amélioré de facto son jeu. Mais le profane de l’œuvre d’Anderson pourrait aussi y trouver son compte tout autant que les comédiens ou les cinéphiles, à la vue de cette somme d’anecdotes, de citations et d’imitations tellement éducatives sur l’art de jouer, de mettre en scène ou seulement d’influencer la vie d’un jeune rebelle avide de connaissances jusqu’à faire éclater tout son talent.

McDowell démarre son intervention au moment même où Anderson entre dans sa vie en se faisant passer pour un autre entre deux représentations d’une pièce au Royal Court Theatre de Londres, que le cinéaste codirigea à la fin des années 1960 suite à son premier cycle de création au cinéma. Rapidement, Anderson embauche McDowell pour incarner Mick Travis, l’élève contestataire dans le brûlot … If, qui démarra véritablement leurs carrières respectives en gagnant la Palme d’or cannoise.

Inspiré par cette soudaine visibilité, McDowell propose à Anderson de poursuivre leur collaboration en mettant en scène un film tiré de ses propres expériences de vendeur itinérant de café vécues dans sa jeunesse. Peu convaincu, Anderson lui assigne David Sherwin, le scénariste d’… If, pour peaufiner le script d’Ô Lucky Man, qui ramena le tandem à Cannes puis se fit remarquer aux Prix BAFTA et aux Prix Golden Globes.

Leurs chemins ne se croiseront plus durant quelques années, le temps que McDowell connaisse ses premiers égarements au grand écran pendant qu’Anderson consolide ses acquis dans le milieu du théâtre et réalise quelques captations de ses pièces pour la télévision.

Leur dernière escale commune au cinéma survient avec Britannia Hospital en 1982, avec une 3e apparition en compétition sur la Croisette. Longtemps marié à l’actrice Mary Steenbergen (qu’il a rencontré sur le plateau de Time After Time en 1979), McDowell la met en contact avec Anderson, qui, après avoir réalisé des vidéos pour le groupe Wham! et George Michael, l’engagera sept ans plus tard sur The Whales of August aux côtés des monstres sacrés Bette Davis, Lillian Gish et Vincent Price, auxquels sera pourtant préférée Ann Sothern aux Oscars.

Dans un sens, Lindsay Anderson aura été le pendant protestataire de son contemporain Ken Russell, qui emprunta une trajectoire similaire au fil de sa carrière, jusqu’à réaliser un faux documentaire sur leur propre carrière. Ce qui seyait parfaitement à l’esprit candide et volontaire de McDowell, le pupille idéal dont rêve tout agitateur.

Par le jeu, l’imitation de ses vedettes et la lecture de divers journaux intimes, l’interprète d’Alex de Large raconte l’histoire de leurs affinités, reprenant à son tour l’hommage qu’Anderson avait conçu avec son art à lui (l’écriture) sur son prédécesseur Ford. Sans l’excuser, l’acteur le montre sous tous ses angles – même jusque dans ses défauts – avec une générosité rare et manifeste à sa manière toute son admiration et sa gratitude envers cette insoupçonnable figure paternelle, doublée d’un poète méconnu.

© 2009 Charles-Stéphane Roy

59e FESTIVAL DE BERLIN – Hors compétition


59e FESTIVAL DE BERLIN
2009
Paru dans la revue Séquences

Le Québec fut plutôt discret lors du dernier Festival de Berlin. Malgré tout, C’est pas moi, je le jure! de Philippe Falardeau s’en est tiré avec deux prix dans une section parallèle, tandis que le documentaire fleuve L’encerclement de Richard Brouillette capta l’attention des critiques. C’est pourtant dans ces volets périphériques que les véritables découvertes s’opèrent.

Forum et Panorama sont les deux sections les plus recherchées pour quiconque souhaite repérer les talents en émergence à Berlin. La sélection 2009 de ces programmations alternatives ne fut pas souvent à la hauteur des attentes, bien que quelques titres soient parvenus à capter l’attention de la critique, des programmateurs de festivals et des acheteurs internationaux. Certains noms connus comme Catherine Breillat, Julie Delpy, Michael Winterbottom, Tom DiCillo et Hans-Christian Schmid étaient de la partie, mais n’ont pas généré l’intérêt que leur statut d’auteurs exportables permettait d’anticiper.

