lundi 16 mars 2009

Critique "Cap Nord"


CAP NORD
de Sandrine Rinaldi
2008
Paru dans la revue Séquences

La nuit soul

Une comédie musicale nouveau genre, est-ce possible? On a bien eu Le Bal de Scola, cela fait déjà des lunes, et depuis, que des adaptations de Broadway sans grand intérêt ni grand art comme Chicago ou Mamma Mia! Hormis le Moulin Rouge australien, il faut se tourner vers la France du champ gauche pour nous faire danser les neurones.

Les meilleures valses sont les plus courtes. Cap Nord applique cette logique en 59 minutes bien denses et dansées. Le dispositif n’aurait pas pu tenir bien plus longtemps, d’ailleurs : le film suit un party de bout du monde – la Bretagne, pour être précis – et nous quitte avant de retourner à la maison. Une comédie en terre chtimi, ça ne donne pas que Bienvenue chez les Ch’tis : Sandrine Rinaldi, connue pour ses critiques parues sous le pseudonyme de Camille Nevers aux Cahiers du Cinéma, La Lettre du Cinéma, et quelques chroniques radiophoniques à France Culture, livre un étonnant moyen métrage, à l’hermétisme bon enfant, terriblement accrocheur et souvent très drôle.

Second film après le remarqué Mystification ou l’histoire des portraits en 2005, Cap Nord est un hommage à la Northern Soul, la musique noire façon Motown jouée par des Caucasiens d’Europe du Nord tel que popularisé dans le Commitments d’Alan Parker. Dans une minuscule salle de bal, des jeunes gens ni beaux ni laids, qui semblent tous être amis, se déhanchent inlassablement au son des tubes de Betty Everett, JJ Barnes, The Shalimars, Marva Josie, Dena Barnes, The Metros, The Incredibles, Bobbie Smith, Sam Fletcher, Al Williams et d’autres contagieuses mélodies méconnues. La soirée est l’occasion de partager quelques conversations futiles, flirter tant bien que mal et remettre le compteur social à zéro.

Pendant que la bande-son enchaîne les chansons intégralement et sans pause, la caméra butine quelques discussions forcées à l’élocution staccato livrées sur un ton décalé, créant une poésie absurde et légère, dont on peine à tirer du sens avant que la pièce suivante ne rassemble les convives sur la piste de danse, le temps de chorégraphies tout aussi délibérément douteuses, gracieuseté de la chorégraphe Isabelle Catalan.

Cap Nord est tout entier une affaire de contrastes, de la chaleur des morceaux au décor hideux de buvette paroissiale au huis clos surpeuplé d’un film habité strictement de personnages satellites s’effaçant derrière d’autres figurants une fois leurs répliques balancées. Les dialogues, mélange d’aphorismes de réseautage, de banalités irrécupérables et de paroles de chansons traduites littéralement hors contexte («Il n’y a pas de montagne assez haute, ni de rivière assez profonde»), luttent pour s’imposer au-delà de la musique omniprésente, le seul réel ciment social derrière lequel semblent cohabiter les personnages.

De la comédie musicale à l’américaine, Rinaldi a retenu les danses, décomposées dans des mouvements parfois synchronisés, souvent chaotiques, réduites à leur expression fonctionnelle sur le terrain de jeu d’une convention intemporelle, celle du rut organisé et consentant de jeunes adultes plus enclins à se dégourdir les jambes que le cœur.

Certains critiques ont osé des rapprochements entre Cap Nord et Mods, un des plus récents films de Serge Bozon, dans lequel des jeunes vivaient leurs incertitudes au son d’un bruyant rock de garage ; on remarque également des affinités entre la méthode Rinaldi et celle d’Eugène Green, particulièrement dans Le monde vivant ou Le Pont des Arts, critique sociale en sourdine. En comparaison, la cosmogonie que propose la cinéaste est à son tour hermétique à notre réel aléatoire et désordonné, n’existant que pour la pose, le rythme ou la réplique conçus pour alimenter non pas un quelconque récit, mais bien une mécanique du loisir, une sorte de sémiologie vivante et mise à plat d’un phénomène qu’on croirait presque forain.

Cette proposition saugrenue et minutieuse ne peut que nous basculer dans un état de songe éveillé, ne serait-ce qu’avec son irrésistible vent de nostalgie. Car Cap Nord parvient à fixer en images le temps zéro des plaisirs nocturnes, celui des partys passés et à venir, peuplés de figures familières et de nouvelles flammes, nourris par l’espoir toujours insatiable de faire éclore à nouveau le germe de l’insouciance et le vertige des conquêtes passagères, celui qui va même nous pousser à fréquenter les rassemblements les moins invitants, les lieux claustrophobes et les gentes indésirables.

En cela, Rinaldi réussit tout à fait son pari : embarquer le spectateur dans des réjouissances auxquelles il n’a pas été invité et l’ouvrir à des étrangers qu’il n’aura pas le temps de connaître avant de le renvoyer à sa réalité une fois que le phonogramme se sera tu, content d’avoir retrouvé le soleil du petit matin et le souvenir ressassé de ses dérapes les plus mémorables tout en ayant fait le plein d’airs intemporels susceptibles d’alimenter les nombreuses bringues à venir.

© Charles-Stéphane Roy 2009