jeudi 8 janvier 2009
Critique "Capitaine Achab"
CAPITAINE ACHAB
de Philippe Ramos
Paru dans la revue Séquences
2008
Nantucket revisited
Les coproductions entre la France et la Suède sont rares et toujours intrigantes. Lorsqu’il est question d’une adaptation déglinguée du mythique « Moby Dick » de Melville selon le point de vue du capitaine, on porte d’autant plus attention. Et si le 2e long métrage du Français Philippe Ramos malmène plusieurs chasses gardées au passage, grand bien lui fasse.
Révérée chez les lycéens européens comme un classique de la jeune littérature américaine, le destin du cachalot géant du Massachusetts fait partie de ces aventures plus grandes que nature dont le cinéma (surtout états-unien) a tiré profit comme un puit de pétrole sans fond. Malgré cela, peu de Français ont osé adapter au grand écran les œuvres de l’Oncle Sam, ne serait-ce que par la vertigineuse richesse de leur propre patrimoine.
Après un premier long métrage demeuré confidentiel (Adieu pays, 2003), Philippe Ramos s’est convaincu de pouvoir dompter le monstre yankee à sa manière par l’humour et les fulgurances visuelles. Et ça fonctionne : le décalage culturel se fait tout en douceur, porté par une syntaxe allergique aux épanchements, telle un chapelet de bulles dramatiques s’enchaînant avec juste ce qu’il faut d’entrain et de sobriété. À ce titre, Capitaine Achab a plus à voir avec Jean Vigo, René Clair ou Guy Maddin que la théâtralité historique d’un Éric Rohmer ou les délires à la Michel Gondry.
Inversement proportionnel aux dérapages interculturels dans laquelle l’Américaine Sofia Coppola embourba son Marie-Antoinette, l’appropriation du « Moby Dick » par Ramos s’effectue par refocalisation du récit. Exit Ismaël, le candide personnage central de Melville. Comme son titre l’indique, c’est le capitaine Achab qui mène ici l’action, du berceau jusqu’à son triomphe en mer à la tête de l’équipage du Pequod.
Le film est divisé en cinq parties évoquant le picaresque de l’odyssée d’Achab, de la mort de son père et son insistance à le tenir loin des bateaux de pêche, à sa dérive juvénile sur une rivière et sa rencontre avec des bandits de petit chemin, puis la rancœur qu’éprouvent sa tante et son mari lors de son bref séjour chez eux, son amour pour Anna et sa relation avec Starbuck.
Le passé d’Achab, monté de toute pièce par Ramos, fait l’objet de scènes brèves et évocatrices, où le cinéma reprend ses droits sur la littérature. Avec force détails visuels, ellipses et contrepoints sonores, le cinéaste recrée et s’invente un monde entier, une Amérique française avec des paysages scandinaves plaqués sur une trame sonore alternant entrefilets baroque et complaintes de Mazzy Star, tirant partie de la puissance d’évocation d’éléments épars pour imposer une poésie inédite dans le cinéma narrativement empoté que privilégie la plupart de ses compatriotes.
Cette particularité stylistique est d’autant plus personnelle que Ramos a supervisé lui-même le montage et la création des décors, seule avenue possible pour s’assurer de ne pas trahir davantage à l’écran le budget estropié de sa saga et son Nantucket de toc.
Les puristes en seront quitte pour une claque, les profanes aussi, tant le résultat est « désarmant de simplicité », comme disent les Anglais. Le pari, tout à fait impressionnant, de raconter l’homme derrière la baleine, le capitaine sous la pêche miraculeuse, en plus de constituer une économie de production, permet de déconstruire la légende pour mieux élaborer, épisode par épisode, le paysage mental d’un homme mieux connu pour son caractère obsessionnel et son physique frappant. L’affrontement marin devient ainsi d’autant plus anecdotique dans le film qu’il était le paroxysme du roman original, un choix cohérent, qui n’empêchera toutefois pas les fans du livre de rester sur leur faim ou tout simplement perplexes.
D’un narrateur à l’autre, l’enfant Achab deviendra un homme à la fierté redoutable, prédateur pour ses proies comme ses proches ; d’une manière assez naturelle et progressive, le capitaine se transforme en ogre des mers assoiffée par le statut de légende qui lui pend au bout du nez.
Denis Lavant était tout indiqué pour incarner ce monstre à la patte émaillée, bien que ce rôle ne soit pas son plus physique pour autant. Par les apparitions toutes étudiées et pourtant évanescentes du reste de la distribution – Jacques Bonnaffé, Dominique Blanc et le chanteur Katerine collent à l’esprit, il devient clair que Ramos a su mettre ses acteurs au service de personnages échappés à leur port linguistique d’origine sans que jamais on ait l’impression d’une relecture hors-contexte.
D’un hommage culotté au roman de Melville (auquel le cinéaste voue un culte avoué), Ramos a surtout fait de Capitaine Achab une ode à l’art de raconter et une invitation à emprunter toutes les libertés voulues pour donner un nouveau souffle à une histoire universelle.
© 2008 Charles-Stéphane Roy