La Danoise Lone Scherfig (Italien pour débutants) est revenue au Royaume-Uni tourner une fois de plus dans la langue de Peter Brook, sept ans après le mitigé Wilbur Wants to Kill Himself, afin d’adapter un roman populaire cautionné par le recherché Nick Hornby (About a Boy, High Fidelity). Misant sur un casting d’enfer – le redoutable Peter Sarsgaard, l’impayable Alfred Molina, la discrète Emma Thompson et surtout l’éblouissante Carey Mulligan, à surveiller – Scherfig opta pour la sage lecture d’une affaire de mœurs débridée des années 1960 qui risquera d’alarmer encore plusieurs parents, surtout en Amérique, malgré le désamorçage calculé des éléments controversés par une direction d’acteur assurée et un traitement de bon goût.

Un chat un chat, le 4e long métrage de l’actrice Sophie Fillières, a séduit autant qu’il a semblé enragé le public, dans la lignée d’Aïe, son seul film distribué au Québec. Une Chiara Mastroianni revigorée squattait tous les plans de cette fantaisie pas toujours heureuse dans laquelle une écrivaine tente de retrouver l’inspiration malgré une admiratrice un peu trop insistante.

Rythme inégale, répartie qui tombe parfois à plat et autres déformations propres au cinéma français minèrent ce qui aurait pu s’avérer malgré tout une fort agréable balade dans l’imagination de cette véritable cinéaste du champ gauche, à classer autant avec Valeria Bruni-Tedeschi que les premiers Bruno Podalydès.

So Yong Kim a profité de la plateforme allemande pour présenter son second film, Treeless Mountain, mais aussi son premier tourné dans son pays natal, la Corée du Sud. Proche de cœur du Nobody Knows de Kore-eda, le film de So Yong repose entièrement sur deux fillettes de moins de 7 ans, dont la mère disparaît et leur tante alcoolique les laissent vagabonder seules à travers Séoul afin de retrouver la trace de leur père, qu’elles n’ont jamais connu. Coproduction entre la Corée et les Etats-Unis, Treeless Mountain tire profit des souvenirs de la cinéaste comme du jeu spontané de ses jeunes actrices, toutes deux non-professionnelles, et de la proximité de la caméra sur le mode du cinéma-vérité.

Deux films sont néanmoins parvenus à se démarquer véritablement du lot cette année, des œuvres inattendues parmi plusieurs signatures exagérément hermétiques (Land of Scarecrows du Coréen Roh Gyeong-Tae en tête). Figure de proue du renouveau indie émergeant d’Austin, Texas où Richard Linklater semble avoir semé les germes d’un cinéma ‘néo-slacker’ tout aussi radical qu’à ses débuts, Andrew Bujalski a déballé l’inénarrable Beeswax à Berlin quatre ans après avoir consumé sa lune de miel avec les critiques américaines suite à Mutual Appreciation.

Le film, qu’on pourrait facilement confondre avec un exercice étudiant longue durée de par sa facture technique et son casting profil bas, se démarque par une utilisation poussive des transitions, alors que le rythme et l’histoire semblent constamment bousculés par l’avant, mais aussi par son allégeance au mouvement ‘mumblecore’, ou ‘marmonnement extrême’, au sein duquel les membres s’échangent fonctions et responsabilités d’une production à l’autre, créant un cinéma volontairement peu sexy, dont l’hésitation et le déluge de dialogues forment les traits communs.

La véritable surprise survint toutefois d’une autre production américaine, le long métrage documentaire Sweetgrass de Lucien Castaing-Taylor et Ilisa Barbash, mieux connus des galeristes et des départements d’anthropologie que des festivaliers. Inspiré par des vidéos d’art préparatoires au sujet des derniers gardiens de troupeaux de moutons du Midwest, le film témoigne du quotidien d’un élevage faisant route à travers les pâturages et les villages du Montana, dévalant les montagnes d’Absaroka-Beartooth sur près d’une centaine de kilomètres.

