lundi 16 mars 2009

Critique "Our Daily Bread"


OUR DAILY BREAD
de Nikolaus Geyrhalter
2007
Paru dans la revue Séquences

Quatre ans après son passage sur le circuit festivalier, le documentaire Notre pain quotidien se fraie un chemin au Québec, où les ravages de l’agrobusiness ravagent un peu plus notre sol, notre air et nos cours d’eau à chaque jour. La remise en question du monopole de l’Union des producteurs agricoles (UPA) et du sacro-saint Guide alimentaire canadien – que les lobbies du bœuf de l’Ouest, du blé des Prairies et des exploitations laitières de l’Est ont trop longtemps dicté la teneur – ne se déroulent plus dans l’indifférence puis les consommateurs sont conscientisés aux bénéfices de l’alimentation de proximité et de la biodiversité depuis quelques années déjà. Le film-essai de l’esthète Nikolaus Geyrhalter, suite de tableaux schizophréniques sur l’exploitation de masse des terroirs et ressources premières, serait-il pour autant désuet quatre ans plus tard ?

Difficile néanmoins de rester de marbre devant pareille démonstration frontale et sans dialogue, où l’accumulation des images et des rituels industriels forme un discours faussement passif sur les dessous de notre appétit. En alternant ces scènes de récolte aux pauses café des ouvriers, le cinéaste autrichien lance un message simpliste, mais pas moins implacable : si nous sommes ce que nous mangeons, mieux vaut savoir comment nous est livré la ripaille.

Visiblement, Geyrhalter s’intéresse autant à ce qu’il observe – plusieurs pratiques et quincailleries sont carrément méconnues du grand public – qu’à en faire des objets de cinéma. En ce sens, Notre pain quotidien a plus à voir avec Kubrick, Andersson ou Farocki que les films de gauche dénonçant l’empoisonnement de la planète et le cartel des multinationales. Les plans symétriques se mettent ici au service d’une réelle mise en scène, d’une utilisation planifiée et ingénieuse de l’arrière-plan – la séquence de l’exploitation saline est éloquente à cet égard – et ce, même si l’humain fait office de figurant plus souvent qu’à son tour.

Que faut-il alors retenir de ce film à mi-chemin entre le Musée des horreurs et le Salon des machineries agricoles : que la révolution industrielle finira par tous nous bouffer ou, comme le disait Astérix, « le vieux proverbe est changé ; on ne mange plus pour vivre ; il faut vivre pour manger » ?

© Charles-Stéphane Roy 2009

EX-CENTRIS 1999-2009


EX-CENTRIS 1999-2009
2009
Paru dans la revue Séquences

1999-2009 : un cycle de cinéma indépendant s’achève


L’annonce de l’arrêt de la programmation commerciale de films au Complexe Ex-Centris le 13 janvier dernier a semé l’émoi dans la confrérie cinéphile et dans l’industrie du cinéma québécois. Après 10 ans d’indéfectibles services envers le cinéma d’auteur d’ici et d’ailleurs, l’homme d’affaires et mécène Daniel Langlois veut recentrer la mission de son château-fort multimédia du boulevard Saint-Laurent sur des propositions numériques plus diversifiées. Comment le cinéma indépendant, dont la précarité n’est plus à démontrer, survivra-t-il à ce nouveau coup de semonce?

Avant juin 1999, au moment où Daniel Langlois et Claude Chamberlan inaugurent en grandes pompes les trois salles de cinéma du Complexe Ex-Centris, les salles indépendantes, à Montréal comme ailleurs, mouraient les unes après les autres, empoisonnées par l’émergence des premiers multiplexes. Le Complexe Desjardins, l’Élysée, le Berri, le Loews, l’Égyptien et le Faubourg Ste-Catherine, après avoir tenu le coup durant une décennie en dents de scie, ont tous rendu l’âme suite à la dernière grande reconfiguration de l’ère des parcs de salles analogiques – seul le Parisien tiendra le coup jusqu’en avril 2007, largué coup sur coup par Cineplex Galaxy et les Cinémas Fortune.