Avec des moyens évoquant Pierre Perrault et Albert Maysles, le duo enchaîna des plans époustouflants d’une marée de moutons envahissant l’écran, entrecoupés de moments d’intimités souvent inusités en compagnie des gardiens de troupeaux, qui semblent ici escortés à leur tour par leurs bêtes, perdant quelquefois le contrôle dans des conditions évoquant un Far West toujours vivant. Voilà comment le genre documentaire parvient à accoucher du meilleur western produit depuis 20 ans.

© Charles-Stéphane Roy 2009

59e FESTIVAL DE BERLIN – Compétition


59e FESTIVAL DE BERLIN
2009
Paru dans la revue Séquences

Cette fois, ce fut le Pérou (en dépit des apparences)

À chaque édition, on entend le même discours critique envers la compétition berlinoise : où sont les (vraies) vedettes, où sont les grands auteurs? Face aux mécontents, le directeur artistique Dieter Kosslick se montre impassible et réplique par l’achalandage toujours croissant à son événement. Qu’on soit d’accord ou non avec cette philosophie, il demeure que plusieurs devraient envier Berlin, ne serait-ce que par sa capacité à boucler bon an mal an un événement de première classe en dépit de contraintes hors de son contrôle.

Berlin doit composer avec une case horaire ingrate (coincé entre l’American Film Market et Cannes), un tapis rouge hivernal, des vedettes frileuses et une programmation trouée de solutions de rechange. Ses principaux atouts lui sont néanmoins indéfectibles, tant le marché du film, un incontournable pour préparer Cannes et le reste de l’année, que son fidèle public, son circuit de salles parfaitement adaptées à l’ampleur de la manifestation, son organisation irréprochable et sa fréquentation abordable, pour les Allemands comme les étrangers.

Le talon d’Achille de la Berlinale demeure malgré tout la difficulté de respecter sa ligne éditoriale axée sur les valeurs sociales et politiques, et les propositions de cinéma originales. Cette année encore, les programmateurs ont mis autant d’emphase sur la pétarade à l’américaine The International de l’enfant prodigue Tom Twyker, que le pamphlet schématique London River de Rachid Bouchared.

Les festivaliers ont eu la surprise de remarquer quelques récréations d’intérêt divers parmi les prétendants à l’Ours d’or, tels que le fantaisiste Ricky de François Ozon, un habitué de la Berlinale, ou l’éloquent Chéri de Stephen Frears, une comédie dramatique période Belle Époque dans laquelle Michelle Pfeiffer confirme son éclatant retour dans une production digne de ce nom, aux côtés du jeune Rupert Friend, étonnant dans son rôle de Dandy précoce tiré tout droit d’Oscar Wilde.

Berlin tenta à nouveau de nous imposer Annette K. Olesen (Little Soldiers) ou Lukas Moodysson (Mammoth) comme les voix les plus représentatives de l’avant-dernière génération de cinéastes de calibre mondial, même si on serait plus que tenté de leur reprocher leur insistance. Le surestimé Moodysson proposa une parabole massue des effets de la mondialisation sur les familles post-nucléaires en exploitant sans imagination le potentiel international de ses têtes d’affiches Gael García Bernal et Michelle Williams. Sinon, quelques anciennes gloires en panne sèche comme Costa-Gravas, Bertrand Tavernier, Theo Angelopoulos, Andrzej Wajda, Chen Kaige ou Sally Potter ont bien tenté d’injecter un peu de lustre à la compétition, mais en répétant des formules frisant l’auto-parodie.