1999 est une année capitale à plus d’un titre pour le cinéma québécois. D’une part, on assiste, un brin sceptique, à la première édition des Prix Jutra, qui couronnera sans suspense Le violon rouge. De l’autre, l’émergence de Denis Villeneuve avec Un 32 août sur Terre, celle du documentaire engagé avec L'erreur boréale de Richard Desjardins et Robert Monderie, et peut-être celle, plus capitale encore, de la constellation Kino. Alors que Blair Witch Project boucle la boucle de la grande décennie des indies américains à la manière Miramax première mouture et Artisan, celle des indépendants québécois démarre à sa façon. Bélanger, Chouinard, Briand, Turpin, Baril, Jean, Falardeau, spectateurs fidèles du Cinéma Parallèle, suivent Chamberlan dans la relocalisation de sa salle et de son festival à Ex-Centris. La convergence entre moyens et vision tombe sous le sens, ce mariage est voué à de grandes choses.

10 ans plus tard, on doit se rabattre sur un Cinéma du Parc aux assises financières incertaines, un Cinéma Beaubien gonflé à cinq salles, une Cinémathèque et ses contraintes saisonnières, sans oublier un Cinéma Impérial qui n’est encore impérial que quelques jours par année. La distribution numérique tarde à imposer sa domination (mais aussi ses frais d’opération adoucis), les distributeurs limitent leurs acquisitions de cinéma d’auteur, quand ils ne se rabattent pas sur un nombre toujours étonnant d’autoproductions, parfois avec succès (Bluff, 2007). Rien qu’en 2008, l’Association québécoise des critiques de cinéma (AQCC) a recensé pas moins de 70 longs métrages québécois, fiction et documentaires compris, sortis en salles ou en festival, produit ou non avec l’aide des investisseurs culturels. On s’imagine mal comment cette cadence pourrait être rééditée l’année prochaine, et même la suivante, si aucune autre salle dédiée au cinéma d’auteur ne lève de terre.

Pour certains, l’avenir de la diffusion de ce type de cinéma passe par la consommation domestique (vidéo sur demande, web ou DVD); d’autres argueront que le Québec, déjà nanti de Réseau Plus (circuit parallèle de 40 salles indépendantes, souvent à vocation multidisciplinaire), devrait pouvoir jouir d’un organisme comme l’ACID en France (L'Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion, né la même année que Réseau Plus), dont la programmation et le soutien des films sont assurés par un collège de cinéastes. Quoi qu’il en soit, espérons que les exploitants de salles assez courageux pour récupérer le créneau laissé vacant par Ex-Centris ne feront pas l’erreur d’aménager une programmation conçue des mois à l’avance, comme c’était le cas dans le cas pour les salles Cassavetes, Fellini et le Parallèle, ce qui avait trop souvent imposé interminablement des bides à l’affiche et mis prématurément à la rue d’autres succès en devenir.


CHRONOLOGIE D’UNE MORT ANNONCÉE

Ayant accouché autant d’innovations que de pétards mouillés, Daniel Langlois a, à sa façon, donné un sérieux coup de pouce à la visibilité du cinéma d’auteur québécois et international depuis les débuts d’Ex-Centris en 1999. Voici un bref retour sur 10 ans d’éclats et de changements de cap.

1997
Un an après avoir mis sur pied sa fondation pour les recherches artistiques et scientifiques, Langlois fonde le Complexe Ex-Centris, qui ouvrira ses portes au public en juin 1999, après deux années de travaux sur le boulevard Saint-Laurent, à côté du défunt Cinéma l’Élysée. Des salles de 93, 188 et 271 places sont consacrées au cinéma, la diffusion d'événements multimédias et à des activités corporatives.

1998
Langlois s’associe alors à Claude Chamberlan et abritera les activités du nouveau Cinéma Parallèle. L’édifice de 70 000 pieds carrés hébergera aussi les bureaux de Terra Incognita, le Studio Ex-Centris, Media Principia, la Fondation Daniel Langlois, DigiScreen, les bureaux de Softimage, Inspeck, Pixman, Pixnet et une pléiade d’autres compagnies en nouveaux médias.

2000
Langlois rachète à Don Lobel le Cinéma du Parc, puis Ex-Centris devient le premier complexe cinématographique nord-américain membre de la prestigieuse association Europa Cinémas à peine deux ans plus tard. «Les salles d'Ex-Centris sont les plus belles salles de cinéma au monde», avait alors affirmé Claude Miller au Festival de Cannes.