Il a fallu qu’un peu de sang neuf vienne secouer les puces d’une sélection tirant dangereusement vers le bas pour faire renaître l’espoir que Berlin puisse encore dégoter quelques pépites de cinéma. Depuis Whisky et Acné, on avait appris à ne plus ignorer les productions artisanales parvenant à sortir d’Uruguay. Gigante, le premier long métrage de Adrián Biniez, est fait du même bois que ses compatriotes et maximise les effets comiques à partir d’une trame fort simple et accrocheuse, l’attrait que développe un gardien de supermarché pour une collègue chargée de l’entretien, qu’il observe et apprend à connaître à son insu par les caméras de surveillance. Écartant le sordide d’Alexandra’s Project et l’aliénation des films d’Atom Egoyan, Gigante dissémine quelques rires francs avec un scénario minceur plus habile qu’il ne paraît.

Le jury présidé par Tilda Swinton décerna avec clairvoyance l’Ours d’or à The Milk of Sorrow (La teta asustada) de Claudia Llosa, la première sélection péruvienne de l’histoire du festival, également la plus satisfaisante surprise de la compétition. Déjà sortie de l’ombre avec son premier essai Madeinusa, Llosa, la fille de l’écrivain Mario Vargas de Llosa, raconte avec un symbolisme omniprésent la lutte de Fausta, une jeune péruvienne aux prises avec les symptômes du ‘lait effrayé’, une maladie psychosomatique affligeant les femmes violentées ou abusées durant le terrorisme des années 1980 au Pérou. Vivant dans les bidonvilles en périphérie de Lima, Fausta doit affronter le monde moderne et devenir femme de ménage d’une riche pianiste de la cité afin de pouvoir payer les funérailles de sa mère, dont le cadavre commence à pourrir chez ses cousins.

Il sera question de patate insérée dans le vagin pour décourager les violeurs potentiels, de chants aux paroles évocatrices et de mariages simultanés dans ce film évocateur d’une véritable démarche féminine (et non féministe), d’un œil aiguisé pour les cadres dynamiques et d’un talent de conteuse hors pair. Le festival n’aurait pu trouver meilleur ambassadeur de ses visées avec The Milk of Sorrow, déjà cofinancé par le World Film Fund de la Berlinale lors d’une précédente édition.

© Charles-Stéphane Roy 2009

mercredi 13 mai 2009

52nd San Francisco Film Festival


River People
by He Jianjun
2009
Paru sur le site www.fipresci.org

The Boatman's Call

The blending of fiction and documentaries, such as the exact opposite, is a common tread nowadays. In fact, to leave the traditional edges of both genres intact may even be considered old-fashionned, specially if one storyline isn’t compelling enough to uplift the entire film by itself.

There may be as much fiction than facts in He Jianjun’s masterly shot River People (Shang ren jia), and to try to discern one from the other would be pointless and silly, as they feed up each other pretty nicely throughout the film. Shot over the course of three years around the Yellow River in the Shanxi province, River People abundant use of ‘cinema verite’ gimmicks plunges us into the daily life of The Shan clan, two generations of rural fishermen torn between tradition and modernity.

Living miles away from the city, young Laba enjoy fishing with his cousin Baowa as taugh by his colourful uncle Chuan Laoda, who leads a reclusive life on a boat during the fishing season and runs a restaurant during wintertime. Chuan Laoda forbids Baowa to leave the family business even if his son believes that his future as a fisherman might not be as bright as his father thinks.

Like Laba, we witness the simple yet skillful rituals of those who are still making this lost part of the world much alive despite their humble condition, such as many other films did before. While it shares some of the same up-close observations of other recent ‘endangered rurals’ themed films – such as Yung Chang’s multi-awarded Up the Yangtze and Wang Bing’s West of the TracksRiver People manages to deliver a fresh perspective on this matter by enhancing the characters struggles and indecisions through what seems to be staged situations, fueled by its protagonists’ abilites to improvise from their very own personalities and histories. We are otherwise updated ponctually with oblique insights of the real heritages at stake thanks to Laba’s own narration about the way the family’s expectations matches less and less Baowa’s ambitions.