2002
La même année, Langlois s’associe avec l’Équipe Spectra et Alliance Atlantis au projet de Complexe Spectrum, un vaste complexe de divertissement au centre-ville de Montréal comprenant quatre salles de cinéma, dont l’ouverture est prévue deux ans plus tard. Le projet est mis sur la glace et Langlois se concentre sur les activités du complexe : le Festival du nouveau cinéma, Magnifico, Ciné-Oké, Ciné-Kid et Mutek font les beaux jours d’Ex-Centris et le lieu devient rapidement le refuge des cinéphiles du Québec.

2003
Le réseau de distribution de films numériques DigiScreen voit le jour, mais ses dirigeants peinent à convaincre les propriétaires de salles québécois de l’adopter massivement.

2004
Langlois et Sheila de la Verande, au nom du FNC, répondent à l’appel d’offres de Téléfilm et de la Sodec dans le cadre de l'Appel pour un événement cinématographique à Montréal, offre qui ne sera pas retenue par le comité d’étude. La même année, il crée Digimart, le marché numérique de film et de multimédia, qui sera associé initialement avec le FNC en 2005 avant de voler de ses propres ailes. Langlois s’associe à son tour au nouveau Festival international de films de Montréal (FIFM) de Spectra, qui ne durera qu’une seule édition.

2005
En février, Langlois quitte le FNC avant de fonder avec Robert Lepage la compagnie de production Ex Aequo à Québec afin de réaliser notamment l’adaptation cinématographique de «La trilogie des dragons», un projet qui ne verra jamais le jour. À la fin de l’année, Langlois décide d’arrimer Digimart à la prochaine édition du FNC.

Mais 2005 aura été une année éprouvante au niveau des entrées dans les salles de cinéma d’Ex-Centris et Du Parc, et certains postes sont fusionnés ; la même équipe de programmation s’occupera désormais de l’approvisionnement des films dans les deux cinémas.

Après sept éditions, le mini-festival Magnifico interrompt aussi ses activités annuelles dans le cadre de La Frénésie de la Main, mais on assiste à l’arrivée du festival itinérant Resfest, qui investira Ex-Centris le temps de deux éditions.

2006
Softimage fête ses 20 ans et Terra Incognita met à vendre le Cinéma du Parc, qui sera récupéré par Roland Smith quelques mois plus tard.

2007
En mars, c’est au tour de Digimart de mettre fin à ses activités après deux éditions après avoir contracté un important déficit. Six mois plus tard, la Fondation Daniel Langlois célèbre son 10e anniversaire pendant que le Cinéma Parallèle souffle à son tour ses 40 bougies.

2008
En août dernier, Mark Brennan quittait la direction générale d’Ex-Centris alors que le poste est aboli et que ses fonctions sont partagées entre trois des employés de l’équipe. Pour la première fois en neuf ans, le Festival Mutek quitte également Ex-Centris pour se déployer dans divers lieux de diffusion au centre-ville. Cet automne, le FNC enregistrait le meilleur taux de fréquentation de son histoire, dépassant le cap des 100 000 festivaliers sur l'ensemble de ses sites, dont Ex-Centris.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Cap Nord"


CAP NORD
de Sandrine Rinaldi
2008
Paru dans la revue Séquences

La nuit soul

Une comédie musicale nouveau genre, est-ce possible? On a bien eu Le Bal de Scola, cela fait déjà des lunes, et depuis, que des adaptations de Broadway sans grand intérêt ni grand art comme Chicago ou Mamma Mia! Hormis le Moulin Rouge australien, il faut se tourner vers la France du champ gauche pour nous faire danser les neurones.

Les meilleures valses sont les plus courtes. Cap Nord applique cette logique en 59 minutes bien denses et dansées. Le dispositif n’aurait pas pu tenir bien plus longtemps, d’ailleurs : le film suit un party de bout du monde – la Bretagne, pour être précis – et nous quitte avant de retourner à la maison. Une comédie en terre chtimi, ça ne donne pas que Bienvenue chez les Ch’tis : Sandrine Rinaldi, connue pour ses critiques parues sous le pseudonyme de Camille Nevers aux Cahiers du Cinéma, La Lettre du Cinéma, et quelques chroniques radiophoniques à France Culture, livre un étonnant moyen métrage, à l’hermétisme bon enfant, terriblement accrocheur et souvent très drôle.

Second film après le remarqué Mystification ou l’histoire des portraits en 2005, Cap Nord est un hommage à la Northern Soul, la musique noire façon Motown jouée par des Caucasiens d’Europe du Nord tel que popularisé dans le Commitments d’Alan Parker. Dans une minuscule salle de bal, des jeunes gens ni beaux ni laids, qui semblent tous être amis, se déhanchent inlassablement au son des tubes de Betty Everett, JJ Barnes, The Shalimars, Marva Josie, Dena Barnes, The Metros, The Incredibles, Bobbie Smith, Sam Fletcher, Al Williams et d’autres contagieuses mélodies méconnues. La soirée est l’occasion de partager quelques conversations futiles, flirter tant bien que mal et remettre le compteur social à zéro.

Pendant que la bande-son enchaîne les chansons intégralement et sans pause, la caméra butine quelques discussions forcées à l’élocution staccato livrées sur un ton décalé, créant une poésie absurde et légère, dont on peine à tirer du sens avant que la pièce suivante ne rassemble les convives sur la piste de danse, le temps de chorégraphies tout aussi délibérément douteuses, gracieuseté de la chorégraphe Isabelle Catalan.

Cap Nord est tout entier une affaire de contrastes, de la chaleur des morceaux au décor hideux de buvette paroissiale au huis clos surpeuplé d’un film habité strictement de personnages satellites s’effaçant derrière d’autres figurants une fois leurs répliques balancées. Les dialogues, mélange d’aphorismes de réseautage, de banalités irrécupérables et de paroles de chansons traduites littéralement hors contexte («Il n’y a pas de montagne assez haute, ni de rivière assez profonde»), luttent pour s’imposer au-delà de la musique omniprésente, le seul réel ciment social derrière lequel semblent cohabiter les personnages.

De la comédie musicale à l’américaine, Rinaldi a retenu les danses, décomposées dans des mouvements parfois synchronisés, souvent chaotiques, réduites à leur expression fonctionnelle sur le terrain de jeu d’une convention intemporelle, celle du rut organisé et consentant de jeunes adultes plus enclins à se dégourdir les jambes que le cœur.

Certains critiques ont osé des rapprochements entre Cap Nord et Mods, un des plus récents films de Serge Bozon, dans lequel des jeunes vivaient leurs incertitudes au son d’un bruyant rock de garage ; on remarque également des affinités entre la méthode Rinaldi et celle d’Eugène Green, particulièrement dans Le monde vivant ou Le Pont des Arts, critique sociale en sourdine. En comparaison, la cosmogonie que propose la cinéaste est à son tour hermétique à notre réel aléatoire et désordonné, n’existant que pour la pose, le rythme ou la réplique conçus pour alimenter non pas un quelconque récit, mais bien une mécanique du loisir, une sorte de sémiologie vivante et mise à plat d’un phénomène qu’on croirait presque forain.

Cette proposition saugrenue et minutieuse ne peut que nous basculer dans un état de songe éveillé, ne serait-ce qu’avec son irrésistible vent de nostalgie. Car Cap Nord parvient à fixer en images le temps zéro des plaisirs nocturnes, celui des partys passés et à venir, peuplés de figures familières et de nouvelles flammes, nourris par l’espoir toujours insatiable de faire éclore à nouveau le germe de l’insouciance et le vertige des conquêtes passagères, celui qui va même nous pousser à fréquenter les rassemblements les moins invitants, les lieux claustrophobes et les gentes indésirables.

En cela, Rinaldi réussit tout à fait son pari : embarquer le spectateur dans des réjouissances auxquelles il n’a pas été invité et l’ouvrir à des étrangers qu’il n’aura pas le temps de connaître avant de le renvoyer à sa réalité une fois que le phonogramme se sera tu, content d’avoir retrouvé le soleil du petit matin et le souvenir ressassé de ses dérapes les plus mémorables tout en ayant fait le plein d’airs intemporels susceptibles d’alimenter les nombreuses bringues à venir.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "The Times of Harvey Milk"


THE TIMES OF HARVEY MILK
de Rob Epstein
1984
Paru dans la revue Séquences

Le gay pouvoir

La sortie du biopic que parvint à réaliser Gus van Sant sur le militant gay Harvey Milk après une vingtaine d’années d’efforts a fait redécouvrir un personnage plus grand que nature 30 ans après son assassinat. Pour tous les éloges dûment mérités que cette fiction obtient aujourd’hui, on ne doit pas oublier pour autant le travail de défrichage qu’a constitué The Times of Harvey Milk, l’illustre documentaire que Rob Epstein réalisa il y a 25 ans, moins de cinq années après la brutale disparition du premier élu américain ouvertement gay.