This whole approach to the story may sound awfully awkward or overwhelming, but He Jianjun, whose Red Beads won the FIPRESCI Award at the 1993 Rotterdam Festival, always keep the balance right between intervention and distance, mostly with a cohesive, complex-less lavishing HD cinematography and stricking framing, pulling a somewhat small scale portrait far beyond the usual intergenerational cleavage effort and turning it into a rich cinematographic experience. Alike Baowa, He Jianjun expands his view of the world outside tradition while staying true to himself by aknowledging, if not amplifying, the resonance of one family’s ties.

© Charles-Stéphane Roy 2009

lundi 16 mars 2009

Critique "Our Daily Bread"


OUR DAILY BREAD
de Nikolaus Geyrhalter
2007
Paru dans la revue Séquences

Quatre ans après son passage sur le circuit festivalier, le documentaire Notre pain quotidien se fraie un chemin au Québec, où les ravages de l’agrobusiness ravagent un peu plus notre sol, notre air et nos cours d’eau à chaque jour. La remise en question du monopole de l’Union des producteurs agricoles (UPA) et du sacro-saint Guide alimentaire canadien – que les lobbies du bœuf de l’Ouest, du blé des Prairies et des exploitations laitières de l’Est ont trop longtemps dicté la teneur – ne se déroulent plus dans l’indifférence puis les consommateurs sont conscientisés aux bénéfices de l’alimentation de proximité et de la biodiversité depuis quelques années déjà. Le film-essai de l’esthète Nikolaus Geyrhalter, suite de tableaux schizophréniques sur l’exploitation de masse des terroirs et ressources premières, serait-il pour autant désuet quatre ans plus tard ?

Difficile néanmoins de rester de marbre devant pareille démonstration frontale et sans dialogue, où l’accumulation des images et des rituels industriels forme un discours faussement passif sur les dessous de notre appétit. En alternant ces scènes de récolte aux pauses café des ouvriers, le cinéaste autrichien lance un message simpliste, mais pas moins implacable : si nous sommes ce que nous mangeons, mieux vaut savoir comment nous est livré la ripaille.

Visiblement, Geyrhalter s’intéresse autant à ce qu’il observe – plusieurs pratiques et quincailleries sont carrément méconnues du grand public – qu’à en faire des objets de cinéma. En ce sens, Notre pain quotidien a plus à voir avec Kubrick, Andersson ou Farocki que les films de gauche dénonçant l’empoisonnement de la planète et le cartel des multinationales. Les plans symétriques se mettent ici au service d’une réelle mise en scène, d’une utilisation planifiée et ingénieuse de l’arrière-plan – la séquence de l’exploitation saline est éloquente à cet égard – et ce, même si l’humain fait office de figurant plus souvent qu’à son tour.

Que faut-il alors retenir de ce film à mi-chemin entre le Musée des horreurs et le Salon des machineries agricoles : que la révolution industrielle finira par tous nous bouffer ou, comme le disait Astérix, « le vieux proverbe est changé ; on ne mange plus pour vivre ; il faut vivre pour manger » ?

© Charles-Stéphane Roy 2009

EX-CENTRIS 1999-2009


EX-CENTRIS 1999-2009
2009
Paru dans la revue Séquences

1999-2009 : un cycle de cinéma indépendant s’achève


L’annonce de l’arrêt de la programmation commerciale de films au Complexe Ex-Centris le 13 janvier dernier a semé l’émoi dans la confrérie cinéphile et dans l’industrie du cinéma québécois. Après 10 ans d’indéfectibles services envers le cinéma d’auteur d’ici et d’ailleurs, l’homme d’affaires et mécène Daniel Langlois veut recentrer la mission de son château-fort multimédia du boulevard Saint-Laurent sur des propositions numériques plus diversifiées. Comment le cinéma indépendant, dont la précarité n’est plus à démontrer, survivra-t-il à ce nouveau coup de semonce?

Avant juin 1999, au moment où Daniel Langlois et Claude Chamberlan inaugurent en grandes pompes les trois salles de cinéma du Complexe Ex-Centris, les salles indépendantes, à Montréal comme ailleurs, mouraient les unes après les autres, empoisonnées par l’émergence des premiers multiplexes. Le Complexe Desjardins, l’Élysée, le Berri, le Loews, l’Égyptien et le Faubourg Ste-Catherine, après avoir tenu le coup durant une décennie en dents de scie, ont tous rendu l’âme suite à la dernière grande reconfiguration de l’ère des parcs de salles analogiques – seul le Parisien tiendra le coup jusqu’en avril 2007, largué coup sur coup par Cineplex Galaxy et les Cinémas Fortune.

1999 est une année capitale à plus d’un titre pour le cinéma québécois. D’une part, on assiste, un brin sceptique, à la première édition des Prix Jutra, qui couronnera sans suspense Le violon rouge. De l’autre, l’émergence de Denis Villeneuve avec Un 32 août sur Terre, celle du documentaire engagé avec L'erreur boréale de Richard Desjardins et Robert Monderie, et peut-être celle, plus capitale encore, de la constellation Kino. Alors que Blair Witch Project boucle la boucle de la grande décennie des indies américains à la manière Miramax première mouture et Artisan, celle des indépendants québécois démarre à sa façon. Bélanger, Chouinard, Briand, Turpin, Baril, Jean, Falardeau, spectateurs fidèles du Cinéma Parallèle, suivent Chamberlan dans la relocalisation de sa salle et de son festival à Ex-Centris. La convergence entre moyens et vision tombe sous le sens, ce mariage est voué à de grandes choses.

10 ans plus tard, on doit se rabattre sur un Cinéma du Parc aux assises financières incertaines, un Cinéma Beaubien gonflé à cinq salles, une Cinémathèque et ses contraintes saisonnières, sans oublier un Cinéma Impérial qui n’est encore impérial que quelques jours par année. La distribution numérique tarde à imposer sa domination (mais aussi ses frais d’opération adoucis), les distributeurs limitent leurs acquisitions de cinéma d’auteur, quand ils ne se rabattent pas sur un nombre toujours étonnant d’autoproductions, parfois avec succès (Bluff, 2007). Rien qu’en 2008, l’Association québécoise des critiques de cinéma (AQCC) a recensé pas moins de 70 longs métrages québécois, fiction et documentaires compris, sortis en salles ou en festival, produit ou non avec l’aide des investisseurs culturels. On s’imagine mal comment cette cadence pourrait être rééditée l’année prochaine, et même la suivante, si aucune autre salle dédiée au cinéma d’auteur ne lève de terre.

Pour certains, l’avenir de la diffusion de ce type de cinéma passe par la consommation domestique (vidéo sur demande, web ou DVD); d’autres argueront que le Québec, déjà nanti de Réseau Plus (circuit parallèle de 40 salles indépendantes, souvent à vocation multidisciplinaire), devrait pouvoir jouir d’un organisme comme l’ACID en France (L'Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion, né la même année que Réseau Plus), dont la programmation et le soutien des films sont assurés par un collège de cinéastes. Quoi qu’il en soit, espérons que les exploitants de salles assez courageux pour récupérer le créneau laissé vacant par Ex-Centris ne feront pas l’erreur d’aménager une programmation conçue des mois à l’avance, comme c’était le cas dans le cas pour les salles Cassavetes, Fellini et le Parallèle, ce qui avait trop souvent imposé interminablement des bides à l’affiche et mis prématurément à la rue d’autres succès en devenir.


CHRONOLOGIE D’UNE MORT ANNONCÉE

Ayant accouché autant d’innovations que de pétards mouillés, Daniel Langlois a, à sa façon, donné un sérieux coup de pouce à la visibilité du cinéma d’auteur québécois et international depuis les débuts d’Ex-Centris en 1999. Voici un bref retour sur 10 ans d’éclats et de changements de cap.

1997
Un an après avoir mis sur pied sa fondation pour les recherches artistiques et scientifiques, Langlois fonde le Complexe Ex-Centris, qui ouvrira ses portes au public en juin 1999, après deux années de travaux sur le boulevard Saint-Laurent, à côté du défunt Cinéma l’Élysée. Des salles de 93, 188 et 271 places sont consacrées au cinéma, la diffusion d'événements multimédias et à des activités corporatives.