Considéré comme l’un des documentaires les plus importants des années 1980 avec The Thin Blue Line, Stop Making Sense et Roger & Me, The Times of Harvey Milk a tout de la biographie chronologique classique parsemée de témoignages de proches captés a posteriori. Si le film fonctionne aussi facilement – tout comme son successeur de 2008 – c’est en grande partie grâce au destin et au charisme du principal concerné, sorte de Norma Rae de la frange homosexuelle, doublé d’une figure de martyr à l’humour intelligent, au ton posé et au sens de la justice toutes couleurs unies.

Il demeure aussi terrifiant de se rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, les forces de la droite politique de la première nation du monde libre prenaient toutes les dispositions nécessaires pour stigmatiser les homosexuels des sphères d’influence, de l’éducation à l’exercice du pouvoir. Milk, comme son tombeur Dan White, sont les archétypes d’une époque flamboyante où le podium n’était jamais loin du bûcher.

Epstein, qui s’est fait connaître avec The Celluloid Closet 15 ans plus tard, manifeste une retenue considérable pour évoquer une période explosive, à l’instar de la narration de l’inimitable Harvey Fierstein (Torch Song Trilogy), empreinte d’une sobriété presque funéraire, conférant à l’ascension de Milk des airs d’homélie.

Lui-même conscient de son probable assassinat, Milk avait enregistré des ‘confessions’ sur bande audio, mettant à nu ses ambitions, sa lucidité face à ses contemporains et sa dure bataille contre l’hostilité de la majorité sexuelle. Avec le recul, il semble aujourd’hui impossible de séparer l’homme de sa quête, du San Francisco des années disco, de la Californie de la Proposition 6 (qui interdisait aux gays d’enseigner dans les écoles publiques) et des débuts de la politisation du mouvement homosexuel aux Etats-Unis. Le timing de Milk a aussi à voir sur son destin que sa personnalité ou sa propension à saisir les opportunités médiatiques, car au-delà de son orientation sexuelle, Milk reste un orateur hors pair, un rassembleur charismatique doublé d’un stratège futé et d’un indécrottable optimiste.

S’il utilisera son influence pour faire valoir le poids économique des gays, Milk en fera de même pour défendre les droits de la personne comme les revendications des minorités économiques, et à cet égard les films d’Epstein et van Sant en viennent à se compléter afin d’enrichir le portrait d’une figure de la marge répondant malgré tout à l’archétype américain du militant voué à la cause de l’homme de la rue. Alors que The Times of Harvey Milk ne met jamais en question les moyens employés par le Maire de Castro Street pour saisir au passage le pouvoir en dehors de ses stricts desseins politiques, Milk nuance certaines envolées de l’orateur, qui demande à ses fidèles de sortir du placard partout où ils vont alors qu’il a lui-même longtemps conservé son intimité à l’abri du jugement des masses.

Bien que le documentaire d’Epstein fasse la part belle aux archives et aux images d’époque, van Sant a poursuiit son dégraissage du biopic moderne en mettant plutôt de l’avant le véritable travail de séduction auquel Milk a dû se plier pour se rendre crédible à la fois face aux retraités, aux syndiqués, à la plupart des élus de sa municipalité, aux Noirs, aux Latinos et aux hippies comme, d’une certaine façon, à ses détracteurs.

D’autre part, la sortie du film d’Epstein survenue deux ans avant que Dan White, le meurtrier de Milk et du maire George Moscone, soit relâché de prison et n’exécute son suicide, n’a pas permis de boucler la boucle sur ce personnage paradoxal, que van Sant et son scénariste Lance Dustin Black vont jusqu’à soupçonner ouvertement dans leur fiction la probable homosexualité du collègue de Milk en dépit de sa morale conservatrice et de ses prises de position publiques contre l’indécence de la parade de la fierté gay.