1998
Langlois s’associe alors à Claude Chamberlan et abritera les activités du nouveau Cinéma Parallèle. L’édifice de 70 000 pieds carrés hébergera aussi les bureaux de Terra Incognita, le Studio Ex-Centris, Media Principia, la Fondation Daniel Langlois, DigiScreen, les bureaux de Softimage, Inspeck, Pixman, Pixnet et une pléiade d’autres compagnies en nouveaux médias.

2000
Langlois rachète à Don Lobel le Cinéma du Parc, puis Ex-Centris devient le premier complexe cinématographique nord-américain membre de la prestigieuse association Europa Cinémas à peine deux ans plus tard. «Les salles d'Ex-Centris sont les plus belles salles de cinéma au monde», avait alors affirmé Claude Miller au Festival de Cannes.

2002
La même année, Langlois s’associe avec l’Équipe Spectra et Alliance Atlantis au projet de Complexe Spectrum, un vaste complexe de divertissement au centre-ville de Montréal comprenant quatre salles de cinéma, dont l’ouverture est prévue deux ans plus tard. Le projet est mis sur la glace et Langlois se concentre sur les activités du complexe : le Festival du nouveau cinéma, Magnifico, Ciné-Oké, Ciné-Kid et Mutek font les beaux jours d’Ex-Centris et le lieu devient rapidement le refuge des cinéphiles du Québec.

2003
Le réseau de distribution de films numériques DigiScreen voit le jour, mais ses dirigeants peinent à convaincre les propriétaires de salles québécois de l’adopter massivement.

2004
Langlois et Sheila de la Verande, au nom du FNC, répondent à l’appel d’offres de Téléfilm et de la Sodec dans le cadre de l'Appel pour un événement cinématographique à Montréal, offre qui ne sera pas retenue par le comité d’étude. La même année, il crée Digimart, le marché numérique de film et de multimédia, qui sera associé initialement avec le FNC en 2005 avant de voler de ses propres ailes. Langlois s’associe à son tour au nouveau Festival international de films de Montréal (FIFM) de Spectra, qui ne durera qu’une seule édition.

2005
En février, Langlois quitte le FNC avant de fonder avec Robert Lepage la compagnie de production Ex Aequo à Québec afin de réaliser notamment l’adaptation cinématographique de «La trilogie des dragons», un projet qui ne verra jamais le jour. À la fin de l’année, Langlois décide d’arrimer Digimart à la prochaine édition du FNC.

Mais 2005 aura été une année éprouvante au niveau des entrées dans les salles de cinéma d’Ex-Centris et Du Parc, et certains postes sont fusionnés ; la même équipe de programmation s’occupera désormais de l’approvisionnement des films dans les deux cinémas.

Après sept éditions, le mini-festival Magnifico interrompt aussi ses activités annuelles dans le cadre de La Frénésie de la Main, mais on assiste à l’arrivée du festival itinérant Resfest, qui investira Ex-Centris le temps de deux éditions.

2006
Softimage fête ses 20 ans et Terra Incognita met à vendre le Cinéma du Parc, qui sera récupéré par Roland Smith quelques mois plus tard.

2007
En mars, c’est au tour de Digimart de mettre fin à ses activités après deux éditions après avoir contracté un important déficit. Six mois plus tard, la Fondation Daniel Langlois célèbre son 10e anniversaire pendant que le Cinéma Parallèle souffle à son tour ses 40 bougies.

2008
En août dernier, Mark Brennan quittait la direction générale d’Ex-Centris alors que le poste est aboli et que ses fonctions sont partagées entre trois des employés de l’équipe. Pour la première fois en neuf ans, le Festival Mutek quitte également Ex-Centris pour se déployer dans divers lieux de diffusion au centre-ville. Cet automne, le FNC enregistrait le meilleur taux de fréquentation de son histoire, dépassant le cap des 100 000 festivaliers sur l'ensemble de ses sites, dont Ex-Centris.

© Charles-Stéphane Roy 2009