On pourra bouder le film à cause de son inclinaison à laisser les opinions des proches du sujet à propos du procès de White prendre le dessus sur l’objectivité que pareille sentence appelait, mais au risque de manquer une véritable leçon d’histoire et de politique américaines, doublée du portrait mécanique mais consciencieux d’un homme simple, au train-train quasi banal, mais dont les injustices de son époque le convaincront de consacrer sa vie à l’inclusion et à monter au front.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Man on Wire"


MAN ON WIRE
de James Marsh
2008
Paru dans la revue Séquences

Après avoir fouillé une Amérique de misère dans Wisconsin Death Trip, l’Anglais James Marsh survole les hauteurs de Manhattan avec son documentaire consacré aux exploits du Français Philippe Petit, le funambule ayant conquis de manière parfaitement illégale les tours du World Trade Center de New York en 1974. À la manière d’un thriller, Man on Wire reconstitue avec une étonnante quantité d’archives photographiques et vidéo cet exploit hors du commun, qui relève autant de la performance digne du Livre des records Guinness que du ‘terrorisme’ artistique.

Au-delà d’un fait d’arme qui ne pourrait plus être reproduit aujourd’hui, Marsh tire profit de la personnalité intrigante d’une sorte de gourou verbo-moteur au service du beau et du bonheur, et dévoile au grand jour un art méconnu, le funambulisme, habituellement confiné aux cirques entre l’homme-canon et les cerceaux enflammés. On se dit que l’homme n’aurait pu sévir que durant les années Nixon, à voir ainsi sa cour baba-cool faire autant des pieds et des mains pour l’aider à concrétiser ses rêves et faire de cette pratique une apothéose de l’éphémère.

Tiré de l’autobiographie « To Reach the Clouds » publiée récemment par Petit, Man on Wire opte une facture un brin mécanique qui réfrène parfois l’élan poétique qu’a tenté d’insuffler le clan Petit dans leur démarche. En dépit de ses talents manifestes de conteurs et sa gestuelle fort évocatrice, l’omniprésence de Petit dans le film, imposée par le funambule aux producteurs lors des négociations des droits d’adaptation, amplifie davantage l’ego d’un passionné du vide dont l’emprise (passée) sur ses acolytes, qui ont tous accepter de comparaître devant la caméra de Marsh, et leur éventuelle distanciation avec lui, laisse le spectateur dubitatif quant à l’implosion immédiate du gang une fois accomplie la bravade new-yorkaise.

Ultimement, le spectaculaire l’emporte sur le cinéma, et on s’étonne que les archives inédites parviennent à procurer les frissons et l’extase recherchés bien plus que les interventions narratives du réalisateur.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "La frontière de l’aube"


LA FRONTIÈRE DE L'AUBE
de Philippe Garrel
2008
Paru dans la revue Séquences

1968-2008 : le cimetière des amours affranchis

16 longs métrages après ses débuts, Philippe Garrel a accédé à la compétition du Festival de Cannes l’an dernier avec La frontière de l’aube, lui, pourtant un régulier à la Mostra de Venise depuis sa consécration avec J’entends plus la guitare en 1990. L’éternel soixante-huitard se la joue toujours rétro et spectral; comment faire autrement si la vie n’est qu’un vieux film au grichage rassurant?

À quelques détails près, La frontière de l’aube se lève là où Les amants réguliers s’assoupissait. On reprend le même acteur principal (Louis Garrel, fils du cinéaste, dont le personnage se nomme à nouveau François), le même noir et blanc vintage gracieuseté du vétéran William Lubtchansky, puis la même horde de bohèmes parisiens épris d’absolu et ça donne une fausse suite complètement raccord, l’objectif dans le rétroviseur, ressuscitant le fantôme du Docteur Mabuse de Lang et la poésie des films de Jean Cocteau.

Mais tandis ses amants réguliers se parfumaient à la naphtaline et aux lacrymogènes des soulèvements de mai 1968, son nouveau film se déroule fenêtres ouvertes et respire la récréation. L’histoire, vieille comme l’amour, précipite une star éprise d’elle-même à s’enlever la vie quand sa passion pour un éphèbe photographe s’éteint par orgueil. Le ragazzo aura beau tenter d’étouffer le souvenir de la défunte dans les bras d’une fille d’illustre famille, le fantôme de sa liberté ne l’empêche pas moins d’envisager la mort pour retrouver sa flamme.

Inspiré par la nouvelle « Spirite » de Théophile Gautier, Garrel décline une fois de plus ce qui anime tout son cinéma : l’absolu comme unique repère moral, le jusqu’au-boutisme des émotions et des convictions, le fétichisme du plan, la mort des illusions. Les personnages sont voués au malheur, à la déception, et le monde idéalisé qu’ils connaissent – sans âge, monochrome, consciemment déluré – est condamné à péril à son tour avec eux.

Après nous, le déluge : le progrès social, matériel et passionnel demeurent pour Garrel d’effrayantes utopies, et le statu quo, une impasse inévitable. Reste le refuge du monde immatériel, où se vautre Carole, et sa damnation toute romantique, ô combien plus séduisante que l’asservissement de la vieillesse et du devoir de l’espèce, ou, pire encore, du « bonheur bourgeois », comme le fait remarquer à François son meilleur ami à la veille d’unir sa vie à celle de la sage Eve, le reflet inverse de Carole.

Nouvellement venu dans l’univers de Garrel, le producteur Edouard Weil (Quand j’étais chanteur, deux des récents Olivier Assayas) n’a pas tenté de faire fléchir la manière Garrel vers de nouveaux horizons, même si l’humour est plus présent qu’à l’accoutumée, presque auto-dérisoire, ce qui n’empêchent pas les références aux camps nazis, à la « révolution sans une goutte de sang » et aux antisémites de jaillir un peu partout dans le film comme de stridentes apparitions incontrôlables durant une romance lovée jusque là dans le feutre et l’orfèvrerie. Car malgré lui, tout ce qui entoure François, être plutôt mou et nonchalant, est politique; mais comme Carole, il ne veut pas choisir, et encore moins se laisser imposer un amour naissant ou qui s’essouffle. Dans cette optique, le « m’aimeras-tu toujours, même si je deviens folle? » du début n’est pas, pour une fois, à prendre à la légère; il est prémonitoire d’un appel de l’éternité et des souffrances du désir fusionnel dissous dans le quotidien et la jalousie.

Revenant contrecarrer les plans de Garrel pour la première fois en trente ans – il était du générique de L’enfant secret en 1979 – le violon de Didier Lockwood résonne à nouveau dans La frontière de l’aube tel un contrepoint sur l’ambiance générale du film, détournant l’oreille à la veille d’une tragédie qu’elle ne saurait laisser effectivement présager. À une image atechnologique de la réalité courante, Garrel oppose à son tour une bande son riche en bricolages pré-numériques avec ses sons ambiants pas raccords lors des champ / contre-champ et les craquements amplifiés des moindres planchers, portes, tables et autres accessoires vieillots.

Autobiographique, le film l’est aussi, comme l’indique la scène des électrochocs subis par Carole, rappel de l’internement de Garrel durant le tournage de La cicatrice intérieure, ou encore la présence du fils du cinéaste comme son fantôme et son double à l’écran. Le cinéma de Guy Maddin, autre esprit réincarné d’une autre époque, vient inévitablement à l’esprit, avec son fort coefficient de sublimation d’une vérité si personnelle qu’elle prend rapidement l’allure d’un souvenir de plus en plus éloigné de sa réalité initiale à force de vouloir l’épurer, voire le revivre sans cesse.

© Charles-Stéphane Roy 2009

Critique "Derrière moi"


DERRIÈRE MOI
de Rafaël Ouellet
2008
Paru dans la revue Séquences

La vie devant elles

Intrigante virée, en porte-à-faux avec le film d’ados, le suspense, le docudrame, le ‘high concept’ et le socio-réalisme, Derrière moi, la première incursion du touche-à-tout Rafaël Ouellet dans le long métrage subventionné, propose une amorce accrocheuse, mais dont les effets s’essoufflent rapidement.

À peu de choses près, Derrière moi prend le relais du Cèdre penché, l’autoproduction qui a mis Ouellet sur la mappemonde cinéma, au Québec comme à l’étranger (Shanghaï, Mannheim, entre autres). Le village de Dégelis (Bas-Saint-Laurent), une caméra à l’épaule, un générique minceur, deux jeunes filles qui s’apprivoisent, l’appel de la grande ville : l’inspiration de Ouellet semble déjà balisée entre une manière et un décor familiers, aux possibilités vivifiantes – ses deux prochains projets, New Denmark et Camions, prendront également racine dans ce terreau-là.

La promesse de Derrière moi, c’est celle d’un cinéaste en labourage de son art, avec l’expérience du clippeur et la cinéphilie à la clé. Reprenant la formule du tandem féminin, Ouellet retient cette fois ses comédiennes en bride, avec des scènes et des dialogues plus écrits, afin de s’assurer de mener son récit, plus classique qu’auparavant, à une surprise finale sur laquelle repose tout entière la causalité de son film.

Moins opaques qu’elles ne semblent, les intentions de Betty, qui débarque dans un petit village après neuf heures d’autoroute, planent sur l’ensemble de ses rencontres, apparemment fortuites, avec quelques adolescentes à peine plus jeunes qu’elle. Avec ses verres fumés grand format, ses tenues sombres et sa désinvolture intéressée, Betty jure avec la faune locale comme une mante religieuse en mission. L’intérêt du film, on le ressent d’emblée, n’est donc pas de savoir comment sa ballade se terminera (le doute est immédiat), mais de découvrir quand, comment et surtout avec qui l’inévitable se produira.

Le sort se jette rapidement sur Léa, l’incarnation même de l’ingénue, et sa féminité inévitable – Betty ne pourra pas elle-même s’empêcher de lui témoigner son impressionnante beauté à quelques occasions. Mais aussi photogénique soit-elle, la vie de village à 14 ans, coincée chez une grand-mère à travailler à temps partiel dans une cantine, n’est pas la plus propice pour réaliser son potentiel ou même seulement ses envies. Si Léa vivra éventuellement la frénésie des premières fois – le premier baiser, le premier trip de drogue, la première fugue – par l’entremise de Betty, elle recherche avant tout la présence d’une complice, d’une confidente et d’une sorte de mentor, non pas par manque de frissons, mais plutôt par peur de paraître bêtement coincée.

Derrière moi s’applique par la suite à respecter une logique étapiste pour faire basculer Léa de l’autre côté du miroir, elle qui s’appliquera à être et faire comme Betty. En plus de démontrer une authentique assurance à dépeindre avec peu d’images et d’explications un milieu dans lequel doivent fleurir nombre de jeunes filles comme Léa, le cinéaste parvient à instaurer une dynamique bien concrète entre l’idole et sa disciple; à cet égard, il n’est pas surprenant que les scènes les plus justes du film soient celles durant lesquelles les deux personnages s’examinent l’une et l’autre de leur côté, opérant plus d’une fois le jeu du transfert d’attitude et de personnalité (Betty doit se mettre au niveau de Léa pour gagner sa confiance, et vice-versa).

Pourtant, à l’image de Betty, quelque chose cloche dans le film pour que le charme n’opère vraiment, ce quelque chose qui emmènerait le spectateur à accepter de se faire manipuler à son tour par la séductrice, ou, mieux encore, de vouloir s’enfuir plutôt que d’accompagner l’agneau à l’abattoir. D’une part, le jeu approximatif des comédiennes ne pardonne pas et transforme les dialogues en récitations parfois scolaires, un irritant majeur alors que chaque réplique est vitale dans l’exécution minutieuse de n’importe quel jeu de persuasion. De l’autre, les personnages sont par trop rectilignes pour se soucier réellement de leur sort.

Enfin, la réalisation du film, bien qu’elle propose des compositions bienvenues par moments, balance trop souvent entre l’exploration formelle et la fidélité à la relation qui se transforme sous nos yeux pour accoucher d’un résultat réellement implacable comme le commande ce genre d’histoire. Que ce soit par souci d’économie ou d’indépendance éditoriale, Ouellet a misé gros en prenant seul à son compte l’écriture, la réalisation, le montage et la caméra (malgré que Pascal L’Heureux soit aussi crédité à ce département), alors que la direction d’acteurs aurait normalement dû occuper une place prépondérante dans son cahier de charges. Film d’auteur à 100 %, Derrière moi ne donne pas moins l’impression que le résultat ne surpasse jamais les promesses de sa prémisse, aussi béton soit-elle.

© Charles-Stéphane Roy 2009